Fos-sur-Mer | où l’usine ronge

pour une fois, écrire dans son propre atelier


En parlant la première fois du projet, j’avais rendu hommage à Jean-Yves Yagound, qui en est l’initiateur, et mis en ligne quelques-unes de ses photos de repérage. C’est en regardant ces images via clé USB, en mai dernier, que nous est venue l’idée du titre, pour le film en particulier et le projet en général : Un chant acier, partir d’abord de la beauté, des choses et des hommes.

Les 246 photographies de Jean-Yves, on les a souvent fait circuler, chargées sur mon iPad. Elles étaient présentes pour nous aider à revenir mentalement à la réalité des choses.

Mais là, deux jours avant notre cinquième atelier, c’était comme La lettre volée d’Edgar Poe : et pourquoi pas s’en servir, de ces photos dans lesquelles je m’immergeais à chaque préparation de séance... quels mots de l’usine surgiraient de l’usine ainsi photographiée ? Jean-Yves en a choisi 99, et en a réalisé un tirage papier.

Moi je suis arrivé avec Autobiographie chapitre X de Jacques Roubaud, où de nombreux textes s’écrivent graphiquement, en laissant du blanc entre les éléments disloqués de la phrase, sans jonction des propositions, et c’est la seule consigne que j’ai donnée. On s’est assis autour des photos étalées, et moi aussi, j’ai fait comme les autres, j’ai écrit.

Certainement pas une démarche de poésie, je n’ai pas la solidité et la mécanique préalable. Plutôt comme des notes, comme l’embryon d’une prose possible, à rassembler.

Pour les scribouillis ci-dessous, en action writing de quelques secondes pour chaque strophe, j’ai utilisé une dizaine de photos. Est-ce que la vitesse d’écriture compose alors un texte continu qu’on n’avait pas prévu d’écrire ?

Les jours précédents, j’avais racheté (Le Livre à Tours, j’y retourne et tous les livres bien ils les ont) deux exemplaires neufs et vierges de L’excès l’usine et Le livre des ciels de Leslie Kaplan, ça a dû compter dans ma préparation intérieure.

Et cette sensation de partage, à comment les tirages se répartissaient sur la table par dominantes de couleur, à se croiser plusieurs sur la même image (intégralité de l’atelier en ligne dans prochain billet), et comment à six auteurs sur cette même table chargée d’images c’est un seul texte finalement qui se composait...

 

où l’usine ronge, notes sur des photographies de Jean-Yves Yagound


où les horizontales dominent
où les verticales résistent
où les obliques sont des lumières
et dans le jaune qu’allume la nuit
intermittences des fumées
en bas, moteurs sous le train

moteurs dans ton crâne
où l’usine ronge
dans toi-même
que feraient ici des mains nues
sinon frire

quand tu ne comprends pas
pourquoi du bleu
dans tout ce rouge et ce feu
pourquoi l’absence du bruit
même dans l’image
ici les couleurs crient
mais dedans

dehors est une nuit
que les postes multiplient sans rompre
au-dessus de la nuit la cabine
on ne voit rien ni personne
la cabine a avalé qui la mène

le sol encore est écriture
mais les mots sont cassés

l’homme au casque regarde ailleurs
l’acier soulevé comme une dent
qu’on arrache

projecteurs
projecteurs sur toi
qui regarde
ce qui existe
existe sans besoin que nul regarde

image de ce qui se contrôle
par les images

hommes assis
hommes parlant
le monde va seul
où l’acier est calme

restent les bleus restent
les casques
l’heure traîne
et ils le savent

sur la paroi verticale du monstre
la silhouette fragile affirme
que toi seul et pas lui croyais cela un monstre

sur la paroi verticale du monde
la silhouette confirme
que le feu depuis toujours est source

stationnement interdit : pourquoi ici ce panneau
qui
s’arrêterait ici où tout tremble

rouge comme sang
rouge comme une viande
les bateaux bleus livrent
l’insecte gris dévore
les hommes dessous leurs
dentelles de fer

on ne voyait jamais personne
où commençait le grand
rongement
de la transformation des choses

géants des trémies vous rouliez des mécaniques
cheminées rouges à rayures blanches plantées
pour harponner la terre

le minerai monde
la pluie faite monde
le sol fait pluie
et le ciel fait minerai

ici les hommes se cuisent eux-mêmes
les armes même et les haubans
et les ponts et camions et trains qui
y tremblent il vous fallait
le puits d’où sourdre

si ce sont des orgues
à musique inouïe
les hommes en lunettes et casques
l’entendent certainement
ils le composent avec leurs mains
et la nuit seule est complice
du chant qu’ils enferment et bobinent
dans l’acier qu’ils coulent

dans le fracas d’un dé à coudre
la cokerie
taillait ses crayons
la vie pleurait
le ciel criait
le dé à coudre plus grand
que la ville
et les petits points de feu dans l’image
une machine avançait
qui recouvrait la terre

tourne l’image
dans ses quatre sens
et ce qu’elle te dira restera même
ici le centre c’est le feu
et le monde tourne tout autour
comme tournent les hommes
dans le ventre de la terre
en rond

l’usine à cet endroit
dans ses ocres
avait des finesses de fleurs
et des complexités de dictionnaire
un peu fou

seule l’allée partait droit
vers plus loin qu’on n’était jamais allé
les rouleaux tremblaient
la poussière qui collait, et les flaques de la pluie
comment s’appelaient les herbes
nées de la détresse du monde avant qu’on le fonde en acier

tu voudrais rester longtemps sur la passerelle
pour comprendre


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 16 janvier 2013
merci aux 945 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page