fiction dans un paysage | mirador

de cette veille parmi les roches


On t’avait donné ce mirador.

Ta tâche, dans la construction de métal noir, était de veiller. Tu savais seulement qu’ailleurs, plus loin dans les roches, étaient d’autres murailles, et d’autres miradors identiques.

Un jour on t’avait montré le chemin, pour monter dans les roches. On marchait longtemps, l’escalade était parfois difficile. Mais les murs là-hauts étaient très anciens.

De leur origine même, on connaissait plusieurs variantes, mais pas de fait historique précis : la légende avait mangé tout. Les bâtis de fer noir étaient plus récents. On montait quand la lumière se faisait, le matin.

En milieu de journée passait l’éclaireur. Il était léger, courait pieds nus sur la crête. Il puisait dans son sac ta ration quotidienne de pain et d’eau, un fruit parfois agrémentant le repas règlementaire. Tu lui remettais la fiche écrite, avec tes observations. Il partait là-bas, bien plus loin sur la muraille et les roches, où un autre attendait sa ration, et délivrerait son rapport.

Tu avais été tenté, un temps, autrefois, d’être éclaireur plutôt que veilleur. Mais quoi d’autre t’intéressait que cela, la veille et ce qu’elle te disait de toi-même, et cette note que tu écrivais au quotidien, et que l’éclaireur emportait pour le commandement et les archivistes. Il est peu probable que tes rapports aient atteint le commandement. Les dépouilleurs recueillaient les dizaines de rapports commele tien, rapportés par les éclaireurs. Un coup d’oeil suffisait pour reconnaître le recommencement ordinaire, l’écriture que tu prolongeais parce que rien d’autre ne comptait, mais que rien dans ton mirador n’avait troué d’un événement remarquable, d’une menace soudain renforcée, de signes étranges ou d’observations de phénomènes qui les concernaient eux, ceux d’en bas.

Tes rapports, depuis tout ce temps, avaient dû s’empiler sans lecture détaillée ni contrôle (un contrôle était toujours possible, on t’en avait prévenu). Tu avais noté le surgissement des étoiles et leur disparition, tu avais noté la touffeur sèche du jour et pratiqué les mesures habituelles concernant le vent et la température, la pression atmosphérique, la transparence de l’air et la portée approximative de la vision.

Tu te parlais à toi-même, aux heures du soir principalement. Les soirs étaient lents et longs. L’éclaireur parlait peu. Il ne pouvait s’arrêter longtemps, et puis c’est un métier où on n’aimait pas les bavards. Les bavards étaient en bas, et tu n’étais pas censé avoir écho des brouilles et fumées d’en bas, qui troubleraient la veille.

Pour veiller, on ne doit pas anticiper, on ne doit pas laisser s’installer de perception déformée, simplement parce qu’en toi survivaient les schémas ordinaires de ceux qui n’étaient pas montés sur la roche pour veiller.

Un jour, des ouvriers étaient passés, avaient vérifié les soudures et boulons sur le socle du mirador, et son infrastructure. Ils t’avaient parlé d’en bas. Ils avaient partagé avec toi une gamelle qui t’avait changé de ton ordinaire. Trois jours tu avais été dispensé de rapport. Et puis l’ordinaire avait repris.

Maintenant que les travaux avaient été faits, il était bien probable que l’heure soit venue d’un contrôle. On ne pouvait pas les prévoir, on ne vous en prévenait pas, et ceux qui en étaient chargés avaient la réputation de surgir tout auprès, d’un coup, sans même que vous ayez rien perçu de leur approche.

C’est pourtant cela qui était votre tâche première, et le pivot de votre vigilance. Comme les autres, tu craignais la venue du contrôle. Tu t’appliquais sur tes fiches, avant de les remettre chaque jour à l’éclaireur, qui te portait ta ration.

Pourtant, il pourrait se passer quoi, sur cette roche d’où tu découvrais tout l’horizon ? La seule chose qui changeait, et tu le savais bien, c’était cette longue décantation, tout au fond de toi-même.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 21 mars 2013 et dernière modification le 25 mars 2013
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