creative writing | de la description vertige

toute idée descriptive de la description tue le roman, dit Malt Olbren : mais toute poétique radicale du dehors lui confère son visage propre


Malt Olbren, A creative writing no-guide
sommaire général.

 

Qu’est-ce qu’une description ? Un roman sans personnage, long comme la phrase, le paragraphe ou le passage qui le nomme.

Je proclame : la description n’existe pas, elle est seulement construction du monde avant l’interférence éventuelle d’un ou des personnages. Elle est le statut du monde dans le texte, en tant que telle, elle s’annihile.

Ce qui s’annihile et n’existe pas peut durer un segment de phrase, une phrase ou un ensemble de phrases, un paragraphe ou tout un livre (retrouvez dans les étagères à livres de votre tête un ou plusieurs livres qui ne sont que description – je vous aiderai, mais demain).

La description ne tire pas son éventuelle légitimité de son statut ou pas de réalité hors du livre : description les mondes aperçus en surplomb dans les caves et fissures de Lovecraft, comme la phrase énonçant que rien de particulier à signaler dans votre fenêtre depuis ce qu’elle était hier.

Je ne propose donc pas d’exercice d’appropriation de la description, puisque la description n’existe pas. Dit autrement : due ce qu’on nomme en général description n’existe que si elle est pleinement roman en elle-même, et donc disparaît en tant que telle. Le reste n’est que taille de la toile et conscience de votre geste : la description est le geste du bras sur le récit avant que l’homme y paraisse, sa pertinence sera seulement l’accord entre la précision du geste et la taille et la matière du support qui l’accueille. Cela ne concerne pas votre roman, qui s’écrit sur ordinateur ou cahier mais se moquerait de la taille et de la matière de ce qu’il ébauche ? Alors retournez faire quelques autres exercices dans ce livre et revenez à celui-ci plus tard.

Tout tient à une définition : conscience de la taille et de la matière qu’est votre récit, à quoi vous ajoutez un troisième paramètre : la vitesse de tracé qui est concédé à l’unique geste de décrire, quelle que soit l’étendue demandée à ce geste, qu’il vous appartient de définir.

Comme personne n’est jamais venu dans ce cours pour rien (et cette phrase est insérée systématiquement sans rien y changer, chaque année, dans ce polycopié), ce que je vous proposerai ce sera une suite d’exercices préparatoires à la disparition de la description, ou comment repousser alentour du geste tout ce qui tiendrait à l’effort de le penser, pour en assurer l’abandon et la liberté.
Parce que la description le vaut – et qu’elle n’est plus l’accessoire d’un récit simulacre du monde, mais bien ce en quoi le récit lui-même est monde.

Les exercices se font sans écrire, ni écran ni carnets (pour l’instant). Ils se font à votre gré immobile ou en marchant, mais je conseille de ne pas les faire assis ou couché : il est important, pour aborder les premiers exercices, que le corps soit lui-même dans la position de l’observateur (ou dans le lieu de l’observation, puisqu’on peut très bien imaginer tout cela vu depuis une caméra de surveillance plantée sur un pylône ou au bout d’une sonde micro-métrique dans vos artères).

Le premier exercice se fait depuis les conditions même de la salle, même sans fenêtre (mais c’est encore mieux s’il y a une fenêtre sur ville) : à vous le travail, ami enseignant – l’étudiant doit vous regarder, vous, et ne plus rien regarder autour. À lui alors de décrire oralement ce lieu en partage, à l’instant même de votre échange. Bien sûr ça ne fonctionnera pas pour un deuxième étudiant à suivre, mais rien n’empêche de les associer à la première observation, celle de leur camarade.

Maintenant, même chose mais tout seul : train, voiture, fenêtre fixe — comme disait le poète français : Un éclair, puis la nuit... (NdT : en français dans le texte – Olbren n’a pas laissé de trace écrite d’une éventuelle traduction de Baudelaire, mais traduisait oralement ses citations en permanence). Ce que vous avez vu n’est peut-être pas très intéressant : mais le moindre paysage vu du train inclut une oblique ou des lignes droites, telles masses de couleur à définir, un objet ou un mot qui passe. S’il y a peu, la description sera brève – et alors ?

Vous pouvez bien sûr recommencer plusieurs fois, ou bien comme on fait pour la notation des rêves (d’ailleurs l’exercice vaut aussi pour les paysages vus en rêve) – à mesure que vous vous promenez, déplacez, pour raison parfaitement utilitaires ou liées à vos occupations du quotidien, un petit clap comme au cinéma ? Tu as vu ? Eh bien décris, maintenant. Image fixe, texte avec cadre (décisif, le cadre) et ce qui s’organise dedans, même si on en a retenu que très peu, si peu.

Parés ? N’allez pas vite. C’est un travail pour la vie. Ensuite vous n’y penserez plus, ça se fera en vous, vous aurez le vocabulaire de l’oeil écrit. Je vous suggère de prendre du temps sur l’exercice précédent, quelques semaines, comme ça, au hasard des balades. Laissez-cela se dessiner en vous : un cadre, des lignes, des masses. C’est abstrait ? Tant mieux, c’est le jeu.

Maintenant étape suivante : c’est encore un exercice à faire debout ou en marchant. Dans un lieu de confiance, un lieu de calme ou d’amitié. Vous êtes devant cette fenêtre, vous marchez dans ce parc, et progressivement c’est il y a bien longtemps, et bien loin, que vous marchez. Dans ce paysage où vous vous étiez arrêté, dans cette ville où vous aimiez marcher. Laissez s’installer le décalage, puis franchissez carrément la frontière : vous êtes dans le lointain, temps et lieu, votre corps se meut comme il s’y mouvait, et le présent rien qu’une simple transparence, qui n’entrave pas, ne gêne pas. Alors prenez le temps : arrêtez-vous, même si c’est aussi vous arrêter là, dans le parc ou la rue au présent – et découvrez, découvrez tout ce que la mémoire ne vous laissait pas voir, mais que l’exercice vous dévoile. Faites cela en apesanteur, allez au détail, sentez les chaleurs d’une tôle, le toucher d’un bois, le crissement sous le pas. Pensez que, tant que vous découvrirez ainsi, l’illusion se prolongera – cessez d’approfondir, détailler ou ralentir, et vous reviendrez au présent. L’exercice n’est que ce prolongement. Maintenant, dans les semaines qui suivent, identifier une odeur, un fond d’air, une sensation, la pluie ou la chaleur ou l’hiver, une attente si vous voulez ça marche aussi, et prenez du risque, allez vers des lieux plus fugaces, plus lointains, bien moins précis au départ. Un bref arrêt dans une promenade d’autrefois, le lieu où on allait voir les étoiles, ce coin au fond de la cour de l’école, cette rue après la gare ou tous les jours on devait brièvement marcher. Tirez-en plaisir. Cela vous mène plus à la photographie, à la peinture, à la paresse même, qu’à écrire ou en tirer des mots ? Rien de grave, vraiment rien.

Nous ne sommes pas dans le temps du cours, nous sommes dans le temps disjoint d’un polycopié par lequel vous me revenez, ayant souvent pratiqué ces exercices, ayant aimé les maîtriser. Alors maintenant à table : là, tout de suite, ayant pratiqué l’exercice un, ayant pratiqué l’exercice deux, cinq brefs paragraphes résumant des occurrences du un, cinq brefs paragraphes résumant les occurrences du deux. Du jeté, du gribouillé, noté collé. Voici, vous venez d’écrire votre premier texte description.

Vous vous en doutez, les beaux jours ne durent jamais ce qu’on voudrait – on va passer à une phase plus rébarbative : la description intentionnelle, le paysage arbitraire. Vous choisissez une ville dans laquelle vous avez séjourné ou vécu, et un point précis de cette ville. Vous le voyez ? Trois lignes. Puis une autre. Trois lignes. Et cela quatre fois. Deuxième étape du texte descriptif, musculation descriptive.

Mais la description, qui n’existe pas, mérite bien mieux que ce traitement, quoique indispensable.

Progressons dans le travail. Laissez venir un fragment du monde qui intéresse de près votre travail en cours, laissez-le grandir autour de vous : là-même où vous êtes (c’est encore un exercice à faire debout), des techniciens de cinéma sont venus et ont bâti le décor réel de ce paysage qui vous concerne. Vous ne voyez pas les contreplaqués, les bâches, les échafaudages, les faux éclairages, vous voyez – c’est important de le préciser – le paysage-cible devant vous, autour de vous, tel que vous le connaissez dans son temps, son lieu et sa réalité, mais sans avoir quitté le temps et le lieu de votre propre réalité. Alors, comme les chanteurs vous feront travailler séparément les consonnes et les voyelles d’un air (je sais le plaisir que vous prenez quand je vous propose moi-même ces exercices sur vos textes). Alors concentrez-vous sur le paysage nouvellement installé, et écrivez trois phrases ou paragraphes brefs, très vite mais les trois, en réponse aux points suivants :

  • vous enlevez les objets, les inscriptions, les détails, le petit, le fugace, l’éphémère et les brins d’herbe, il reste quoi ?
  • vous enlevez les signes, les lignes, et vous ne cherchez plus à nommer ce que vous avez devant vous, et vous ne reconnaissez plus que les couleurs : comment dire les couleurs et leurs formes ?
  • vous gommez les reliefs, vous enlevez les parois, les supports, et vous découpez comme une part de tarte, au couteau à réel, tout ce qu’il y a à l’extérieur du cadre, ce qui reste vous le collez soigneusement sur une paroi verticale : qu’y a-t-il devant vous sur le mur d’exposition ?

Troublant n’est-il pas (disquieting isn’t it). Et maintenant, soufflez-moi tout ce décor, qui n’était que songe et illusion, ce avec quoi on ne fait pas de bonne littérature (ricanements dans la salle). Et donnez-vous de la vitesse. Gardez soigneusement le même sentiment de présence que le paysage immobile, reconstruit dans votre propre réalité, suscitait en vous. Et partez mentalement vers les paysages lointains (quand je dis paysage, il s’agit bien de perspective réelle à reconstruire par le langage : coin de chambre, bout de rue, carrefour à travers la vitrine, et pas seulement la haute vue sur le fleuve depuis le belvédère de la ville...). C’est loin, le cerveau va vite, le cerveau s’engouffre en lui-même. Défilent sur le cône intérieur les pays, les dates, les gens, les villes, et puis le voilà, le paysage du lointain, petit comme un coin de chambre, ordinaire comme un bout de rue, indifférent comme un carrefour à travers la vitrine. Et cette vitesse intérieure de déplacement, convoquée pour la remémoration (et tout simplement, le trajet ou le voyage qu’il nous fallait, spatialement aussi, pour nous rendre en ce lieu), conservez-la jusque dans la façon que vous avez d’observer ce que je nomme paysage, ou simple fragment urbain lointain, dans le temps et l’espace.

Je ne vous demande plus d’être debout, au contraire : isolez-vous dans le noir, reprenez votre position d’écriture favorite, repliez-vous sur vous-même comme dans ces grandes chutes qu’on a dans les rêves. Ce paysage du lointain, vous ne le verrez qu’en mouvement : le mouvement réel avec lequel vous le traversiez à l’époque, ou bien le mouvement qui prolonge ce voyage intérieur dans le côte tourbillonnant du cerveau, qui vous y mène – c’est pour cela qu’écrire dans l’obscurité peut être favorable à cet exercice. Et maintenant, très brièvement, cinq lignes suffisent, dites-nous ce paysage tel que vu depuis votre mouvement...

Vous me ferez la grâce d’une dernière étape : et s’il n’y a rien à en dire, de tout ça ? Si c’est trop pauvre, trop monochrome, trop uniforme ? Et si on ne se rappelle de rien ?

Eh bien justement, donnez-vous ce défi. Rassemblez-vous dans la salle par groupes de trois. C’est important. Et que chacun convoque – pour lui seul – un paysage impossible à dire. Le ciel vu de votre Velux, carré découpé dans la pente du toit. Trois minutes pour écrire, mélanger les feuilles. Puis chaque groupe de trois lit ses trois textes aux autres groupes : disparition de l’auteur, mise en avant du texte avec référent qui n’a quasiment aucune réalité hors celle de sa phrase.

Et revenez ensuite me dite qu’il n’y a rien à dire du rien...

Je comprends bien que je vous lasse. Je vous laisse. Vous ne ferez jamais aucun de ces exercices. Ils n’ont rien à voir avec la littérature. Vous fuyez Malt Olbren, le vieux schnoque de prof. Vous rentrez chez vous. Vous prenez Fall of America de Ginsberg, quiconque écrit a cela chez lui. Vous ouvrez un par un les chapitres, en vous disant : ah, pas celui-ci, ça ressemble à son exercice, ah, pas celui-ci... Etc., vous m’avez compris : la description est un vertige.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 26 juin 2013
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