disaient les morts

remuement noir, variation récurrente (sous leur dictée)


dans ta bouche tu sens le remuement noir : qui parle dans ta bouche que le remuement noir ?

ce n’est plus écrire, tu disais, et tu ‘en allais marcher dans la ville. ce n’est plus écrire, tu disais, et l’insomnie s’en allait jusqu’aux heures blêmes. ce n’est plus écrire, tu disais, et dans la chambre close assis à ta table, les coudes devant toi tu restais des heures. le remuement parle dans ta bouche, il est creux et cavités, il est bruit d’os brisée et de dents éclatées, il est ces piqûres qu’on fait pour endormir et tout bascule : c’était ton rêve, cette nuit, puisque dans ton rêve depuis longtemps tu parles à tes morts, tu vas jusqu’à eux, tu pousses les portes, tu entres dans la salle où ils attendent et vous conversez, toi et tes morts. parfois avec un seul, et les autres indifférents qui vaquent. à force de venir tu sais ce que font derrière leurs portes les morts, assis ou debout qui tournent, ou faisant face au mur dans cette longue attente qui leur est propre.

parmi les morts dans ton rêve il y a cette bizarrerie d’un qui lui n’est pas mort (tu le sais, c’est vrai, tu le connais et le suis dans la vie réelle) mais aussi bien c’est lui qui t’a appris à venir – il a ses propres conversations avec ses propres morts, mais comme c’est lui qui le premier t’a amené tu l’aperçois encore, vous vous éloignez progressivement et sans doute vous devez être d’autres vivants là-dedans mais comment le savoir – lui qui t’a appris à trouver la porte et la pousser, t’a appris à vaincre la première peur, la main portée sur la main froide des morts et comment brutalement ils s’en saisissent, le temps qu’il faut leur parler pour qu’ils la desserrent, puis l’étreinte, puis cette fois enfin où de ta langue tu les as embrassés, eux qui ne parlent plus, les morts.

alors, depuis, tu connais dans ta bouche le remuement noir. maintenant tu marches dans la ville et tu as peur, maintenant tu t’en vas dans l’insomnie et tu as peur, maintenant tu t’enfermes dans ta pièce vide, assis à ta table sous la lumière, coudes immobiles et tu as peur.

ce n’est pas écrire, le remuement noir que tu portes dans ta bouche : écoute, ça grince, ça crie, ça hurle, ça te pousse le crâne en dedans même sans rien qui sort, ça chuchote dans la salive elle est acide, ça te ronge les gencives et la langue, ça t’interdit le manger et le boire, ça veut juste dire mais ça dit sans toi, ça hurle ça chuchote ça grince sans toi mais ça pousse, qu’est-ce que sous les os ça pousse et toi les mains vides, les yeux vides, les mots sont des tombes tu les portes et ils te tiennent. ils te l’ont dit l’autre soir, les morts, eux qui devinent tout et te disent ce qui en est d’eux tous et de vous dans l’autre bord du sommeil, ce qu’ils font et ce qui advient des vivants, de tous vivants, ceux qui errent dans la ville et ceux qui s’en vont dans l’insomnie et ceux qui s’enferment dans des pièces vides parmi le désordre du monde et le grand vacarme et la violence imbécile et les éternels démons qui mangent l’humanité basse et sa terreur.

les morts t’ont dit : – tu parleras après eux tous, le remuement noir dans ta bouche ne t’appartient pas, il continue hors de toi et après toi, écoute, c’est toi mort qui déjà parle dans ta bouche de vivant, pour ça qu’elle est noire ta langue, noire ta bouche et dedans, noires les dents ou ce qu’il en reste, touche, mets ta main : tu ne sens rien, pour ça qu’elle a des trous ta bouche et qu’il y a des trous dans la langue des hommes et qu’on y tombe et qu’on y rampe et qu’il faut les mains les bras la tête pour qu’on s’y redresse qu’on en échappe, pour ça que dans les vivants les os craquent, éclatent et s’émiettent, pour ça leur fascination de la guerre (ils ne comprennent rien à leur dedans), pour ça que ça hurle dans les livres où tu dormais et tant pis si tu n’as plus écriture, tant pis si vous les marcheurs avez bouche muette : c’est dedans, c’est dans le noir et dans les trous, et tant pis si tu as les yeux vides et tant pis si les os de la tête dedans c’est ciment blanc, le ciment du monde est blanc, c’est la fin des formes et tant pis les mélopées, les mélodies, les danses, tant pis les orchestres, dans la tête c’est le ciment blanc du monde parce que ciment le destin des hommes alors écoute, écoute toi aussi le remuement noir, accepte, confie-toi à ta peur et fais le, va dans la ville pour t’y perdre, erre dans l’insomnie où sont les dialogues fous que la vie interdit, attends à ta table sans plus jamais écrire

alors tu t’en allais marcher vers tes morts : depuis si longtemps ils te suivaient, il t’avait suffi de te retourner

tu as compris un peu du remuement noir, disaient les morts, il nous a pris. tu parles en mort, disaient les morts, parce que tu sais dans le rêve trouver la porte des morts, ta bouche hurle en mort et dans tes yeux écarquillés vient le reflet du monde en terreur, du monde qui s’abîme, qui s’effondre et c’est ciment, ciment blanc qui tombe, maintenant fais le, à ta table, de noter les mots, les grincements, les phrases, la langue qui s’est tue dans le remuement noir, disaient les morts.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 11 septembre 2010
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