la Terre est morte à Buffalo | bien ranger les morts

d’utiliser les bâtiments en voie d’obsolescence pour un empilement rationnel des morts


On repérait facilement sur les cartes les anciennes étendues que la ville réservait aux morts : dans ce pays, de vastes étendues ombreuses, plantées d’arbres, à l’herbe entretenue, où les années circulaient en ovale – jamais droit –, et les pierres semées à leur aise. Les anciens cimetières devenaient lentement des parcs : les maisons qui les bordaient, comme souvent ici, n’ayant pas de clôtures, les balançoires et toboggans, les jeux de ballon des enfants, empiétaient sur la tranquillité des morts. Moi j’y venais pour les noms. Alors il aurait fallu, pour tant de surface de la ville, la même surface à l’horizontale pour ses morts ? On avait étudié de nombreuses possibilités. On travaillait même sur ces cimetières virtuels, avec flamme électronique sur votre écran, et abonnement directement défalqué de votre compte bancaire (existe aussi en version pour les chiens). Et les cendres : faites-en ce que vous voulez, des cendres. On avait érigé pour les cendres, justement, dans le centre ville, une haute tour sombre, ses parois exposées aux vents, avec un ascenseur, des étages et des allées numérotées (et symétrique pour les voitures au-dessous – on avait aussi envisagé, mais à l’écart de la ville, même tour en béton circulaire et rampe d’accès en spirale, vous veniez en voiture jusqu’à la sépulture recherchée. Ça ne marchait pas si mal, et il y avait tellement d’immeubles et bâtiments qui vieillissaient mal : cités où tout était à refaire, l’eau et l’isolation, la taille même des pièces et balcons. C’était humain, disait-on (de taille humaine, voulait-on signifier – et attention, jamais plus de quatre étages, les bâtiments choisis) : chaque pièce de chaque appartement – cuisine, chambres, salon – était doublée sur chaque cloison d’un mur de ciment, à 2,20 de hauteur sous plafond on plaçait quatre morts en superposition, les escaliers étaient repeints de noir et de blanc (ces peintures imitation marbre convenaient très bien) et pas besoin de chauffer, à peine d’éclairer. D’ailleurs on avait constaté que les gens, passée l’inhumation (on n’avait pas trouvé d’autre mot), venaient rarement – même avec les parkings gratuits. Les tension, voire les dégradations, les graffiti, malgré les caméras de surveillance, venaient plutôt du fait suivant : comment distinguer, dans la vie quotidienne, ce qui était bâtiment de vivants et bâtiment de morts ? On avait pensé que c’était la meilleure des idées, cette imbrication très douce. Il semblait que des résistances souterraines se faisaient jour.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 5 mai 2010
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