creative writing | exercice dit de l’observation du carrefour soi

dans les grands classiques des exercices de Malt Olbren, cette séance consacrée à l’écriture la plus exhaustive possible d’un morceau de réel devant soi


Malt Olbren, A creative writing no-guide
sommaire général.

 

Il n’y a pas de paysage qui ne soit peinture de soi.

Il n’y a pas de paysage qui soit description mais élévation ou construction.

Il n’y a pas de paysage qui soit invention de ce qui est vu par celui qu’on tient par les épaules devant soi, qu’on appelle lecteur ou bien qui est, à rebours, la carcasse de soi mise là pour que toi tu te tiennes un peu en arrière, le temps simplement d’écrire ce carrefour et rien d’autre.

Des insuffisants de l’exercice d’écriture proposeront de décrire une rue : ça ne colle pas, des insuffisants de l’exercice d’écriture proposeront de décrire un paysage naturel : ça ne colle pas. Moi Malt Olbren te propose d’écrire un carrefour.

Et surtout d’acquérir préalablement la méthode d’observation du carrefour, qu’on pourra dire alors exercice d’observation du carrefour soi.

Il faut d’abord prendre conscience de l’importance de la notion même de carrefour : là tu bifurques, et l’écriture inclura cet ouvert. Et le carrefour est un point, tu focalises ton récit à une distance précise de toi-même, qui inclut l’au-delà et l’en-deça comme des strates délimitées dans l’image même.

Tu commences comme on a commencé ici les autres exercices : liste mentale de tous tes carrefours. Tu les récapitules depuis l’enfance. Tu balayes chronologiquement tous tes lieux et tu visualises intérieurement tes carrefours. Ce n’est pas assez, tu vas trop vite : à chacun de tes lieux chronologiques associe un carrefour et reprends plus lentement ta liste. Maintenant tu les vois. Continue. Reprends depuis ta vie récente, prends ta vie à l’envers, selon chaque lieu d’activité, chaque point de souci, et trouve les carrefours. La liste se démultiplie. Pour l’instant tu ne décris pas, juste tu vois. Mais tu en vois de plus en plus. C’est une convocation mentale simple. Examine, à mesure que tu déploies la liste dans les balayages de temps, comment, presque comme sur une mire ou la croix d’une cible, la figure du croisement devient le point fixe de la superposition mentale. Ce sont des cartes postales qui s’assemblent par le milieu, garde cette idée de milieu.

Continue la convocation mentale – n’écris pas. De toute façon ça va encore plus vite à penser qu’à écrire. Balaye ta vie par points d’intensité. Prends de deux ans en deux ans, et retrouve le moment qui compte. Pour chacun de ces moments, ô ce n’est pas une surprise, tu m’as deviné, tu trouves un carrefour.

J’augmente la pression : de tous les carrefours qui ont défilé, choisis en cinq. Et maintenant, sur ces cinq, accroît la pression sur la convocation mentale. Balaye-les non pas comme une liste ou un défilement, mais comme une suite discontinue de diapositives. Apprends à passer de l’un à l’autre, chronologiquement d’abord, puis en les plaçant sur une carte géographique mentale ensuite, et puis deux par deux en désordre. Enfin, tu en prends un et tu regardes : maintenant tu sais voir.

Non, n’écris pas encore. La force de l’écrire est d’abord dans le temps qu’on retient l’écriture.

Quand tu regardes un carrefour, celui que tu as retenu ou toute la suite des autres, comment regardes-tu ? La disposition des blocs. Le mobilier urbain au premier plan, et les enseignes au lointain. Le rapport global à la ville (s’il y a ville), et à la direction des routes. La couleur du sol, les irrégularités du sol, le dessin du sol. Les objets en mouvement, les objets en présence éphémère (les êtres humains, passants, observants, sont alors aussi considérés comme objets puisque figures de la représentation).

Et puis, un instant, tu joues de l’image immobile ou pas. Peut-être que je me trompe : peut-être que tu regardais déjà ton carrfour pris dans le défilement incessant du temps.

Alors pense aux images fixes que tu connais de carrefours : cartes postales anciennes (ou bien les imaginer, et par elles la transformation du lieu au fil des décennies passées), toiles (et toiles de maître, et sache qu’il n’y a pas dans notre histoire américaine que le grand Hopper), et puis les carrefours que tu connais dans la littérature, histoires à un carrefour, histoires avec carrefour, carrefour des histoires. Allez, cites-en une, là tout de suite – ou un titre incluant le mot carrefour ?

Le mot carrefour t’effraie encore ? Appelle ses synonymes, et pour chaque synonyme sois attentif à la fois aux images, aux lieux, aux autres titres et livres et films et toiles et ainsi de suite en emboîtement. Parce que le carrefour est emboîtement ouvert de réels qui s’assemblent, ainsi devient ta pensée.

Oublie crossroads, et que ce mot d’un objet simple et réunifié inclut son pluriel, et que c’est une belle chanson avec histoire de cette chanson. Pense à croisement, bifurcation, embranchement, raccordement, échangeur, et prolonge par fourche, étoile, patte d’oie, croisée, rond-point (crossing, intersection, junction, juncture, crossway, interchange, connexion).

Maintenant, le carrefour que tu as retenu, laisse-le dans son mouvement continu, les voitures passent, les gens défilent, les heures du jour changent, puis changent les mois, les saisons, les années, les lumières dans l’orage, la disposition dans la nuit, les soirs de brume et puis sous la neige et quand il gèle ou bien, tu sais, lors des grandes grèves, des grandes peurs, des grandes pannes). Fais marche arrière si tu veux : reprends tout cela depuis le point initial, et crée le mouvement dans un sens, puis dans l’autre.

Elle existe, maintenant, ta vision. Garde quelques figures, je suggérerais quatre : jour puis nuit, panne puis neige (ou brume).

Maintenant, que tu l’habites. Mentalement, tu fais le tour à pied. Tu ramasses ce qui est par terre. Tu regardes les saignées, les grilles, les trottoirs et caniveaux, ou le brin d’herbe. S’il y a un panneau ou un feu, tu examines son pied ou poteau, et les autocollants, ou rayures ou marques. Il y a eu des morts, ici ?

Et si c’est un personnage, que tu y mets : ceux qui y habitent, ceux qui habitent auprès et passent là tous les jours, ou bien tu y places un personnage imaginaire – un événement quelconque l’a placé là contre sa volonté, et dans ce lieu de passage permanent lui il doit rester.

Et puis maintenant, prends ce qu’il y a autour. Si c’est un champ labouré, c’est un champ labouré. Tu déploies le panorama : mais vraiment, en tenant tes deux mains devant tes yeux comme pour la définition du cadre d’une caméra, et puis, à ta hauteur d’homme, tu tournes à 360° – il y a des cheminées, des toits, des mots, des bâtiments identifiés ou pas, et même peut-être un cimetière, ou rien, quelque chose derrière un mur et toi tu ne vois rien. Alors en plus tu fermes les yeux, tu te concentres sur le bruit – le vent, les voitures, une machine au loin, un cri ou un appel. S’il y a une maison c’est bien, tu y entres, tu vas dans les pièces vides, tu es attentif aux odeurs, à l’humidité des murs, au courant d’air qui vient de la cave. Tu vas à la fenêtre et tu le vois d’en haut, le carrefour, connu et inconnu. Si c’est une station-service, tu y travailles. Si c’est un entrepôt, ou bien un KFC et le dinner d’en face, tu t’y installes mentalement. Et même, c’est peut-être là que mentalement tu disposes ton bloc pour écrire. Ou bien c’est juste un parking, un fossé – comment je saurais, c’est toi qui sais.

Voilà, c’était l’exercice dit observation du carrefour soi. Peu m’importe maintenant que tu l’écrives. Mais si tu l’écris, tant mieux.


responsable publication traduction © François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 26 mai 2013 et dernière modification le 26 août 2013
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