oeil pour oeil

dédié à Joachim Gatti, juillet 2009


Pas de bruit, pas de cri quand l’oeil éclate : souvenir d’un livre qui commençait par l’insoutenable dire d’une énucléation pratiquée avec une cuiller. Parce que la cuiller était précise, l’oeil chavirait et la lecture aussi. Qu’on lise l’histoire : dans les guerres on arrachait l’oeil avec les doigts, c’était signe de vaincre. Nous sommes nés de l’énucléation générale de notre condition : aveugles qui marchons. L’oeil écoute, l’oeil éclate : on en veut à l’oeil parce qu’il témoigne, on en veut à l’oeil parce qu’il indique à la mémoire le visage de l’autre. Et voici le visage de celui qui délibérément, sous casque et genouillères de cuir et sorti d’un car bleu avec ses camarades, payé par la nation et rétribué en notre nom, qui pratique en notre nom, par arme tenue à bout de bras, l’énucléation volontaire d’un qui ne lui a rien fait, et était plus à l’honneur de la nation que lui-même. Et sans bruit sans cri l’oeil éclate : du fond de l’hôpital on soigne mais on ne remplace pas. La paupière est arrachée, la paupière ne se refermera plus, l’oeil énucléé n’a plus besoin de paupière. Sans cri l’oeil éclate : la douleur était telle, dit-il. Sans bruit l’oeil éclate : comme devenu poreux, dit-il, le sang coulait au travers. Et le geste du fonctionnaire de la nation exécuté en notre nom. Et la banalisation du mensonge en notre nom. Et la scène ordinaire des hommes en bleu marine s’équipant de leurs genouillères et s’armant de leurs armes on la voit au coin de la rue. Et les récits qui se multiplient : on se mobilise pour un, comment on y arriverait pour trente ? Alors les hommes en bleu marine vous marchent dans la tête. Alors les hommes en bleu marine vous tirent dans le cerveau par dedans. L’oeil éclaté est rouge dans l’hôpital et il saigne, l’oeil éclaté est ouvert et dans ce qui est vide s’agitent encore les hommes en bleu. Dans l’oeil mort ce qui s’accomplit en notre nom continue et s’agite à jamais. L’oeil éclaté écoute, l’oeil éclaté dit à jamais que l’ordre est bête, et que la permission laissée sur le cou des bêtes vous rejoint dans vos amis, vos enfants, et que le devoir de fraternité ne concerne pas seulement ce qu’on doit aux autres. « Le globe oculaire fendu en deux » : on ne sait pas ce que les hôpitaux font des yeux énucléés qu’ils enlèvent. On le lui aurait fait manger, à celui qui a commis le geste. On l’aurait mis à une table et filmé, tandis qu’il l’aurait ingéré. Je n’aime pas l’oeil des poissons : l’oeil des poissons est trop simple. Tous les poissons ont un oeil, la nature sait faire, ce n’est pas pour elle une tâche compliquée. On devrait même en remplacement pouvoir se faire greffer un oeil de requin, de raie, et certaines méduses même ont un oeil. Moi je dis : si on ne remplace pas l’oeil d’un homme, c’est pour ce pédoncule que pousse jusqu’à lui, à la troisième semaine de sa gestation, le cerveau naissant. Le cerveau gros comme un demi haricot pousse double pédoncule jusqu’à l’oeil et s’y greffe : ce n’est pas un nerf, c’est déjà une raison. Ce qu’on tue dans l’oeil c’est le cerveau commun, qui nous fait ce que nous sommes, et inclut ce que nous ne savons pas être. Un homme en bleu marine, avec des genouillères de cuir, de lourdes chaussures noires et un casque brillant, tire de sang froid sur un homme et lui enlève l’oeil qui se retournait pour le voir : qu’à jamais cet oeil le mange et lui reste sous la langue et dans le goût, et dans son oeil à lui lorsqu’il voit son propre fils, et dans son cerveau à lui lorsqu’il se voit lui-même, à jamais. L’oeil écoute : l’oeil séparé de toi.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 30 juillet 2009
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