une cassure dans le monde du travail, Daewoo

une expérience théâtre et littérature



 le dossier original de Daewoo sur Tiers Livre (je laisse en l’état pour témoignage de ce qu’était mon site en 2004)
 Daewoo est actuellement traduit en coréen, chinois, italien (mais non publié)
 ci-dessous les 3 premiers chapitres du livre – version poche chez Amazon lien ci-dessous, version numérique révisée et augmentée ci-dessus.
 images Daewoo en haut de page Jérôme Schlomoff © Label Impatience, Fameck, 2003

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Daewoo Fameck, l’usine


Refuser. Faire face à l’effacement même.

Pourquoi appeler roman un livre quand on voudrait qu’il émane de cette présence si étonnante parfois de toutes choses, là devant un portail ouvert mais qu’on ne peut franchir, le silence approximatif des bords de ville un instant tenu à distance, et que la nudité crue de cet endroit précis du monde on voudrait qu’elle sauve ce que béton et ciment ici enclosent, pour vous qui n’êtes là qu’en passager, en témoin ?

Signes discrets pourtant et opaques, rien que d’ordinaire. L’arrangement rectangulaire des murs en bleu et gris presque abstrait, comme l’avancée futuriste aux vitres réfléchissantes pour abriter qui les dirige et administre, et ce type de la sécurité qui se met debout derrière son guichet pour montrer qu’il vous a repéré, que nul ici n’a raison d’attendre et d’observer. Vouloir croire que tout cela qui est muet va dans un instant hurler, que l’histoire ailleurs déjà a repris et qu’on ferait mieux de suivre, plutôt que revenir ici côté des vaincus.

Rien. Le grillage au long de la quatre-voies, sur un trottoir sans bitume, tandis que des camions aux lourdes remorques isothermes (Renault Magnum, Mercedes Actros, Volvo FH12 ou Daf XF, la litanie des marques et types que vous n’avez jamais su empêcher de vous traverser la tête) vous frôlent au passage, assourdissants. Croire que la vieille magie de raconter des histoires, si cela ne change rien à ce qui demeure, de l’autre côté du grillage, fixe et irréversible, et négligé désormais de tous les camions du monde, lequel se moque aussi des romans, vous permettrait d’honorer jusqu’en ce lieu cette si vieille tension des choses qui se taisent et des mots qui les cherchent, tandis que vous voudriez pour vous-même qu’un peu de solidité ou de sens encore en provienne ?

Au lieu de quoi vous marchez encore. Un rond-point (ils disent giratoire, mais le mot n’est pas convaincant), de l’herbe mitée et un parking sous des enseignes déteintes. Au lieu de quoi c’est un arrêt de bus sans personne qu’une silhouette alourdie traînant des sacs de supermarché. Ou cette feuille de journal que le vent vous porte jusqu’aux pieds (on s’en souvient pour l’avoir immobilisée un instant du pied, et laissée repartir), la peinture intacte du grillage, les lettres de l’ancien nom encore visibles sur le mur bas, et même à ce moment-là un avion de tourisme dans le ciel, un souffle bref dans les arbres, un reflet mauve qui faisait des immeuble à l’arrière-plan une géométrie très pure qu’on aurait suivie du doigt.

Et encore une fois, à votre second ou troisième ou cinquième voyage, alors qu’on vous raccompagne à l’ascenseur d’un de ces immeubles qui émergent des herbes derrière le rond-point, on vous retient comme d’attraper une dernière fois la main serrée : « Voilà comment ça s’est passé, et c’est bien que ce soit dit. » Et qu’on en serait presque effrayé, parce que ce qu’on cherchait on s’imaginait ne le vouloir que pour soi-même.

Effacement : parce que tout ici, en apparence, continuait comme avant, simplement.

À chaque voyage c’était mon rituel, s’arrêter d’abord devant ce portail de l’usine, mais où le vigile maintenant faisait signe qu’on ne passe pas, et chercher ce qui sinon avait changé, de ces lieux et architectures dont rien jamais ne peut changer, dans cette normalisation devenue comme une marque du monde. De Daewoo, la première fois que j’étais venu sous le nom découpant fièrement le ciel, d’abord je disposais de quoi : une photo de journal, un instant de télévision avec ce même bâtiment maintenant devant moi identique à tant d’autres, et trois secondes d’un intérieur entrevu avec des machines, l’image d’un feu de palettes en travers du portail puis évidemment un visage qui parle en gros plan mais ces mots de télévision et de journaux on les reconnaît d’avance à mesure qu’ils sont dits. Ce qu’on pense à chaud porte peu de l’énigme qu’obscurément on affronte. La multiplicité galopante de ces faits : une société laisse s’effondrer des pans entiers de ce qui, pour celles et ceux qui le vivent, représente l’essentiel et cela vous vous cerne, sape ce qu’on revendique pour soi-même, ses enfants et ses proches, de destin à construire, d’aventure à guider où la vieille tâche d’homme signifie. Des fractures courent la surface du monde réel et la délitent.

Alors convoquer cette diffraction des langages, des visages, des signes qu’on a, toutes ces semaines, accumulée. Les déclarations, les reportages, les rapports. Les chiffres et les commentaires. Les mots à voix posée et propres des puissants, mots civilisés du geste qui écarte de l’égalité ses semblables et ne l’est pas, le geste, civilisé. Et les mots de ceux qui ensuite n’en peuvent mais, entre reclassement et chômage, jusqu’à ces pauvres inscriptions de la ville, qui tâche de tenir après le coup, ni l’auto-école L’Avenir ni Ongles 2000 n’ayant changé leur enseigne. Toutes choses ici vues gardant lien à ce qu’on a chez soi sur sa table, aux courses du samedi, à la voiture ou l’avion qui vous transporte, aux visages devant le portail à la sortie de l’école, et le chemin qu’on cherche à y remblayer pour soi-même. Les objets qu’on fabriquait ici sont de banale présence dans nos cuisines et nos chambres, derrière les fenêtres allumées qu’on aperçoit de la voiture, le soir en rentrant depuis la gare. Y aurait-il dans la surface ordinaire à nous tous laissée en partage des points d’éruption pour gisements de colère, et ailleurs des îlots où marcher sans rien entendre que le bruit d’un danger lointain, dont nous serions à l’abri ? Il suffisait d’arrêter la voiture et marcher cent mètres à pied, soudain ce qu’on a reçu par les images et les mots des journaux bute dans la réalité immédiate, où nous n’avons plus de mots ni d’images ni plus rien de certain : deux kilomètres de voie rapide après la bretelle d’autoroute et dès le rond-point les indications centre-ville et zone industrielle fléchées mais même pas besoin, le nom de l’usine dans le ciel en gros flottait encore sur le bâtiment bleu en contrebas. On la longeait par l’arrière, l’usine, au long de grillages (ces hauts grillages réservés dirait-on aux bords de ville, les fabricants de clôtures ont fait avec eux pour nos écoles et entrepôts belle fortune). Un parking bitumé avec un camion accolé au quai de déchargement et, derrière, des pans battant de nylon opaque. Cette première fois le portail était ouvert, cela s’était fait sans intention : des voitures étaient garées là, j’ai mis la mienne à côté. J’avais dans mon cartable l’ordinateur et je l’avais pris avant d’entrer, ce qui faisait évidemment plus sérieux qu’un vague type à lunettes, les mains dans les poches. Les vigiles, dans le bureau vitré, ne m’ont demandé qu’en sortant ce que j’étais venu faire, et moi j’avais fait connaissance avec Daewoo.

Effacement : parce que ce qui transperce l’actualité, séparant ou brisant ce qui était établi de façon stable entre les hommes et les choses, a disparu sans suffisant examen préalable des conséquences.

Finalement, on appelle roman un livre parce qu’on a marché un matin dans ce hall où tout, charpente, sol et lignes était redevenu géométrie pure (j’y reviendrai le déménagement fini, après la vente aux enchères, et cette dernière fois ce jour-ci tandis que le nouveau propriétaire s’installait, et que les vigiles m’avaient refoulé), et le territoire arpenté, les visages et les voix, les produire est ce roman. Ils appellent le récit parce que le réel de lui-même n’en produit pas les liens, qu’il faut passer par cette irritation ou cette retenue dans une voix, partir en quête d’un prénom parfois juste évoqué, et qu’on a griffonné dans le carnet noir. Les noms de ceux qui ne sont plus, comme autant d’appels d’ombre. La masse que cela supposait de figurer, reconstruire : il n’y a littérature que par le secret tenu.

Refuser l’effacement : en te retournant, tu voyais le panneau indiquant la zone industrielle avec pour icône des toits en triangle sous une cheminée fumante – beau temps que la vie moderne avait évincé cela aussi.

 

Daewoo en Lorraine, repères


Le bâtiment bleu était vide, l’usine avait changé de nom, et tant pis pour les hommes et femmes qu’on en avait rejeté, rendez-vous à prendre à la cellule de reclassement, qui ne reclasserait pas grand monde (j’écris en mars 2004 : sa mission, entamée il y a quinze mois, s’est terminée il y a trois mois et toujours pas de chiffres accessibles).

Les licenciements continuent, et s’il s’agit d’entreprises – leur saint nom d’entreprise – de moins de cinquante personnes on ne les dénombre même pas. À Fameck le bâtiment bleu est toujours là, pimpant dans son grillage blanc, et l’état des voitures sur les parkings de la ville témoigne de la santé générale du reste du monde : pas brillant. Mais les fractures graves qui courent aujourd’hui la surface du vieux monde ne délivrent pas si facilement les signes qui la rendent manifeste.

Les trois usines Daewoo sont presque en ligne droite, sur la route à quatre voies qui relie Metz et Thionville au Luxembourg via Longwy, à travers la vallée de la Fensch, autrefois ponctuée des grandes aciéries et maintenant juste une survivante ou, comme le haut fourneau d’Uckange froid depuis douze ans, l’imposante ruine figée qui témoigne de l’époque où toute cette vallée vivait de la transformation du fer en acier.

Le 16 septembre 2002, on annonce officiellement la fermeture de l’usine Daewoo de Villers-la-Montagne. À Villers-la-Montagne comme à Fameck l’usine Daewoo est un simple parallélépipède blanc en surplomb de la route, parmi d’autres bâtiments industriels plus petits. Depuis 1989 on y fabrique des fours à micro-ondes, elle emploie 229 personnes, des femmes : en 1989, c’était presque un petit signe de luxe, dans les cuisines, le micro-ondes, un appareil qui signait la modernité. Maintenant, c’est comme les grille-pains, banal, et ceux qu’on trouve dans les supermarchés (j’ai vérifié) même sous quinze marques différentes sont tous fabriqués en Chine.

Quinze kilomètres plus loin, l’usine phare. La plus grosse des trois unités installées par Daewoo, la plus récente aussi. Lorsqu’on avait fait si beau tapage de leur installation en Lorraine, sur les ruines de la sidérurgie, où le progrès et les objets fétiches du confort moderne trouveraient un engrais naturel et une capacité humaine prête : deux autres usines devaient pousser encore dans deux autres villes voisine, dont une pour le verre des écrans de téléviseurs. Mont Saint-Martin c’est la périphérie immédiate de Longwy, une ville qui autrefois, quand les cheminées des usines remplissaient la nuit le ciel de leurs flammes orange, ne prenait pas assez soin d’elle, et maintenant paraît comme quelqu’un qui aurait maigri sans changer d’habit. Trop de façades mortes. Au long de la Chiers, où court aussi la voie ferrée, en contrebas de la ville, là où il fallait longer des kilomètres d’usines, tréfileries, laminoirs, avant de trouver le portail d’entrée où vous envoyait la boîte d’intérim, des champs pâles, des champs sans rien, où l’herbe même a du mal. L’usine Daewoo s’était implantée sur les hauteurs, à Mont Saint-Martin la ville cherchait un nouveau déploiement, hors de la cicatrice des trois aciéries en déroute, celles que j’avais connues bruyantes et enfumées, et la nuit comme illuminant jusqu’au ciel dans ce milieu des années 70, quand nous venions l’été nous y louer en intérim pour payer nos années étudiantes, que nous écoutions Led Zeppelin et trouvions nos musiques en harmonie avec les géométries abstraites et la puissance de l’usine. À Mont Saint-Martin, 550 personnes pour la fabrication des tubes cathodiques, le cône sous vide équipé de la cathode à électrons et du double bobinage haute fréquence. La seule usine à majorité masculine, mais peu d’emplois qualifiés, même s’il s’agit d’une fabrication très spécialisée.

On citera souvent l’énorme « turn over », parce que ces femmes et ces hommes de Daewoo s’en vont dès qu’ils trouvent mieux. On donnera les chiffres de l’absentéisme rongeant, à cause des bas salaires, des contraintes d’encadrement. On donnera en exemple d’une pratique devenue universelle les chiffres du volant de ceux qu’on emploie en intérim pour éviter l’embauche.

On produira à Mont Saint-Martin un millier de tubes cathodiques par jour, et aujourd’hui question : ce n’est pas avec ce volant de production qu’on rentabilise une pareille usine. Le vaisseau amiral de Daewoo-Lorraine, le groupe ne se préoccupait pas de baisser son déficit : prétexte à d’autres alliances pour le marché gigantesque et plus solide des moteurs de voiture en Afrique du nord, pour lequel les Coréens avaient besoin de la France ? Simple ancrage pour la circulation de capitaux qu’on préfère invisibles ? C’est l’usine la plus récente des trois, et toute une brochette de ministres est venue l’inaugurer. Dans les grèves qui suivront l’annonce de la fermeture, l’usine sera occupée. Des ouvriers, explorant les ordinateurs, découvrent que cinquante d’entre eux disposent de comptes bancaires en Suisse : ils n’ont pas le réflexe de demander la saisie des appareils. Quelques jours plus tard, un incendie criminel ravage l’usine et ses stocks. La direction évacuera dès le lendemain les ordinateurs et pièces comptables du bâtiment administratif préservé. Occasion manquée.

En 1998, le groupe Daewoo décide de liquider trente-deux de ses quarante-sept usines dans le monde. Les trois usines de la Fensch ont été payées par les subventions publiques, au motif de redonner du sang et du travail à une région exsangue depuis qu’on en a terminé avec les aciéries et la mine : à qui appartiennent-elles, alors ? Les responsables politiques de la région répondent sans s’attarder qu’ils ont soi-disant récupéré leur mise (« on a récupéré notre pognon », lance élégamment le président de l’exécutif régional, Gérard Longuet – et dans notre société du « bon sens économique » selon le mot d’ordre du premier ministre de ce temps où j’écris, il suffit). Les trois usines-sœurs Daewoo emploient à ce moment-là 1200 personnes. À Villers-la-Montagne, quand le groupe donne le premier signal d’alerte, on a déjà fermé dans l’usine deux lignes de production sur les cinq.

La seconde usine à avoir été implantée est aussi la seconde dont on annonce la fermeture. À Fameck, juste après Uckange, à l’ouverture de la vallée de la Fensch, Daewoo avait construit une unité de montage de téléviseurs. Elle emploie 260 personnes, là encore écrasante majorité de femmes. En 1998, on y assemble plus d’un million de téléviseurs par an. En 2000, c’est de Pologne que Daewoo exporte ses téléviseurs, et à Fameck on n’en produit plus que 600 000. Pour 2002, on a décidé de baisser encore, à 450 000, et la direction annonce en janvier qu’un premier plan social va supprimer 90 postes dans l’année sur la base de départs volontaires. On promet en échange qu’on assemblera à Daewoo-Fameck des écrans plats qui donneraient un second souffle à l’usine. En avril 2002, ils défilent dans la ville après la mystérieuse visite à l’usine d’un certain monsieur Choi, haut responsable du groupe. On réclame seulement de la « transparence ». Le vendredi 13 décembre, le directeur coréen Kwon Sik Im annonce aux 170 salariées restantes la fin définitive de l’usine pour janvier. Comme à Villers, on occupe, on séquestre, on défile. Un bureau est saccagé. Beaucoup d’articles dans les journaux.

Le 17 octobre 2002, le tribunal de commerce de Briey (Longwy est en Meurthe-et-Moselle) donne trois mois à l’usine de Mont Saint-Martin pour prouver une rentabilité économique qui n’a jamais été recherchée par Daewoo, tandis que toutes les aides publiques passaient par ici. On découvre que l’usine ne payait ni taxes ni impôts et que le fisc laissait faire, tandis qu’ils ont 3,4 millions d’euros d’arriérés pour les cotisations sociales, auxquels l’URSAFF ajoute 400 000 euros supplémentaires de pénalités. La direction répond benoîtement qu’elle va faire des économies « grâce à une réorganisation interne et une négociation avec ses fournisseurs ». On évoque un mystérieux remboursement de la TVA à l’exportation par l’État pour assainir ces dettes. Le 9 janvier 2003 , le tribunal de commerce de Briey se réunit à nouveau et l’usine dépose son bilan, les ouvriers décident de l’occupation. Un délai est accordé jusqu’au 9 février avant de prononcer la liquidation de l’usine. On estime à 35 millions d’euros les subventions publiques versées à Daewoo.

Les 229 salariées de Daewoo Villers sont licenciées depuis décembre 2002, et leur usine fermée. On annonce pour le 31 janvier 2003 la fermeture de Daewoo Fameck et des 170 salariées qui ont échappé au plan social de l’année précédente. Le 23 janvier, un incendie détruit l’usine Daewoo de Mont Saint-Martin, en grève depuis le 19 décembre, occupée le 20 janvier mais où le travail avait repris le 20 janvier.

Fin. Mais pour elles, mais pour eux ?

 

Théâtre | « samedi soir danse »


Florange, mars 2004. Dans la communauté d’agglomération de la vallée de la Fensch, près de Fameck et d’Hayange, c’est à Florange que se trouve la principale salle de théâtre, La Passerelle. Ciment nu, fauteuils rouges, une soixantaine de personnes seulement, mais c’est notre première tentative publique, là, presque à portée de vue de l’usine, plusieurs des anciennes salariées dans la salle. On m’a raconté comment, dans les deux usines, Fameck et Villers, à majorité féminine, le dernier jour avant l’évacuation on avait fait une fête : on peut donc danser sur un tel désastre ? Au début Tsilla seule, rejointe ensuite par Ada et Naama.

 

Ada : – Tu ne danses pas ?

Tsilla : – Je n’aurais même pas cru, qu’on danserait.

Ada : – Samedi soir, qui le veut danse.

Tsilla : – Samedi, pas samedi.

Ada : – Des filles, que des filles, toutes les filles qui dansent.

Tsilla : – Comme s’il ne s’était rien passé, comme si la colère était derrière.

Ada : – C’est ce qu’on voulait ? Se revoir, être entre nous, et puis oublier, s’aider à y croire.

Tsilla : – On est un bloc, on est l’usine. Qu’on enlève l’usine, il n’y a plus de bloc. Des êtres éparpillés, jetés : chacune avec sa misère et sa plaie.

Naama : – Ta vie toute changée, le temps, les gosses, et la figure qu’on montre aux autres : et tout ce qu’on vous dit, le mot inéluctable et comme ils le prononcent. Alors oui, danser, tourner, rire – pour une fois, on leur dit merde. Ça soigne quoi, ça console quoi, que tu ne danses pas ? Moi je dis le droit de faire la fête ça ne leur appartient pas.

Tsilla : – L’angoisse aussi tu la jettes par-dessus l’épaule ? Le mal au ventre et le temps vide. La fin de mois qui s’annonce au bout de vingt jours. Et le regard des autres quand tu fais tes courses en journée. La peur de dire un mot de travers quand une fois de plus tu te présentes à un entretien et qu’on te demande où tu habites et d’où tu viens. L’angoisse de se dire : c’est de ma faute, il ne vous tombe pas dessus un tel malheur sans que vous y soyez pour quelque chose.

Naama : – On vous a agglutinées ici pour vivre à côté de votre usine, dans le bord de villes qui n’en sont pas, et maintenant qu’il n’y a plus d’usine à quoi ça sert d’être empilées là, avec le désert autour : autrefois je n’avais pas de temps à moi, mais au moins je faisais des choses pour moi. Dans les journées vides, plus envie de rien.

Ada : – Quand tu restes jusqu’à midi au lit, que dans l’appartement tu n’ouvres plus tes volets de toute la journée, que tu te nourris de café au lait, et si tu en parles tu as l’impression de gêner, que tout le monde te dit : – Tout ça on le sait déjà, ou bien : – C’est partout comme ça… Tu t’en rends compte comme d’un rideau qui tombe, même les mieux disposés en ont marre. Il serait temps plutôt de tout couper, de se dire au revoir et chacune de son côté.

Tsilla : – Qui rêverait d’une vie tapis roulant, mais de surprise ou d’accident on n’attend que ce qui est du lot humain. Si ça ne suffit pas à remplir les attentes d’un destin, qu’au moins de temps en temps ça rebondisse ou vous entraîne. Et les coups qu’on prend, les avoir mérités, ou bien que cela ne dépende de personne. On n’est pas fort sur les bondieuseries chez nous. On aimerait tellement croire, pour ce que vous avez encore ici à faire, à un peu plus ou un peu mieux et puis c’est cela justement qui casse. Après, tout gris. Le ciel et les immeubles : monochromes. Avec trois poules et quatre lapins on peut toujours s’en tirer, c’est mon beau-père qui m’a sorti ça dimanche. Non, mais tu m’y vois ?

Naama : – Pour ça que ce soir, moi, je fais la fête : on ne vous ennuiera plus de nos misères, on vous invite à danser avec nous . Et s’il n’y a plus de petite fenêtre dans la tête on la dessine sur le mur…

Ada : – À la santé des messieurs en cravates, dans les salles insonorisées, conférences et réunions avec bouteille d’eau minérale : « la contrainte sociale n’est pas opposable à la nécessité économique », comme ils disent – leurs mots on les leur ferait bien bouffer, ressers moi à boire.

Tsilla : – C’était l’an dernier, et dans cette même salle, on s’était inscrites pour le voyage en car… Qui est-ce qui avait eu cette idée de l’Angleterre, pourquoi l’Angleterre ?

Naama : – Laquelle avait eu l’idée la première ? D’accord c’était un peu cher, mais celles qui hésitaient comme on se moquait : « Dis-le à ton mari, c’est le prix de ta perceuse électrique, ou de ta consommation d’apéritif plus la bière, garde les tickets du Leclerc sur six mois… » Un voyage rien que pour nous les femmes, et même le chauffeur de bus serait une femme, l’accord du comité d’entreprise dans la poche.

Tsilla : – C’est pas maintenant qu’on va le faire, le voyage en Angleterre.

Naama : – C’était quasi le club Med, toutes ensemble et voir l’Angleterre. On avait eu des prix. C’est peu demandé, l’Angleterre, ils roulent à gauche et boivent du thé, aucune de nous n’y était allée. Visite de Londres et Stratford-upon-Avon, après-midi shopping et virée boîte de nuit : les mariées comme les célibataires qu’est-ce qu’on s’en promettait, moi je le regretterai toujours, le voyage en car qu’on n’a pas fait.


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1ère mise en ligne 16 janvier 2011 et dernière modification le 24 décembre 2015
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