fiction dans un paysage | tout avait commencé là

qui y entrait pouvait y assister au spectacle du monde en entier


On disait que l’Internet avait commencé là, dans ce bâtiment carré, d’allure pourtant modeste, et préservé de toute proximité à la ville et au monde par les remparts, les grandes places, les longues rues presque désertes.

On disait que là, dans ce bâtiment carré, d’allure modeste, on avait d’abord rêvé non pas d’entendre la vaste et lointaine pulsion du monde, tenu à distance, et dont à la fois l’espace et les remparts protégeaient, mais de voir, simplement voir. Sur les quatre faces des murs, et sur le sol, et sous la voûte du toit, on reproduisait en creux la totalité de l’empreinte visuelle du monde.

Et si vous approchiez d’un point de l’image, vous pouviez la grossir, la suivre dans la temporalité de son instant même.

Lorsque vous étiez immobile et regardiez, là, dans le bâtiment carré d’allure pourtant modeste, tenu à l’écart du monde par les remparts, les grandes places, les rues longues sous les hauts murs, le miroitement semblait mobile, et mobile infiniment. Qu’on fixe cependant un point et il s’immobilisait, vous pouviez la grandir jusqu’à être de votre taille même, et vous assistiez là, de ce point, à la totalité du mouvement du monde, où que ce soit au monde, et dans le même temps que vous teniez l’image immobile.

On dit que ceux qui avaient initié tout cela, dans le petit bâtiment carré d’allure modeste, avaient détenu un temps bien d’autres secrets : à fixer longtemps une image et l’immobiliser, on pouvait remonter dans le temps, la faire reculer, suivre ce qu’elle était la veille, et la veille de la veille, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que la nuit du temps.

On dit que ceux qui avaient initié tout cela, dans le bâtiment carré d’allure modeste, aimaient à demeurer longtemps dans l’observation et la méditation de ce qui ne change pas : le mouvement des vagues dans un point précis et lointain des océans, le vent sur les rochers et la glace en haut d’une montagne.

On dit que ceux qui avaient initié tout cela, dans le bâtiment carré d’allure modeste, entraient parfois en contact avec d’autres, bien loin eux aussi, dans d’autres forteresses et d’autres remparts, et qu’alors ils pouvaient s’affronter en d’étranges duels, chacun jouant de l’image de l’autre.

On dit que ceux qui avaient initié tout cela, dans le bâtiment carré d’allure modeste, savaient aussi se visualiser eux-mêmes, sur la voûte, dans un angle des murs ou sur le sol, agrandir eux-mêmes leur image, et qu’alors ils pouvaient interférer sur le destin même du monde, voire l’inverser, mais cela ne concernait qu’eux, sans déborder sur la loi hostile ou indifférente du monde.

On dit qu’ici, dans le bâtiment carré d’allure modeste, la voûte, les quatre murs et le sol continuent de reproduire en permanence, dans sa nuit, dans son jour, dans ses chocs, ses sursauts, ses doutes, son usure, sa répétition, le mouvement infini du monde en chacun de ses points mais qu’ils ne sont plus là, ceux qui en détenaient le secret et savaient ici pratiquer de longues méditations et agir sur les images même, pour qu’en retour le monde connaisse, de façon invisible mais puissante et certaine, la présence d’un autre ordre de forces.

On dit qu’on savait faire maintenant tout cela, sans remparts, sans murs, sans même le petit bâtiment carré d’allure modeste ni les grandes silhouettes qui venaient y méditer et se livrer à leurs secrètes expériences – qu’en nommant cela Internet on sait le faire partout, qu’il suffit d’un morceau originel pris ici aux murs, à la voûte ou au sol, et qu’on a dispersé dans tous les écrans du monde. Mais que la dispersion a peut-être été trop rapide, trop vaste, et qu’on a perdu un peu de ce qui ici est resté comme la haute légende du monde qu’on voit partout, dans son temps, son mouvement, son devenir et sa nuit.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 avril 2013
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