Led Zep #15 | tambours du rock : technique de John Bonham

Rock’n roll, un portrait de Led Zeppelin


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L’écriture d’une biographie est sans cesse un combat contre la linéarité, donc la chronologie. Toujours permettre d’avoir un aperçu global en même temps qu’on traite un point précis. Le livre s’appelait encore tambours du rock, et du déclenchement pour moi de l’écriture, après le vieux gong d’un cimetière un matin d’hiver à Kyoto, plus une réflexion amicale de Vincent Segal sur une phrase concernant Charlie Watts dans ma vio des Stones, le défi passait d’abord par la batterie, et je crois que c’est là où je rejoignais le plus précisément Bonham : construire qu’on puisse accueillir sa parole sur son propre instrument. Et qu’en même temps cette pulsation du tambour serve à installer le reste du livre, en l’occurrence l’adolescence de Jimmy Page dans la séquence suivante, comme s’il s’agissait de les faire lire ensemble.

 

Commentaire d’un batteur sur John Bonham : sa qualité de ne pas remplir le temps, de laisser du silence dans les battements.

Aphorisme de John Bonham : « Technique ? What’s that, my technique ? Drop one, knit one and purl one – that’s all : Technique ? C’est quoi, la technique ? T’en lâches une, t’en cognes une, c’est tout… »

Il faut dire que ce jour-là il est en colère, parce que la rencontre a lieu juste avant le concert et que, ce soir-là, le service d’ordre a prétendu l’empêcher de passer : « Je suis avec le groupe… – Habillé comme ça ? » Bonzo joue toujours en tee-shirt et débardeur. « Ils sont où tes habits de scène ? – Where’s the what… Ils sont où quoi ? » Cole intervient avant que ça dégénère, il est vrai que Bonzo est toujours sobre avant jouer, le poing ne part pas si vite qu’ensuite, mais quand même.

Commentaire de John Paul Jones : « Il y a différentes façon de jouer fort, à la batterie. Ronnie Verrall était toujours fort (loud). John était fort musicalement. C’était un type baraqué (a strong drummer), et on jouait du rock’n roll, tu ne veux pas quelqu’un qui battouille (tapping about). Mais lui, il était lourd depuis le haut (loud from the bottum up). Juste ce que je voulais, en tant que bassiste. Et puis ce n’était pas un type à avoir des quantités de matériel. Une batterie plutôt minimum, même s’il la prenait grande taille. À l’époque, la mode était à des tas de racks et de trucs bizarres, lui rien. Et même si tu le mettais à jouer sur une batterie plutôt spéciale, elle sonnait à sa façon, immédiatement reconnaissable. Et le sens du rythme pardon : impeccable (plus an impeccable sense of timing). »

Aphorisme de John Bonham : « Hit’em as hard as you can. Frappe-les, aussi fort que tu peux. »

Détails techniques sur John Bonham : pour projeter le son de la grosse caisse (bass drum), jusqu’ici on essayait de tendre la peau, quitte à perdre la résonance la plus basse. Et si on joue dans un espace trop petit, ou si on enregistre, l’habitude c’était d’étouffer en posant dedans un oreiller ou des couvertures (même Charlie Watts, en studio a pu le faire). Bonham découvre ce que Ringo Starr, des Beatles, pratiqua le premier, tout en se gardant de le proclamer, à savoir que le son de la batterie est plus beau si on détend les peaux. Plus mat, plus grave, qui claque. Et si on perd en volume, est-ce qu’on n’a pas les micros pour rattraper ? C’est la dernière rupture avec le jazz : la révolution introduite par Bonham et ses contemporains, c’est d’avoir inventé l’usage de la batterie amplifiée. Qu’on regarde des photographies des Yardbirds ou des Rolling Stones avant 1966 : pour enregistrer, on suspend un micro au-dessus de la batterie. Dès le premier disque de Led Zeppelin, jamais moins de cinq micros pour la batterie. Et plus besoin de coussin ni de couverture : il suffit d’éloigner les micros, pour qu’on puisse jouer sans rien étouffer. « La profondeur, c’est juste la distance », dira Jimmy Page, comme il précisera très clairement : « Avec les equalizers, plus personne ne sait plus l’art de placer les micros, alors que tout est là… » : le grand art du duo Bonham-Page pour Led Zeppelin, un bricolage. Mais ce qu’on bricole, c’est ça : l’acoustique, le son même, comme matière.

Un détail parmi d’autres : les autres groupes, Stones, Who ou Iron Butterfly, placent un micro devant la grosse caisse. Page et Bonham en installent deux : un devant, et un derrière. Quelle fraction de millième de seconde sépare les deux sons, on ne le mesurerait pas plus que l’écart chromatique entre les trois cordes d’un Steinway bien accordé (on n’accorde jamais les trois cordes d’une note de piano à l’unisson). Avec ce millième de seconde qui sépare l’onde sonore des deux côtés de la grosse caisse, à la peau détendue, le coup de pédale ne s’entend plus de la même façon, ni sur disque ni sur scène. Et on ne se pressera pas de faire connaître l’astuce avant la fin de Led Zeppelin : c’est cela aussi, une signature.

Ils auront mis longtemps à se rejoindre, le fils du charpentier et le mince et mutique guitariste, passionné depuis l’adolescence par ces problèmes de l’acoustique électrique. Dans sa tanière des bords de Tamise, Page a aménagé son studio dans l’ancien hangar à bateaux : quand on enregistre la batterie, on double la prise par un micro placé tout à l’autre bout, à quinze mètres, et ensuite on superpose, on mélange. Plus un micros placé à cinq centimètres, qui prendra le bruit même des peaux et des cymbales, le coup, les grattements et frottements, et tant pis si ça crache. Mais Page place un micro au ras du plafond, orienté vers le haut : on tire de tout cela une nappe saturée, sans origine spatiale, qu’on rajoutera aux pistes de batterie. Et cela n’empêchera pas de faire aussi parfois tout le contraire, lorsqu’à Headley Grange, pour une des prises de Rock’n roll, on cherchera à retrouver la couleur basique des vieux bals : cette fois-là, Bonzo exigera qu’on se limite à trois micros, deux pour les toms et cymbales, un pour la grosse caisse, à l’ancienne. Et, pour When the levee breaks, Andy Johns le placera au bas de la cage d’escalier, avec un micro à trois mètres devant et un autre dessus au deuxième étage : un autre son. Et lorsqu’une fois, à New York, en 1973, parce qu’on a réservé deux nuits de studio, mais qu’on ne trouve pas le Neumann dont on a besoin pour la grosse caisse, on n’hésitera pas à le faire venir d’Allemagne par avion, dans la journée.

Aphorisme de John Bonham : « If you play technically, you sound like everyone else – it’ originality that counts. Si tu joues technique, tu sonneras comme tout le monde : c’est la singularité, l’essentiel. »

Mais ce n’est pas seulement une affaire de peaux, cymbales et micros. Il y a aussi ce qu’ils disent, entre eux, les batteurs, la quincaillerie. « Si tu fixes les toms directement sur la grosse caisse, tu entends tout ensemble », dira Bonham. Préférer un support pour chaque élément, plutôt que les habituels arrangements de visserie et papier collant : « tout le monde fait ça, sauf moi » dit Bonzo. Et sa batterie devient une forêt de tubes et de supports, mais c’est une révolution. Une fois sous contrat avec la célèbre marque, il contraint Ludwig à lui fournir des supports plus lourds, plus épais : la batterie rock’n roll se sépare de la batterie jazz. Après tout, c’est plein bénéfice pour la marque, tout un service développement et recherche rassemblé en un seul homme. La batterie va plus évoluer en cinq ans, jusqu’à la fameuse batterie transparente de Bonham, qu’elle ne l’avait fait depuis la guerre.

Regardez donc comment il s’assoit. Où un Charlie Watts domine de façon nobiliaire son kit articulé sur la grosse caisse, Bonham semble noyé dix centimètres plus bas, frappe les bras en l’air comme un noyé se raccrocherait à la berge. Mais les sons de chaque peau sont devenus indépendants, rien ne résonne d’un tambour à l’autre, tout simplement parce que chacun a sa propre liaison au sol. Et regardez-le entre deux morceaux, ou avant une prise télévision, à changer trois fois son tabouret de place au centimètre près, où rapprocher une cymbale, repoussant le tom medium. Ensuite c’est comme s’il se penchait en avant et faisait lui-même partie de l’ensemble, tel est aussi l’art de John Bonham.

Ou bien, pour les tambours, prendre un modèle de plus grand diamètre, et l’accorder aussi haut qu’un diamètre plus petit en tirant sur les filetages, et faire en sorte que chaque peau soit soigneusement accordée (un tom accordé sur la grosse caisse, l’autre tom et la caisse claire à l’unisson). Ce n’est pas encore admis à l’époque : Charlie Watts se vexera dans les années 80 – au point de quitter le studio de Nassau et repartir, forçant Mick Jagger à le remplacer provisoirement par Ainsley Dunbar (dans Undercover of the night), parce qu’on avait voulu lui accorder sa batterie, et qu’il ne supportait pas, après vingt ans de baguettes, l’idée une batterie accordée. Et, jusqu’en 1980, assistant ou pas assistant, Bonham ne laisserait jamais cette tâche à un autre.

C’est précisément ce son de batterie accordée et amplifiée, qui sera tant et tant copié. Pourtant, ils le disent tous : donnez à Bonzo une batterie médiocre et déjà usée par des années de bal, ou même la batterie jouet-japonaise qu’il avait été si fier d’offrir à son fils Jason avant même l’âge de lire, et il en tirera les mêmes sons, cette même bascule lourde dans un vide qui vous entraîne. C’est que la musique est toujours affaire de construction intérieure, et qu’un violoniste habitué à un instrument italien du dix-septième vous en réinventera la souplesse, fût-ce sur un crincrin d’étude.

« My ambition is to record the 1812 overture. I would overdub all the rhythm sections, the bells, cannons, tymps. I’ll do it one day, reprend Bonham en juin : – Moi je voudrais enregistrer l’ouverture de 1812, je ferais tous les rythmes en overdub, les cloches, les canons, les timbales, je ferai ça un de ces jours. » Bonham versus Tachïkovski, un Beethoven de la batterie ?

John Bonham : « I’ve always be obsessed with drums. They fascinate me. Any other instrument, nothing. But drums… J’ai toujours été obsédé par les tambours. Ils me fascinent. N’importe quel autre instrument, rien. Mais les tambours… » Et nous, obsédés de nos livres ? De quoi d’autre ?

Aphorisme, John Bonham : « If you pay too much attention to technique you sound like every other drummer does. I think that being original is what counts… Si tu fais trop gaffe à la technique, tu sonnes comme n’importe quel autre batteur. C’est d’être original qui compte. » On a cité une autre version, mais quatre mois plus tôt : Bonham n’est pas un homme qui varie.

Aphorisme de John Bonham : « To give it a boost. Pousser ça. » Qu’on me propose meilleure traduction, si vous avez ?

Il dit que Led Zeppelin n’a jamais été un groupe « très doué pour les répétitions » : « Quand on a une idée, on joue, et on enregistre tout de suite. On enregistre une fois, deux fois, trois fois, mais c’est tout. Après, c’est râpé. » Page peut bien transformer, modifier, ajouter, transformer chaque morceau en orfèvrerie de précision, à la base il faut cet arbitraire et ce brut. John Bonham : « Getting the instrumental track down as soon as possible enables you to retain the immediacy and the energy. Otherwise you’re in the studio for a few hours playing the same thing over and over […] The most we ever do is four takes, and we’ll probably decide on the first or the second because the feel was probably better : – Faire tomber la piste instrumentale le plus tôt possible, c’est comme ça qu’on retient l’immédiateté, l’énergie. Sinon, tu es en studio pour des heures, à jouer la même chose des heures et des heures […]. Le plus qu’on fait, c’est quatre prises, et encore c’est probablement pour choisir la première ou la seconde, où la sensation était plus forte… » Pour l’écriture aussi : premier jet, jamais rattrapable, pas de bidouille. Se grimper en intensité avant, se monter le bourrichon, disait Gustave Flaubert.

Et souvent, en studio, dès le second album, Bonham demandera que la batterie soit enregistrée seulement à trois micros, deux sur les toms, un sur la grosse caisse (le technicien, Terry Manning, jouant des potentiomètres à curseur pour que les roulements sur la stéréo semblent passer de droite à gauche), comme plus tard, à Headley Grange, il arrivera qu’on enregistre simplement la batterie avec un micro posé deux étages plus haut dans la cage d’escalier : la base rythmique du Led Zeppelin, c’est toujours un enregistrement à quatre en direct, quitte à laisser ensuite Jimmy Page seul en studio pour y fabriquer son « armée de guitares ».

Aphorisme de John Bonham, reprise : « La technique, c’est quoi, la technique ? » Il lève les bras, et cogne des deux poings sur la petite table basse de la loge : « Hand to drum, that’s what it is, hand to drum, la main et le tambour, c’est ça, la technique : la main et le tambour… » Répété. Et tant pis pour la table si elle a cassé d’un coup : Grant remboursera.

«  I like it to be like a thunderstorm… C’est comme d’être devenu un orage. »

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 28 juin 2013
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