Mahigan Lepage | dans les villes nombres

le voyage et l’écriture en marche simultanée


Ô l’étrange Mahigan : bénéficiant autrefois d’une bourse d’étude à Paris, le thésard québécois en profitait pour s’échapper vers le Népal. Le choc de l’Asie, puis du Maroc, semble avoir été plus fort que la vieille Europe pour celui qui avait déjà fui Vers l’Ouest (beau récit d’auto-stop à travers le Manitoba de Gabrielle Roy).

Jamais vu Mahigan lors de nos rendez-vous réguliers à Montréal sans qu’il parle encore de voyages, comme partir dans un élevage de chevaux quelque part en Amérique du Sud.

L’an dernier, il a voulu aller au bout de son rêve : partir devant lui à travers l’Asie. On a eu (nous ses amis) quelque petit sourire en le voyant soudain s’ancrer à Chiang Maï, et pas seulement pour collaborer avec Gwen Català. Il était question alors qu’il parte enseigner le français dans le milieu de la Chine, loin des capitales.

Et puis la pulsion du voyage a soudain repris le dessus. Mais ce n’est plus l’Asie qu’il voyage (emploi transitif volontaire). Je l’avais évoqué l’an dernier lors de ma rencontre avec le volcanologue Jacques-Marie Bardintzeff, qui connaît le monde entier mais aucune ville : les cartes pour chacun sont complémentaires, se superposent. Mahigan cette fois n’explore que les villes.

Et, en décidant que le blog ne soit pas un compte rendu de voyage (il en a commencé plusieurs, s’est chaque fois lassé), mais oublie le voyage pour écrire les villes, là où personne (en tout cas dans les représentants du monde occidental, si l’on excepte Régine Robin), la confrontation de l’écriture et de la ville repasse au premier plan.

Mahigan les nomme les villes nombres. On n’en a jamais fini avec Walter Benjamin : nous construisons la rupture théorique avec l’initiateur de l’écriture de la ville, Walter Benjamin qui partait de Balzac, Baudelaire et du surréalisme. Là où Benjamin s’ancrait dans la rupture initiée par Baudelaire en traduisant L’Homme des foules d’Edgar Poe, Mahigan reprend le chantier là où la foule cesse, parce qu’elle ne se constitue pas comme telle, n’est plus que son propre nombre.

Symptôme de ce qui se crée de neuf, reprise aussi du graphisme de son site (écrire sous spip c’est écrire la fragile grille d’affichage en même temps qu’on invente les contenus qu’on y place), et voilà cette série les villes nombres. L’importance aussi de la page sommaire (Le dernier des Mahigan) où la rubrique en cours apparaît en continu sur la droite, sans peser sur l’architecture même du blog principal.

Les titres eux-mêmes, Sont d’immenses maquettes de villes artifices, Se détachent des petites Amériques, Accostent de vieux cargos géans, Les trottoirs ne servent pas qu’à y marcher, Les corps se massent aux goulots d’étranglement, Renferment des villes anciennes, Il n’y a plus de centre nulle part, Viennent des hommes pour le sexe, Il n’est pas facile d’entrer définissent les enjeux théoriques d’une renverse qui s’annonce comme essentielle, d’un point de vue de la géographie comme du point de vue des modes d’assemblage du récit.

On tenait à le dire et le signaler. Ci-dessous, un extrait de ce récit majeur qui s’amorce, et naît par l’écriture web : Des cités linéaires poussent sous les autoroutes, on s’y reportera pour les photographies. Je souhaitais justement mettre en avant l’écriture hors de son premier contexte de voyage.

 

Mahigan Lepage | Des cités linéaires poussent sous les autoroutes


Aux abords des villes nombres, des cités linéaires poussent sous les autoroutes.

Toute parcelle de territoire non revendiquée ou non privée, le nombre l’investit. Il a horreur du vide. C’est un combat pour l’espace, une bataille de frontières. Dans cette guerre, le nombre n’a pas pour lui la structure ni ses lois, mais il a l’avantage d’une extrême plasticité. Il peut se mouler à tous les espaces, contourner tous les obstacles, se hisser en hauteur, se faire tout petit ou invisible, ou encore s’allonger comme un serpent, selon l’environnement.

Dans les villes ou aux abords, les autoroutes se détachent souvent du sol, pour enjamber les routes, les chemins, les canaux, les rivières et les constructions. Elles dégagent alors au-dessous, entre les piliers, un espace habitable d’un étage de haut environ. Dans nos villes aussi, les sans-abris utilisent ces structures, pour s’abriter du soleil et de la pluie. Mais ici, en pays nombre, on ne fait pas que camper ou squatter : on construit. À l’ombre de l’autoroute, des maisons ont champignonné. Tant et tant que s’est formé une sorte de ville.

Cité radicalement linéaire, improbable, qui s’étend sur des kilomètres. On connaît une forme de ville linéaire, dans nos pays aussi. En Amérique-du-Nord surtout (dans la région où j’ai grandi, même), des tas de villes et de villages sont bâtis le long des routes. Du coup, il n’y a pas vraiment de centre, pas de « place » comme il y en a dans plusieurs villes d’Europe. Reste que ces villes-routes se déploient minimalement en largeur. Elles se composent d’au moins deux rangées de maisons, et souvent de quelques rues transversales. Il y a aussi des « effets de centre » : un endroit sur la ligne plus densifié, où se ramassent par exemple église, école, bureau de poste, etc.

Mais sous une autoroute, très peu de possibilité d’élargissement ou de densification. On ne peut dépasser de beaucoup la largeur de l’autoroute, les autres terrains limitrophes étant soit occupés soit privés, sans doute. Il faut se faire tout mince. Une seule rangée de maisons, la plupart du temps. Avec, pour seule « rue », le sentier qu’on arrive à dégager en bordure.

Ces cités invalident la notion d’agglomération. On ne se masse pas ici, on s’étend. Et pourtant c’est une sorte de ville. On voit là des micro-structures, un filet de basket, un jardin. C’est une ville, toute en longueur. Imaginez, dans une cité linéaire de seulement une centaine de maisons, par exemple, on peut avoir à parcourir des kilomètres pour aller visiter son « voisin ». C’est un autre rapport à l’espace, qu’on n’a pas encore appris à approcher (il faudrait que disent les gens qui vivent là). Qu’est-ce qu’habiter une ville sans véritable « rue » ? Et puisque deux des trois dimensions sont très limitées (profondeur et hauteur), est-ce qu’il y a transfert des facultés mentale vers l’unidimensionnel ? Est-ce qu’on devient un expert de la ligne ?

On ne peut pas savoir ce que c’est, habiter une telle cité linéaire. Le ciel tout en béton armé, l’ombre constante. Et surtout le bruit, le bruit toujours des véhicules roulant sur nos têtes. L’énorme tremblement chaque fois que passe un poids lourds ou un bus, et il en passe beaucoup. Tout autour, des champs, des routes, ou des structures, villes, centres, manufactures, etc. Est-ce que certains travaillent dans des structures hors de la cité, ou est-ce qu’on ne pratique ici que des métiers du micro : jardinage, ramassage, récupération, bricolage, revente ? Je ne sais pas, on ne sait rien.

Ce ne sont rien que des visions captées à travers la vitre du bus qui me ramenait à l’aéroport. Aujourd’hui, j’ai quitté Manille. J’ai pris un avion, j’ai transité par un aéroport quelconque, j’ai sauté dans un autre avion. J’ai atterri à Jakarta. J’avais changé de pays, mais rien n’avait changé. Je voyageais encore dans la ville nombre.

Sur la route de l’aéroport à l’hôtel, j’ai vu des maisons bâties sous une autoroute.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 5 juin 2013
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