[Proust, compléments] nappes, temps, genèse

de la notion de nappe associée à celle de temps référentiel nul dans la genèse de "À la Recherche du temps perdu"


J’ai toujours eu un blocage considérable dans ce moment où il s’agit de fixer un livre, bien avant d’ailleurs que là où le web nous rend possible l’idée d’une oeuvre recomposable en permanence.

Ce n’est même pas les épreuves, là il ne s’agit plus que de répondre à des questions précises concernant des points de syntaxe ou de précision du référent.

Le processus d’édition est une bascule qui reste décisive, et peu importe que ce soit en numérique ou pour le livre traditionnel. Notre défi, dans publie.net, c’est de constituer des mini-collectifs pour cette phase où on passe de la constitution personnelle de l’oeuvre à une publication qui inclue cette dimension collective – par exemple, en numérique, avec participation immédiate du codeur. Je ne me suis jamais conçu comme éditeur, et c’est pour ça que je suis attaché à définir cette tentative comme coopérative d’auteurs. Ce qui d’ailleurs ne sépare pas tant que ça du livre tradi, puisque les différentes fonctions dans les maisons d’édition, pour la correction notamment, mais aussi la direction de collection, est le fait de gens qui sont eux-mêmes auteurs.

Dans le processus d’écriture, il y a toujours cette notion de reprise avec distanciation. Recopiages de Flaubert, puis confiée à copiste extérieur et reprise sur la version du copiste, placards imprimés de Balzac, paperoles de Proust. Pour moi, la publication ici, dans mon site, ou la partie blog de mon site, c’est aussi ce processus de distanciation. C’est parce que le texte entre dans la partie publiable que j’ai la coupure nécessaire pour corrections et reprises. Le blog n’est pas une instance de publication immédiate, il est aussi l’instance par où on prend distance avec l’immédiateté de l’écriture.

Pour mon travail sur Proust, je veux garder cette notion d’arrachement. C’est un livre depuis longtemps rêvé, qui s’appuie sur des années de lecture, mais l’arrachement se fait sur vous-même. C’est un temps chirurgical, c’est comme ça qu’il devient lieu d’excès. Ça s’est passé comme ça aussi pour mes autres livres sur des artistes, les Rolling Stones ou Bob Dylan, d’ailleurs (et même pour Led Zeppelin) je me suis toujours arrangé pour me donner la contrainte d’y parler de Proust à tel ou tel moment.

Mon premier lecteur, depuis 1996, c’est Olivier Bétourné, dont le chemin professionnel a du coup conditionné le mien propre – créant le paradoxe de son boulot découpé en petits bouts chez Minuit, Verdier, Fayard, Albin, Seuil jusqu’à 70 ans post-mortem (pour ça que le numérique aussi est une chance : il devient lieu du possible rassemblement, et merci à Olivier d’accepter que les droits numériques ne soient exclusifs que pour les 2 ans à parution de l’ouvrage, dimension qui m’est de plus en plus vitale). Je dispose donc, depuis 6 semaines, d’une sorte de photo 3D de la lecture d’Olivier Bétourné, tirage imprimante avec sa réaction graphique, allant de la suggestion de virgule (il sait très bien que je ne ferai pas) à de grands encadrés marqués je ne comprends rien.

Mais ça aussi, c’est en commun accord. Pour les Stones ou Dylan aussi, je me revois dans les derniers jours passant des dizaines d’heures allongé (jamais possible travailler ça à table), comme s’il fallait maintenir ce côté live jusqu’au bout, garder cette impression de matière ouverte, c’est ce que j’aime aussi dans la peinture, l’architecture ou les entassements géologiques.

Par exemple, un moment, Olivier souligne le mot nappe et écrit vous parlez toujours de nappes, mais c’est quoi ces nappes et je découvre que ce qui était pour moi une évidence est absent du bouquin. Ce matin, j’ai cassé un bout de texte (j’avais écrit sans m’en apercevoir deux chapitres sur Proust et les avions, qui gagnaient à être fondus), et voilà les nappes...

J’ai 3 semaines de retard dans la restitution du manuscrit, qui doit partir à la compo. Mais bon, que ce soit Olivier ou Bernard Comment et Flore Roumens ils commencent à me connaître, ils ont dû anticiper.

 

[29] étendait de vastes nappes de terreur, de tendresse, sur les mots fondus également, tous aplanis ou relevés


La structure de la Recherche, qui nous permet aussi cette magie d’en construire, à mesure de la lecture, l’architecture intérieure qui constitue en nous mémoire de cette lecture, c’est le dispositif même de son écriture : pour chaque période délimitée dans le chemin du narrateur vers l’écriture, on détermine un instant de temps référentiel nul, pure transition entre le sommeil et le réveil, ou le contraire. Cette suspension ou cette réappropriation de la conscience peut bien avoir de multiples strates, Proust va les explorer toutes, elle ne peut avoir de durée. Point sans durée dans la teneur du jour, il n’est qu’un moment d’oscillation. Alors, autour de ce point, on va tenir tous les événements, personnages, narrations qui soient liées à la période cristallisée par ce point.

Tout l’art de Proust tient à cette contradiction entre récurrence ou oscillation d’un point de durée nulle, et de la nappe biographique et fictive qu’il maintient alors dans le grand souffle circulaire de l’oeuvre.

Non pas qu’il s’agisse d’une invention pure : j’y vois le grand coup de force des Russes, la soirée dans le salon, avec toutes les conversations simultanées, qui ouvre Guerre et Paix, et j’y vois la disproportion de durée entre la folie des gestes et le temps qu’on met pour se les approprier en conscience, qui définit la narration chez Dostoïevski.

Nous sommes autrement familiers aujourd’hui de ces principes narratifs, que ne l’était un lecteur de 1920. Si les questions touchant à la nature et l’histoire de notre univers restent largement hors d’atteinte de notre pensée rationnelle, nous avons appris à concevoir que l’expansion de l’univers était pensable à partir des premiers instants du big bang, mais que le moment sans durée de son origine même ne pouvait être conçu qu’à partir d’un modèle oscillatoire, donc la supposition d’un temps réversible et négatif – principe de pensée qui vaut certainement pour concevoir l’équivalence onde et matière, pensée qui s’ébauche au temps de Proust avec Louis de Broglie (nom qui croise ceux de la Recherche), mais il faudra bien encore cinquante ans pour qu’on admette, concernant la matière, le principe d’une probabilité statistique d’existence, phrase syntaxiquement simple mais qui aurait été strictement incompréhensible dans mes années de lycée.

En littérature, Virginia Woolf avec La promenade au phare déploie un dispositif équivalent, tandis que Joyce interroge le même processus dans Ulysse via un principe de stricte équivalence chonologique : il faut vingt-quatre heures pour lire dans son récit les vingt-quatre heures de la journée de Léopold Bloom, et c’est la rançon de ce coup de force qui lui fait inventer, quand Bloom enfin s’endort, le fabuleux monologue intérieur de Molly. Bien plus tard, un type de vingt-neuf ans, qui a enchaîné les échecs, écrit avec La nuit juste avant les forêts un monologue d’une seule phrase basé sur un temps référentiel nul, ce qui se passe dans l’instant où l’acteur s’adresse à qui l’écoute.Au point que, dix ans plus tard, lorsqu’il écrira Solitude dans les champs de coton, basé tout entier sur le temps sans durée d’un croisement de regard, Koltès dira avoir voulu tenter volontairement ce qui s’était écrit malgré lui dans la première expérience.

Nappes parce que tissu, et toutes les possibles nature et couleur de tissu, nappes parce que superposables, mais aussi qu’on peut froisser, plier, entasser. Nappes parce que dépli où peu importe le bord, même si chez Proust il sera toujours net et délimité. Au final, un ensemble de zones-temps étirées parfaitement dénombrables, et chacune liée à un point spatial tout aussi précis, la chambre qui accueille l’endormissement ou le réveil, Combray, les trois appartements parisiens, les deux séjours Balbec, ou Doncières.

Alors, dans chaque nappe, une soirée mondaine est toutes les soirées mondaines qui peuvent être reliées à ce temps même. Les cent quarante pages de la soirée chez la marquise de Villeparisis, les cent soixante pages de la soirée chez la princesse de Guermantes deviennent ces textes fous parce qu’ils sont ainsi séparés du faux événementiel, ou du moins (puisqu’il y est présent, ainsi la mort prochaine de Swann révélée chez la princesse de Guermantes) n’est plus qu’un avatar fictionnel, laissant mordre au premier plan dans la relation même des êtres.

C’est ce fonctionnement par grandes plaques autonomes qui donne son poids et son inéluctable inertie au grand mouvement circulaire qui s’amorce. Il est déjà latent dans les fragments séparés du Jean Santeuil, où ils s’écrivent de façon thématique, quand Balbec ou Combray, ou La Prisonnière, seront des regroupements d’une suite thématique limitée, mais où la frontière précise (les bords) de chaque nappe autorisera que ces thèmes alors y soient maintenus séparés, tout en donnant l’illusion de s’entremêler (ainsi, quand le narrateur plaque le duc et la duchesse de Guermantes au retour de la soirée chez la princesse leur cousine, parce qu’il doit retrouver Albertine, qui ne viendra pas).

C’est ce fonctionnement par nappes qui maintient en nous la Recherche non pas comme l’immensité d’un livre d’un seul tenant, mais une architecture de moments aériens, tissant chacun son univers.

La bizarrerie, qu’il faut examiner de près, c’est comment le livre impose sa construction à Marcel Proust lui-même, qui en intègrera la genèse à mesure dans le livre, mais sans l’avoir – j’en suis désormais à peu près sûr – d’aucune façon préméditée. La clé, c’est bien la figure de la lecture dans Combray : reprenant sa préface à Sésame et les Lys, sa traduction de Ruskin, le célèbre texte Journées de lecture, Proust est contraint de le dissoudre, le dé-spatialiser. Lire dans le jardin, lire dans le logement abandonné de l’oncle parisien, lire dans le petit cabinet aux iris. Là où l’unité devait se faire par le livre, elle éclate, il se retrouve devant la même difficulté que pour le Jean Santeuil. Sauf qu’une des figures de la lecture vient condenser toutes les autres : le moment où sa mère, pour l’endormir, lui lit à voix haute le François le Champi de George Sand. Alors, comme par contact, comme le transfert de nos ancienne décalcomanies, le lieu précis de l’unité génétique du texte passe de la lecture à ce moment sans durée de l’endormissement dans la chambre, et Proust a trouvé. Et c’est bien le mystère, qui durera tout le livre, de cette relation de la lecture au lieu qui s’ouvre à lui, mais de manière résistive, impossible à maîtriser par l’intellect.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 4 mai 2013
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