de l’abécédaire comme subversion d’auto-censure

« Fragments du dedans » : tentative d’un compact grossissant de langue rempli d’ancres (construction progressive jusqu’à débord)


Fragments du dedans, l’historique

C’était au printemps 2013. Je reçois par mail la proposition de Jeanne Garcin, éditrice chez Grasset : un abécédaire, prise de risque sous la protection de l’alphabet, tentative par l’écart, puisque aucun des auteurs sollicités ne serait chez son éditeur habituel.

Premiers rendez-vous, lente approche, le courant passe, frappé par la détermination, la qualité aussi des maquettes. Content aussi de retrouver dans cette collection quelques ferrailleurs de langue amis. Je me lance à l’été 2013, dans le petit hameau de Tartonne, dans les Alpes de Haute-Provence, mais l’écriture va continuer, le plus souvent hors domicile, dans les trains, les hôtels, les bistrots de passage, jusque vers juin 2014.

Comme d’ordinaire, tout chantier d’écriture s’insère d’abord ici sur le site. Et puis vient un moment où le livre prend le relais, exige d’autres outils, d’autres reprises et approches. Les mots les plus dangereux (roman) viendraient tout à la fin.

Sur le livre, voir autres billets de cette rubrique, et bien sûr possible de le commander ci-dessous, version papier ou numérique. Et c’est aussi une manière de soutenir le travail qui se fait ici en ligne.

Ci-dessous, non pas le livre, mais ce pré-travail sur le web, l’étape embryonnaire aux 2/3 de la constitution du livre, en l’état... Et, comme on le constatera, le titre aussi a surgi tout à la fin, en complicité avec J.G.

FB, août 2015

Image ci-dessus : interrupteur électrique, 1954, musée Marcel Proust, Illiers-Combray.


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table partielle de l’abécédaire


 A | abandon _ abécédaire _ alphabet _ animal _ apostrophe _ arme _ avant
 B | battre _ beau _ bloc _ bois _ bord
 C | cahiers _ carrelage _ cerveau _ chant _ cheval _ chien _ cirque _ conversation _ couleur
 D | destruction _ détour _ discipline _ document _ donner _ dormir _ double _ dune
 E | empêchement _ enseigner _ équilibre _ escalier
 F | f _ fantastique _ film _ fort _ foudre _ fracas _ froid _ fuite _ futur
 G | géographie _ goût _ grammaire _ grandir
 H | hangar _ horizon _ hôtels
 I | imaginaire _ inconnu _ information _ instruction _ irréversible
 J | je _ jobu _ jouer _ juger _ jurer
 K | kab _ kakatoës _ koala
 L | lampe _ lessive _ liste _ loin _ loisir
 M | machines _ marcher _ médecins, médecine _ mémoire _ métal _ météo _ métier _ meuble _ meurtre _ miracle _ misère _ monde _ mort _ mot _ muscle _ musique
 N | naviguer _ nom _ nouilles
 O | occulte _ océan _ œil _ oeuvre _ ombre _ orgeat
 P | panne _ pantalon _ partir _ pays _ paysage _ peindre _ penser _ périphérie _ pire _ plafond _ pou _ pour _ pourquoi _ prier
 Q | quand même _ quatre _ question _ qui _ quinquagénaire _ quotidien
 R | réalité _ rempart _ résister _ réviser _ rire _ roman _ rouler _ rue
 S | sacs _ sage _ sandwich _ science _ seul _ silence _ soldats _ sphère _ syzygion
 T | table _ télévision _ temps _ terre _ tête _ tomber _ tout _ toux _ trac _ train _ travail
 U | un, une _ unique _ urne _ usine
 V | ventre _ verticale _ ville _ violence _ vitesse _ vocabulaire _ vodka _ voir _ vol _ volonté _ volt _ voyage
 W | w comme autobiographie
 X | x comme rêve
 Y | y
 Z | zéro _ z est dernier

 

marabout bout de ficelle, un abécédaire


Marabout / Bout de ficelle / Selle de cheval / Cheval de course / Course à pied / Pied-à-terre / Terre de Feu / Feu follet / Lait de vache / Vache de ferme / Ferme ta gueule / Gueule de loup / Loup des bois / Boîte à lettres / Lettre d’amour
Comptine traditionnelle, extrait


ABANDON


Je ne sais pas si le plus important de ce qu’on apprend avec l’âge, au rebours du métier ou pour se défendre de lui, ce n’est pas la capacité d’abandon. Les conséquences ne vous intéressent plus, elles ne sauraient que partiellement vous rejoindre. On laisse venir, on lance et c’est tout soi qui tombe – ça hante parfois, dans les rêves. Mais c’est pour cette capacité même qu’on atteint ce qu’on aurait su décider. Souvent, c’est plus étroit, plus limité que ce qu’on aurait espéré. Mais abandon encore en cela, qu’on l’accepte tel, qu’on y campe. C’est de sa curiosité dans l’abandon qu’on s’arrête un instant, qu’on place l’une après l’autre les pièces, que pour les regarder plus à nu on en fait un abécédaire.

table de l’abécédaire


ABÉCÉDAIRE


L’ordre des lettres, qu’importe. Si incertain déjà du moment où le Z s’est vu relégué tout au bout. de la liste des lettres, mot dont il faudra parler dans les rendez-vous du L. Et préparer l’arrachement : abécédaire n’a d’importance ici que comme contrainte, l’ordre comme raclement du langage. La contrainte de n’avancer que dans cet ordre où les mots se classent. Être devant chacun comme devant un mur, une paroi – et ne garder des mots que ceux qui sont obstacles Puis, quand l’obstacle est devenu fragment, assister à comment le langage devant soi, fluidement et comme du rien, se reforme encore en mot, le prochain.L’alphabet, rétif comme un animal.

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ALPHABET


On peut tellement enterrer dans un alphabet. Et puis on revient du fond du fichier vers ce qui l’ouvre, linéairement, et on se dit que rien ici n’est encore assez caché : pas assez d’ombres pour que tes morts y marchent. Tu repars vite dans la fin des lettres.

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ANIMAL


Finalement on voit peu d’animaux en vrai. On n’aime pas trop les gens qui s’en encombrent. On a vu des zoos, mais il y a longtemps, les villes sont bien plus intéressantes. C’est qu’on ne se débarrasse pas de soi comme animal. Avec des variantes, selon les heures et le rapport intérieur. L’animal en fait, dangereux, obsédant, visqueux ou mordant, grouillant, c’est dans les rêves. Le rêve est animal, mais le rêve garde l’animal dans sa nature, en nous-mêmes, bien en amont de ce que nous les avons contraints de devenir. L’animal : ce que nous étions avant.

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APOSTROPHE


Aux grammairiens qui veulent qu’apostrophe soit masculin parce que signe, Littré répond qu’elle doit rester féminin parce que marque. Et qu’elle n’est pas d’invention ancienne : l’espace entre les mots est une invention tardive, les premières élisions sur le quilz, le silz, le nestoit, le lon n’ont pas besoin dans le Pantagruel de Rabelais d’être repérées par un signe. Peut-être cela contribue-t-il à ce qu’il emploie plus rarement les formes supposant élision. Rien d’important, sinon la gêne, quand on lit sur nos liseuses à encre électronique ou tablettes d’aujourd’hui, à voir si rarement respectée la distinction entre l’apostrophe dite code, apostrophe verticale essentielle dans la langue informatique, et l’apostrophe typo, celle qui est dessinée en fonction de la police de caractères du typographe, qu’il soit de l’imprimé ou du numérique. L’apostrophe non typographique ne suffit pas à décoller le mot avec élision de celui qui l’élide, et manifeste avant tout qu’elle n’est pas un signe issu de cette noblesse typographique, par laquelle l’imprimé s’efface devant l’oeil. Rien d’important, sinon cette étrangeté que notre langue soit bien seule à pratiquer si massivement l’élision, bien sûr en raison du statut ambigu de la lettre e, le e muet, la terminaison neutre. On ne dit pas de le ni ne a, on dit du, on dit n’a (mais pourquoi dit-on s’il et pas s’elle ?). Mais on n’y pense même plus, on rajoute juste ce signe qui vole avant le mot qu’il supporte. À qui ferait-on croire qu’un verbe ou un nom (lui-même d’ailleurs : l’apostrophe, ou cet ailleurs dans d’ailleurs) serait le même sans ce signe qui le soulève ? Ni l’italien, ni l’allemand, ni l’anglais (qui n’écrira pas th’art au lieu de the art of)... Et dans d’autres langues la même marque signe un arrachement phonique, un raclement bien plus rauque que notre h dit aspiré (on ne dit pas l’haricot ni l’hérisson, et si on hésite pour hameçon on trouvera un compromis, on dira ton hameçon, transférant la responsabilité au lecteur). Avoir toujours su que ces étages fossiles dans la langue, qui la rendent si fragile, voire faible, si imparfaite – on ne supporterait pas de telles approximations dans un objet technique ou une technologie comme le langage informatique – était précisément l’instance même de vibration de la langue : un ongle raye la surface vernie de la table du violon, il se présente tout pareil imparfait et immature. Une spécificité française de la langue, qui nous y condamne. Respecter l’apostrophe.

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ARME


Je ne sais pas si le langage est une arme. Sinon contre soi-même. Mais même en ce cas, on rêve d’autres modes de relation, de pression, d’explosion ou de creusement, y compris dans la dureté et l’opiniâtreté, que ce qu’ils font de leurs armes dans ce monde vieux.

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AVANT


S’efforcer de regarder toujours le présent dans les avant qu’il assemble, reconsidérer ta place dans le présent en fonction de cet avant qui se joue sans toi. Il y a toujours un avant. Aimer ces paysages qui semblent surgis d’une nuit minérale, excluant l’homme, participant d’autres dimensions de temps. Avant est un mot qui concerne la continuité de ce geste humain. Tu ne sais rien de l’avant, mais tu devines les visages. Avant est les visage que tu ne connais pas, dans la présence du monde, chaque visage se dépliant dans la foule des visages du temps. Tu n’écris que dans la transparence où, à force d’avant, ils ont fini par se fondre.

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BATTRE


Battre la grammaire. Pas une métaphore : on faisait ça au marteau sur le fer, sur le cuir même. Ou toute matière, ou soi-même : commencer volontairement par s’assouplir.

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BEAU


Le beau vaut d’abord comme question : appel, on va aux limites avant de soi-même. Quelque chose interpelle. Ce n’est pas confortable ni passif. On en appelle à l’autre : — C’est beau, non ? Non pas comme question, mais appel à confirmation de constat. Sera beau ce qui tient de l’interpellation partagée. C’est le rôle du beau qui est plus étrange : ce qu’on ne sait pas atteindre ni construire de soi-même, voilà qu’on le reçoit d’un paysage ou d’un phénomène naturel, d’un objet technique, ou d’une construction humaine. Pas besoin d’art, on est dessous, c’est ça qui est important. L’art choisira rétrospectivement dans ce qui ici le trouble ou l’augmente. Le beau simple s’en ira, comme un arrangement de nuages (c’est beau, un arrangement de nuages). Le beau tremble : ou bien parce que tu projettes sur lui le tremblement qu’il induit ?

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BLOC


Texte bloc donc compact : impossible de lire en continu, défi d’interdire la continuité de lecture. Renvoyer au livre comme aperçu de loin, avec ses galeries, ses rampes, ses escaliers, passerelles, balustrades. De chaque position extérieure au livre, pouvoir rejoindre immédiatement le fragment précis qui correspond à l’intuition. Chaque point du livre à égale distance de l’intuition extérieure qui l’approche. Et lorsque immergé dans le local, le fragment, l’instant, alors se déplie et déploie à nouveau la lecture linéaire. Quelque chose avait commencé, que vous venez de rejoindre. Quelque chose continuera, après que vous l’ayez laissée. Tout livre, une fois lu, se classe en moi comme bloc : là il s’agirait de construire l’objet compact en tant qu’il s’établirait selon cette idée même.

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BOIS


Le bois comme matériau noble est ce à quoi tu te réfères comme ce dont est faite au dedans ta tête et ce dont au-dehors devrait être fait ton corps. C’est ce qu’on aime dans le bois, le toucher et le travail du bois. Ce qui m’est de toute façon étranger : j’ai deux amis qui sont des grands du travail du bois, un en est mort, Ricardo Perlwitz, l’autre continue, Pierre Bergounioux. Je sais travailler le fer : le fer es ductile, on le fond, on le forge, on l’usine. Le métal est une architecture. Le bois est organique en ce qu’on peut seulement le révéler à son propre corps. C’est cette finesse-là qui nous fait penser qu’un livre est beau comme un bel objet de bois. J’ai l’amour des violoncelles, des vieilles mandolines, des formes arbitraires, étranges et toujours anthropomorphes des bois flottés. J’ai de l’angoisse dans les forêts, mais une angoisse qui me pousse à revenir aux forêts comme on entrerait soudain dans l’inconnu de son corps. J’aime les littératures des civilisations qui enseignent les forêts, cette angoisse, cette possible perte, le retournement vivant du bois sur celui qui y marche, et bien plus généralement pourquoi cette hantise du bois constamment anthropomorphe, en ses dimensions les plus excessives. Les voyageurs de la canopée nous fascinent parce qu’ils glissent à la lisière d’un crâne. Le bois me reste étranger parce que je viens d’un pays sans arbres, où la terre et le sable s’enfoncent d’un coup sous les roches et la mer. Le bois me reste étranger parce que, si je prends un tour ou une gouge, j’ai l’impression de blesser, là où Ricardo d’un trait de canif à main levée dans l’ébène taillait une touche de contrebasse plus droit qu’aucune machine n’aurait sur le faire, et il savait expliquer pourquoi. Je comprends pourquoi obscurément les bibliothèques ont eu une telle affinité pour le bois : ce n’était pas affaire de rangement des livres. C’est la façon dont le bois m’est étranger, parce que vivant, qui paradoxalement m’empêche de le rayer de mon univers : vieux bois du XIIIe siècle au MET, chaire abandonnée du XVIe dans une église sombre d’un recoin de Belgique, un arbre parfois – tout simplement un arbre –, ou ces chutes de bûcheronnage industriel, comme des plaies mais qui, dès qu’on les ramasse, reprennent leur dignité, le bois est comme une preuve du caractère organique du monde. Ce qui nous définit aussi. Mon affinité pour la langue est l’affinité ressentie pour la pierre, le minéral (Babel de palais et d’arcades), l’eau dans toutes ses formes et ses quais, lourde ou transparente, dangereuse ou morte. C’est ce qui fait marcher pour des formes de langue qui n’aillent pas vers le livre, qu’aussitôt enferme l’étui de bois des rayonnages de bibliothèques, et le bois même qui subsiste dans sa matière imprimée, broyée, lavée, reconstituée. Reste le mystère parfois d’un galet de bois poli, dans le fond de la main, et qu’on sache ce qu’il est de temps vivant.

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BORD


« L’univers est un objet fermé sans bord ni frontières. » Toujours été fasciné par cette phrase de Stephen Hawking. Elle instaurait que ce décalage entre réalité objective et réalité sensible nous imposait de renouveler ce premier pacte, celui de Galilée et Copernic, instaurant que nous tournons autour du soleil même si nos perceptions nous induisent à penser l’inverse. La vieille question d’Anaximandre : si la terre est ronde, qu’est-ce donc qui la soutient dans l’univers, n’a pas plus de réponse que cette vieille antienne des astrophysiciens (ou d’Edgar Poe) : « Pourquoi la nuit est noire ? » Nous habitons un volume dont nous savons si peu. On a récemment décelé, dans un cube de glace profonde isolé de l’Antarctique, la trace de quelques bosons : un grain de sable, traversant un terrain de football, y avait heurté une autre particule. Nous sommes transparents à ce premier état de la réalité matérielle. Nous apprenons sans cesse de nouveaux éléments, fond fossile de l’univers, structure aléatoire en éponge de la répartition des masses galactiques, et nous ne sommes pourtant qu’un point dans l’étendue de notre propre galaxie, elle-même un point dans l’amas de galaxie auquel elle appartient et ainsi de suite. Un objet fermé sans bord, c’est une contradiction pour la pensée rationnelle, mais qu’elle vienne diffracter sur cette contradiction et c’est notre rapport à l’immédiat qui s’agrandit aussi : notre communion avec le vivant comme notre interaction avec nos meubles et nos murs. On perçoit qu’il y a peut-être un autre mode d’organisation mentale pour cet arbitraire et ce chaos de la vie humaine sur sa planète, et les forces mauvaises qui la mangent. Oui mais ça ne rassure pas. Pourtant qu’elle est belle, la nuit d’été, avec toutes ces étoiles, et devant nous l’absence de bord et de frontières, qu’on devine.

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CAHIERS


Ce qu’il y a de bien dans les cahiers, c’est qu’on les referme. Ils enclosent et protègent, même de nous, ce qu’on leur a confié. Trace fragile d’encre séchée sur papier ligné et manufacturé. À chacun d’organiser ses formats : plaisir, dans la découverte d’une ville étrangère, d’y acheter des cahiers dont on n’aurait pas trouvé l’équivalent chez soi. Écrire pour ce cahier, la taille de ses pages et son épaisseur. Ceux qui commencent par écrire depuis la dernière page, ou à la fois depuis la première ou la dernière. Ou simplement la première page qu’on laisse blanche. Les marques de séparation qu’on installe, trait ou étoile, entre deux prises de notes. J’aimais beaucoup les cahiers italiens de chez Vertecchi, dans cette petite rue sous la Villa Médicis. Je dois toujours en avoir quelques-uns de vierges dans ma réserve. L’avantage du cahier, c’est qu’on peut en avoir plusieurs, mener des écritures différentes. Ainsi de ce qu’a laissé Kafka. Dans votre Montaigne numérique, si vous cherchez à « page » vous ne trouverez que ce qui concerne les jeunes serviteurs de bonne famille attachés à quelque fonction nobiliaire. Mais si vous cherchez à « cahier » soudain vous le voyez lui-même écrire. Nous n’avons jamais souhaité que cette complémentarité cesse. Mais la normalisation marchande frappe : ces petits carnets moleskine avec élastique et crayon bleu à un bout, rouge à l’autre, que charpentiers et menuisiers mettaient dans leur poche, pour prendre leurs cotes sur leurs chantiers, ont fait faillite, puis ont été ressuscités par une marque italienne, reprise ensuite par une usine américaine, et maintenant on les trouve partout au monde, identiques à eux-mêmes. Dans les drugstore nord-américains je préfère ces carnets petit format souples et épais, d’apparence plus banale mais qui, au moins, ne se vendent qu’ici. J’aime bien le soin que les Japonais apportent à leurs outils à écrire, et le lignage qui n’a aucune affinité avec notre système d’écriture manuscrite peut générer de belles ruptures d’habitude. Comment transporter cet univers dans celui des blocs post-it, et dans l’ordinateur lui-même, ses carnets sans épaisseur ? J’en ai plusieurs, et ils portent des noms cocasses, Notational Velocity, UlyssesIII ou Daedalus. La prise de notes se fait depuis le téléphone comme d’un simple copier-coller dans une ballade écran. Est-ce qu’on y perd, est-ce qu’on y gagne : j’achète toujours des cahiers vierges, je ne m’en sers plus. Mais cette idée d’objet de la taille de la paume, ou des deux paumes, et qui se referme sur ce qu’on y a enclos, j’aime la maintenir dans ce que je fais ici, depuis sept mois maintenant, notes lentement prises sur soi-même dans les mots, et qui pourtant n’aura eu aucune étape manuscrite.

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CARRELAGE


C’est lisse, c’est beau, c’est propre, c’est dur. Géométrique, avec des couleurs et des brillances. Carrelage signifiait le lieu partagé dans l’espace privé, ou la neutralité de l’espace travail. Le monde carrelage ainsi serait susceptible de toutes les courbures, toutes les courses et fuites vers perspective au loin. On enlève le passé, les hontes, les vieilleries. Les toilettes d’autoroute sont en carrelage. J’avais été surpris il y a quelques années lorsque le groupe Auchan avait racheté les hypermarchés Mammouth : un cadre du groupe Mulliez, le nouveau propriétaire, disait que sa norme était de 1200 francs/mètre carré carrelage, alors que Mammouth ne les atteignait pas. Je suppose que c’était pour séparer les mètres carrés logistiques et entrepôts (ciment brut), des mètres carrés arpentés par le public. L’imaginaire populaire dit que si on sème de l’argent ça ne repousse pas : chez eux, là où on pousse le caddy, l’argent pousse – et pourtant depuis les besoins les plus primaires de l’alimentation ou de la consommation basique. Carrelage : toute tache s’efface, tables de dissection en carrelage. Corps projetés éclatent, on nettoie. Hôpitaux, lycées carrelage : couleurs administratives selon services. Que serait un cerveau carrelage, qu’est-ce qu’on porte sans le savoir de carrelage dans le cerveau ?

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CERVEAU


Mousse à raser structurée. Mais on ne sait pas comment. Bassin, mine, carrière à ciel ouvert. Désert aussi, si souvent désert. Chercher le mot. Rêve des cerveaux en bocal (chez Lovecraft) seulement voilà, on a un corps : as-tu jamais fait faire une prise d’urine après lecture, conférence ou performance comme ce à quoi on contraint les cyclistes (ils ont leurs combines, remarque) ? Le cerveau consomme de l’oxygène (travailler la respiration), des sels minéraux (se shooter correctement, quarante minutes au plus tôt, vingt minutes ou douze minutes avant le début de la séance). Le cerveau consomme du sommeil : tant d’avancées concernant le travail se font pendant le sommeil, avant de travailler fais ça, va dormir. Le cerveau a mal : va dormir, longtemps, toujours, maladivement, enfonce-toi dans le sommeil. Enlever le corps, parfois : avoir pu chercher cela volontairement, mais ça ne menait pas à grand-chose. Laisser le corps dans son poids, et le cerveau diffuse. Récit des années soixante-dix : le narrateur mangeait à la cuiller dans le cerveau ouvert d’un type. Un psychopathe anglais avait fait ça pour de vrai, il paraît. Le cerveau est ainsi : il laisse faire. Il a des bizarreries, des zones rapides et monochromes en son centre, de larges zones affectées à diverses tâches sur la périphérie. Il s’arrange de ton voir imparfait. Il se moque de toi avec sa machine à reconnaître les visages qui ne renvoie que du flou. Il te fatigue à force d’hallucinations auditives, les voix et conversations qu’il te refait à distance au millimètre. La façon dont il oublie tant de ce tu aurais besoin, et garde des empilements en spirale de lourdes bibliothèques de phrases. La façon dont chaque livre décrit une aberration précise du cerveau commun. Le cerveau de Michaux. Le cerveau de Michaux, ça pourrait même faire un titre. La façon très simple dont est organisé le cerveau de certains grands de la science. Et si c’était la langue qui perturbait tout ? On est d’un siècle qui aura peut-être manqué de syphilis.

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CHANT


Composer de la littérature a plus à voir avec le chant qu’avec le théâtre. Les très rares acteurs qui lisent sans théâtre sont ceux qui ont su comprendre le texte sans en appeler à leurs combines de scène. On ne montre pas, on ne démontre rien. On entend ce qui siffle sous la voix. J’ai toujours aimé les musiques pour instrument seul, mais (et même si j’ai de bons copains souffleurs, que j’ai admiration pour ces quelques amis souffleurs) la seule musique qui me tient c’est celle de la voix et celle des cordes. Je ne sais pas si c’est juste de dire cordes vocales. La voix est organique, mouillée, et tient principalement au souffle : qu’on apprenne et qu’on exerce le souffle, c’est la meilleure leçon qu’on puisse donner pour que l’écriture s’enseigne (sinon ça ne vaudrait pas, de faire des ateliers d’écriture). Fascination pour les grandes oeuvres de cordes seules (sonates pour violon seul d’Yzaïe ou de Bartok, sonates pour violoncelle seul de Kodaly ou Britten, sans parler de Bach évidemment, partita et suites, et ça se transpose aussi chez certains pianistes, comme Scriabine). Fascination pour la voix quand elle est voix, et que ça ne peut s’analyser ni se nommer. Souvenir d’un manuscrit envoyé en 1979 à Paul Otchakovsky-Laurens, uniquement des notes sur la voix, puis un mois plus tard je lui envoie un mot disant que ce n’était pas mûr, de ne pas lire ce texte, et qu’il me le renvoie (s’il l’a survolé ou pas, quelle importance) en m’écrivant qu’il est impératif d’obéir à ces intuitions-là – aucune archive de ce tapuscrit, une centaine de pages, le suivant sera mon premier livre. Le mystère de la voix en ce que lui obéir dispense de s’illustrer dans n’importe quel autre instrument. Avoir toujours respecté le mot barde : la voix ne peut aller sans l’incantation, sans les mots qu’elle ordonne et lui servent de matière. Écouter peu de bardes, et peu importe qu’ils soient le nom imprononçable d’un chanteur mongol ou inuit, ou Jagger Lennon Dylan. Respecter encore plus ceux qui ont su analyser cette singularité d’être chanteur : Dylan n’en a pas brisé la coque, il en a cherché l’équivalent dans la peinture, ou dans cette façon rien qu’à lui de rester, sous son propre nom, un individu anonyme et inaperçu, ne redevenant Dylan que pour son chant. Robert Plant a parlé de ce mystère. Les chanteurs allemands de lieder, de Schumann à Bartok ou Strauss et Mahler, probablement ont dû l’apprendre aussi. Je ne sais pas où est mon chant. Je ne suis pas sûr de disposer de la voix de mes textes. Quand je chante, seul s en marchant ou en conduisant, ce n’est jamais avec des mots : et pourtant je maîtrise certaines techniques, comme la polyphonie. Avant une lecture publique, je m’exerce avec des exercices de chant classique (je les ai appris) : mais c’est plus une façon de se concentrer qu’une exigence technique. Je suis toujours surpris, dans les cycles d’atelier, d’avoir à faire découvrir aux étudiants ou participants les éléments basiques de la maîtrise de voix : perception du palais arrière, autonomie de la luette, maîtrise de la levée réflexe de la langue, respiration ventrale et résonateurs de la nuque ou des côtes flottantes – cela devrait s’enseigner au collège, c’est plus important que la flûte à bec. J’entends certaines voix fragiles, monodiques, Il me semble que je sais le conquérir dans le silence de l’écrit, dans le distord de la syntaxe. Je sais lire Rabelais parce que je le lis avec les voix paysannes de l’enfance (c’est légitime, je suis d’un pays qui avait su garder cette langue jusqu’à l’arrivée de la télévision), je lis Proust avec le souvenir de comment Tarkos le lisait. La voix de Novarina et la voix de Koltès ont typiquement été pour moi l’expression de cette adéquation. De l’avoir appris m’a porté vers le conte et l’improvisation, j’accepte la scène quand elle m’autorise un art de parole, et non de déclamation. Quelquefois je vais sur la tombe de Tzara et je reste là, c’est mon endroit pour penser à ça.

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CHEVAL


Le cheval jusque dans cette révolution des voitures au début des années 60 (mais pas avant), était l’animal-ville. Il était ce par quoi le non-humain de la ville vous regardait. D’accord, une petite ville. Immobile et de dos, devant le forgeron qui lui refaisait les pieds. Avec des oeillères et son brancard pour tirer les poubelles. Au fond d’un champ, puissant, pour attendre la mort et nous dire ça : que la mort s’attend. Dans les livres, les chevaux meurent sous celui qui les a trop fait courir, ou bien dans d’autres livres on les bat, et ce n’est pas bien. Le cheval n’était pas une forme de loisir. Une sorte de persistance du monde agricole et militaire qui sous-tendait toutes les formes du nôtre. De l’autre côté des barrières, on les regarde de tout près. Il suffit d’être là, et ils viennent d’eux-mêmes, passent leur tête. Si on touche ils mordent. On s’habitue à toucher où ils aiment, la bosse un peu au-dessus des yeux. On sait que c’est une force plus grande que la nôtre, qui ne se maîtrise pas, sinon dans l’équilibre des pouvoirs, mais soi on n’en dispose pas. On regarde le cheval : à quoi il pense, on ne sait pas, on comprend que ce n’est pas la même pensée. Il voit monochrome, il dort planté sur ses pattes et deux heures lui suffisent, on sait qu’il a à nous enseigner, mais ne nous l’enseignera pas. Dans les rêves, le cheval est toujours un instrument de peur. Beaucoup plus l’animal miroir de la condition d’homme que tous les autres dont a priori on est plus près : le cochon, le singe, le chien. J’ai beaucoup moins peur de ces trois-là.

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CHIEN


Enfant et adolescent, je savais parfaitement moduler des aboiements pour communiquer avec les chiens : j’avais compris, comme à l’harmonica, qu’il fallait pour cela aspirer et non expirer. Comme à l’harmonica aussi, les deux mains en conque devant la bouche transformaient ces modulations en langage à leur attention. On voit le mouvement de leurs oreilles pour mesurer l’effet : le chien ne sait pas dissimuler, c’est ce qui le rend sympathique. Le monde urbain a tué le mythe du chien, hors ces gros toutous savants capables de guider les aveugles dans la traversée du métro Pasteur. Pendant un temps, la France leur distribuait plus de viande que n’en consommait toute l’Espagne, la tendance depuis paraît-il s’est inversée, et de savoir combien de tonnes d’excrément canin il se ramasse annuellement dans Paris dégoûte d’effectuer le calcul pour New York, ou la profession de promeneur de chien, attelés par cinq ou dix en les regroupant par immeuble, est devenu un chemin de vie pour nombre de jeunes, comme le toilettage chez nous. Alors je me suis éloigné du chien : même pour la communication directe par aboiements, je manque d’entraînement. Le chien m’intéresse pourtant, sauf ces boudins atrophiés à la mode dans les jeunes populations urbaines. Il ne voit presque rien, comme moi, mais est doté de sens augmentés pour compenser, l’odorat et l’ouïe (il n’aime pas les ultra-sons, par exemple, et c’est commode quand vous marchez en terrain rural où le sens de la propriété s’étend aux chemins des randonneurs). Je n’ai pas l’odorat du chien, mais j’utilise aussi des principes de compensation au défaut de vue : par exemple, ma compréhension globale ou raisonnée du monde, alors que le chien se dispense de chercher à comprendre, ou alors se replie aussitôt dans cette sorte de naïveté interloquée qui fait que l’humanité propriétaire de chiens se sent aussitôt si supérieure. Je cherche à comprendre le cerveau du chien, justement en ce qu’il se dispense de chercher à comprendre. J’essaye pour cela d’entrer dans son univers sensible : dédoubler la vue dans cette disposition bilatérale et non faciale comme la nôtre, et passer pour ce qui nous entoure par tout ce qui nous parvient d’autre que ce que la vue nous en offre – il reste toujours, même dans le plus atrophié des chiens de ville, une part du vieil instinct sauvage (jusque dans son aliénation à lever la patte sur le moindre coin de trottoir). Alors on s’en élancerait à quatre pattes à toute vitesse, on saurait mordre aussi, ou simplement on s’endort indifférent au comptage des heures. J’aurais du mal aujourd’hui à supporter le compagnonnage d’un chien. Pourtant, j’en garde l’idée, dans sa part d’autonomie relative, du jamais totalement apprivoisé, dans le compagnonnage avec nos machines à interagir avec le monde, à la perception tout aussi atrophiée et tout aussi démultipliée. Il resterait à trouver quelle sorte d’aboiement (le code ?) nous permettrait d’entrer en relation avec leur être propre – beaucoup de scientifiques travaillent sur des langages qui ne me concernent pas, des oiseaux aux baleines. L’être fruste du chien aurait dû être la base de départ – noter que les chats m’indiffèrent, et réciproquement, dédain et antipathie réciproques, pour des raisons antagoniques très proches. Je n’aimerais pas faire partie de l’humanité propriétaire de chien, quand bien même jusque dans mon ordinateur c’est l’indépendance et la naïveté du chien que je respecte.

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CIRQUE


À l’époque ils étaient modestes. Un artisanat, pas plus qu’une famille, vaguement élargie. Des animaux pas farouches, un poney qui savait compter avec le pied. Un tour d’équilibriste avec des chaises, un trapèze accroché là-haut, et le changement de costume à chaque numéro. On avait le temps de s’habituer à eux dans la journée, c’était le même bonhomme à moustache qui posait les affiches et maintenant faisait tourner le poney dans la sciure. On les avait vus traverser le garage, en quête d’une pièce d’occasion pour leur camion. Ils avaient tiré leurs caravanes à l’écart, sous les arbres, puis le lendemain il n’y avait plus rien, que la vague trace du rond de sciure. Mais, le temps qu’on regardait, la proximité n’effaçait pas l’inaltérable frontière : la représentation. Plus tard on allait voir les grands cirques, avec grooms déguisés, popcorns et puissante sono, parkings, ménagerie. La télévision de Roger Lanzac aussi nous familiarisait avec cette autre échelle. La première figure, le chien et le singe savants de Sans famille à jamais donnent le modèle. Dans le décalage inhérent aux disciplines de langage, on a commencé la littérature selon nos souvenirs affectifs de ce premier modèle. On se découvre sur le sable quand on s’aperçoit qu’elle aussi a fait le saut.

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CONVERSATION


Jamais compris l’importance que la conversation a prise arbitrairement dans la vie sociale : ne serait-ce que lorsque, quasi vide, elle a seulement à tâche de faire reconnaître des deux interlocuteurs la continuité de leur situation au monde. Je suis mal à l’aise dans la conversation : je ne suis à l’aise qu’après, au retour, seul dans le train ou la voiture, c’est là que je trouve ce que j’aurais dû dire. La parole est un exercice funambule : quand elle a des rites, un temps, une préparation (l’éclairage, le micro, la disposition spatiale), je suis prêt à y tenir mon rôle, même humble, et encore mieux s’il s’agit seulement d’écouter. C’est l’usage faible de la conversation qui m’insupporte, ou m’éloigne. Mais il y a tant de livres qui sont cela aussi, ou tant de journaux et magazines. Alors chaque fois partir. Certains ou certaines vous tolèrent dans votre silence : on leur en sait gré. La maladie de la conversation n’est pas lié à une nature orale de l’échange : on peut moduler certains flux Internet pour qu’ils émettent ou reçoivent, de vous, de vos amis ou abonnés, principalement des flux ou les indications nécessaires à retrouver des matières dures du langage. Ce qui nous semblait bénéfique dans Internet, cette oralité des signes écrits, amplifiant ou diluant le moindre temps d’échange, longtemps qu’elle a contaminé la technique nouvelle – on pourrait passer chaque journée plus de temps dans les e-mails que nos collègues d’il y a deux générations dans leur courrier postal. La conversation est belle lorsqu’elle est écrite : elle y conserve les taiseux et les bavards, la Muse du département comme les êtres flottants de Tchékov. Mais cette reconstruction écrite de la langue échangée est probablement son usage le plus élevé ou le plus tendu, en ce qu’il est le travail même de la relation à l’autre par l’interférence de langue. Je n’ai pas fini de me taire.

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COULEUR


Si je lis Goethe, La théorie des couleurs, je comprends. Quand je faisais des exercices d’optique, en première année des Arts et Métiers (un des rares trucs que j’avais aimés, avec le calcul des poutres), prisme et diffraction, j’y arrivais aussi. Quand je lis des articles d’astrophysique, expliquant l’origine de leurs calculs par des variations dans les spectres de lumière collectés par un objet éloigné, ou comment cet objet influe sur la diffraction d’un signal lumineux venu de bien plus loin, je peux le comprendre aussi. C’est dans la vie ordinaire, que la notion de couleur m’est comme gommée ou lavée, inaccessible, non formée. Je peux lire avec passion, et voir ce dont parle le texte, un livre sur la couleur (l’exemplaire travail sur le Bleu paru il y a quelques années), ou bien – quand on me l’explique – comprendre ce qui se joue dans les noirs et dorés de Rembrandt, ou le petit pan de mur jaune de Ver Meer, sans parler de Klein et autres grands du monochrome.Ils sont des artistes en couleur, et comme dans tout art, pas besoin nous d’en savoir le mécanisme pour les y rejoindre. Ce que je ne comprends pas, c’est où se forme et se mémorise la perception des couleurs. Mes rêves sont fréquemment dans un simple lavis monochrome, entre opacité et transparence (et j’ai une vénération particulière, dans mon rapport à la peinture, pour les lavis et dessins des peintres, la façon dont se radiographie ainsi en amont leur travail – le peintre avant sa couleur), et il paraît que beaucoup d’animaux, dont le chien et le cheval, dont le cerveau n’a pas développé les hémisphères du nôtre, perçoivent ainsi. Ou bien, s’il y a des couleurs dans le rêve, elles sont comme lorsque, traitant une photo sur l’ordinateur, on baisse à presque rien le curseur de saturation, juste avant le noir et blanc. Et, quand je regarde mes propres photos numériques avant effacement et tri, c’est souvent une manip que je fais, descendre la saturation puis la remonter dans cet instant de première naissance des couleurs dans fond monochrome, elles très pâles, comme des surfaces aquarellées posées sous la surface du monde. Pourtant, aucune envie de produire des photos noir et blanc, quelque estime j’aie pour ce pan de notre histoire esthétique, les portraits de grands comme Avedon et tant d’autres (ou mon frère). Photographier en noir et blanc m’apparaît comme une sorte de survivance, un peu comme quelqu’un écrit un livre au stylo-plume sur une ramette de feuilles blanches (il y en a). Ma perception directe du monde associe donc à chaque instant une spectre de couleurs à l’ordre du visible et j’y suis sensible. Bien sûr dans un musée, et cela fait partie de l’hygiène de vie que d’y revenir, mais dans le foisonnement des nuances de vert d’un paysage naturel, dans l’ocre d’une ville, dans la saturation presque sonore d’une ville comme Marrakech. Je le perçois, et cela me reste étranger : si j’essaye de le reconstituer avec précision dans le retraitement de la photo numérique que j’ai prise, je pourrai choisir trois valeurs différentes sans jamais savoir laquelle se rapprocherait de la couleur vraie, puisque perçue. La perception, comme si elle s’arrêtait au visible : toujours l’astrophysique, qui vous produit de si belles images des objets qu’elle étudie et décrit, et puis vous comprenez que cette image est une transposition dans le spectre du visible, où l’objet n’émet rien, de diffractions dans les ondes radio. On réinvente dans l’ordre étroit du visible, que nous avons développé via les bâtonnets du fond rétinien et leur traitement dans l’hémisphère droit du cerveau, pour isoler nos cibles (charogne rouge sur fond d’herbe verte, à un kilomètre de savane, ce serait l’origine pour notre espèce non plus arboricole mais omnivore de ce que nous avons développé dans un créneau étroit du visible et nommé couleur ?) : notre perception globale du monde, avec le ventre, avec les ondes, se limiterait à l’ordre du spectre qu’en isole la rétine ? D’où aussi la façon dont se saisissent de l’imaginaire les peintres qui ont travaillé dans d’autres univers que la couleur, comme Monsu Desiderio, ou Matisse, tiens (et probablement l’ensemble de ceux qui ont radiographié le monde à la suite de Cézanne, comme si les couleurs de Cézanne nous avaient les premières enseigner à voir dans l’organisation du monde autre chose que la couleur). Parfois j’en souffre : je devrais avoir un rapport au monde susceptible d’en reconnaître et d’en fixer beaucoup mieux la présence colorée. Parfois je me dis que ce manque, dont je ne sais pas l’origine, mais que je prends dans la figure à chaque conversation avec des amis photographes, est une porte intérieure vers ma compréhension du monde par sa langue : est-ce que la langue n’est pas aussi un bruissement extérieur de l’apparence du monde, ses géométries, ses mouvements, ses villes ?

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DESTRUCTION


Parfois on voit ça chez l’enfant en colère : détruis ton propre ouvrage, et tu en déporteras la responsabilité sur l’autre, ou les autres. Tu auras gagné contre eux ou lui, par ce que tu auras de toi-même sacrifié. J’ai un souvenir d’enfance précis sur ce mécanisme : on distribuait l’essence Caltex, et on avait donné aux revendeurs, pour leurs gros clients (la laiterie-coopérative) une de ces plaques de carton fin grand format, où on pouvait découper les pièces (il suffisait d’appuyer, c’était déjà pré-découpé selon des pointillés), puis les monter et assembler en relief par les petites languettes qui faisaient partie de la forme à plat, lui donnant une drôle de distorsion (on est à la lettre D de l’abécédaire, je place autant de D que je peux). Ensuite on les collait sur la planche elle-même, qui devenait un fond de paysage : il s’agissait d’un champ de pétrole avec ses derricks, pipelines, citernes et camions. Je n’imagine pas qu’on propose cela aux enfants d’aujourd’hui : gloire à la ressource planétaire inépuisable pour les voitures à essence vroumvroumant dans la France neuve, prête à passer dans les années soixante. J’avais eu un différent avec mon frère, le champ de pétrole en carton m’appartenait, j’avais déchiré tous les derricks : mon frère serait forcément l’accusé et non, ça n’avait pas marché, tout le monde s’en fichait en fait, sauf moi qui l’avais découpé et encollé. Dans les passes un peu stériles, un peu funambules de la vie adulte, on en revient souvent à ce qui mord dans le permanent « à quoi bon » et la réponse qu’y donna Walter Benjamin, « et si le suicide non plus n’en valait pas la peine ». On a tous été lecteurs, en son temps, du livre Suicide mode d’emploi, qui finalement ne disait rien qu’on ait su déjà : ta ceinture accrochée à la charpente d’une grange, solution rurale toujours en usage, rien de plus simple et qui marche. Moi c’était le sac poubelle et la bouteille de camping-gaz, et le nom des copains qu’on pouvait associer soir à la première, soit à la deuxième. Médicaments et tout ça, pas mon truc. À partir de ce moment-là, tu traverses la phase dure. Mais ça restait dans le principe derrick : se détruire soi-même pour qu’eux, les fautifs du dehors, en soient accusés ? Ça ne marcherait pas automatiquement, merci mon frère, qui n’en a jamais rien su. Reste cette pulsion à se détruire. Soirs de doute, quand même on ne porterait pas atteinte à soi-même : cahiers déchirés, fichiers effacés, ou ordi balancé contre le mur (une fois seulement, le plus étonnant étant qu’il ait survécu, et soit toujours en usage, je sais en quelles mains). Peu importe soi-même comme territoire d’anecdote : reste qu’on sait reconnaître cette pulsion à l’extérieur parce qu’on la connaît en soi, dans la bascule des soirs. Et qu’on dirait si souvent qu’elle affecte aussi des pans tout entiers du monde, pays, classes sociales, professions. Pourtant, c’est le même monde qu’on a en partage, et la pulsion de destruction que l’autre s’applique à lui-même rejaillit en retour dans nos propres frontières. On traverse à gué, on se mouille les pieds. On a deviné les boues aspirantes, on sait les zones avec éclats tranchants et mines vicieuses. Il n’y a pas de zone protégée. On a échappé à sa propre tentation de destruction pour se retrouver arpenter sans fin le monde soumis à sa propre obscurité sans fin – inaccessible même à tout ce qui veux le lui expliquer, le lui faire comprendre, l’en guérir peut-être.

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DÉTOUR


Je ne sais pas ou je n’aime pas faire de détour. Je me plante là et je laisse venir. Ce qui me déplaît s’éloigne, ou je me referme. Je retiens ce dont j’ai besoin, et dont je ne savais pas auparavant la figure. Ça veut dire que des fois on attend longtemps, et que parfois, sur des points importants, on ne décrochera jamais rien de ce qu’on aurait voulu. Mais ce n’est pas sûr qu’on puisse décider soi-même de ce genre de stratégie : fatalisme du marin, dans son immobilité par rapport à la coque, et là où la coque l’emmène. Ou imaginaire de quelqu’un qui est né sur côte à huîtres et moules, avec longues étendues de vase et marées selon la lune. Je sais bien qu’il y a une pensée de chasseur, et que le détour est privilégié : on ne reste pas le front contre l’obstacle, on s’en va loin, et on entend que ça craque à l’endroit où là-bas on attendait, et où on n’aura même pas besoin de revenir. L’agilité des penseurs du détour m’émeut : je les suis avec plaisir, ils m’enseignent ce qu’il me faut de pensée pour attendre dans mon recoin collé devant l’obstacle. À moins simplement que l’obstacle ne soit toujours soi-même, et qu’aucun détour ne saurait vous en déprendre.

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DISCIPLINE


La discipline d’écrire c’est lire, puis la discipline du voir, puis la main.

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DOCUMENT


On utilise souvent cette image comme quoi les temps modernes, et les outils qu’ils nous forcent d’apprendre, font de l’humain le nouveau document. Le document était ce qu’on déposait hors de soi pour une accessibilité (même pas forcément une reproduction) à l’écart de soi, spatialement ou temporellement. Petit à petit, à mesure de l’épopée technique qui commence aux temps humanistes, on découvre que le document lui-même se modifie, à sa source, en fonction de ce qu’il reçoit d’informations spatialement ou temporellement ou relationnellement à l’écart. Et puis c’est cette relation qui devient nous-même : en ce que progressivement elle nous définit, et devient le lieu même de notre constitution, ou notre accès à nous-même. Nous ne nous suffisons plus, nous sommes à l’autre ce que constitue le document que nous sommes, établi à rebours de nous par nos relations même. Cette idée du document est dangereuse : la littérature a toujours oeuvré à le constituer, quand il n’était pas nécessaire. En nous constituant comme document, nous n’avons plus besoin de les faire figurer à l’écart de nous-mêmes, et c’est la littérature qui devient lointaine, presque seulement un écho d’elle-même. S’emparer pourtant de cet écho, s’y ancrer – avoir écart au document que désormais nous sommes.

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DONNER


À cheval donné on ne regarde pas... On ne regarde pas quoi ? Ne me souviens plus. La bride, les dents, la queue ou le poil au choix. Ce qui est donné n’aurait pu mieux faire, resté dans les mains de son propriétaire. Le proverbe est d’essence rurale, mais ce qu’il désigne continue de valoir pour la société verticale. Ceux qui acceptent de recevoir ce qui est donné, se plient-ils d’avance à la loi des donneurs ? C’est toujours immanent, au moins suffisamment pour en supposer le souhait chez le donneur : quand bien même il s’en fiche et ne fait pas ça pour ça, c’est ce qu’il recevra en retour. Je reçois des masses de livres, j’en achète des masses aussi, que je n’ai pas besoin de conserver : après tout, si un jour j’en ai besoin pour un travail, je pourrai le consulter en bibliothèque ou le racheter. Je répugne à balancer ça à la benne des vieux papiers : on sait le travail inclut entre les huit coins six faces du livre, quand bien même le texte nous débecte. Si on respecte celui à qui on veut donner, on lui déposera pas ce dont simplement on se débarrasse. Dans nos sociétés rurales, la logique du don est arbitraire et brutale : on ne décide pas de ce qu’on reçoit, s’il s’agit de toucher pour guérir les plaies du feu, résorber les verrues ou voir des choses en rêve. Cet arbitraire du don, qu’on ne choisisse pas de recevoir mais que tout un apprentissage ait à suivre la conscience d’avoir reçu, il faudrait le prolonger dans nos échanges non-marchands d’aujourd’hui. Mais justement, échanger et non donner. C’est toujours un peu de tristesse, découvrir que quelqu’un s’imagine qu’aux autres vous donnez : ça signe juste son impuissance au partage, donc son impuissance à imaginer ce qu’il a à recevoir. Ainsi l’atelier d’écriture : l’énoncé reçu ne m’aurait pas été accessible. L’énoncé reçu ne m’est pas appropriable, mais il m’agrandit dans le territoire possible des énoncés. Il libère ma singularité, puisqu’elle s’énoncera dans un territoire en partie formulé, dont je n’aurai pas la charge de construire la représentation. Les courses de voiture sur les parkings des hypermarchés, convoquées en 20 minutes par messages, et qui dureront exactement le même temps, je n’y ai pas assisté et je n’y assisterai jamais : mais l’énoncé dont je provoque l’existence en atelier, à faire travailler sur la ville et la nuit, sur le perceptible et le secret, et ma perception banale de la ville se sera agrandie d’une harmonique. Hors ces livres que je ne veux pas garder, est-ce que j’ai jamais donné ? Un certain nombre d’objets qui ne me sont plus nécessaires, appareil-photo ou ordinateur ou autre outil informatique parce que je suis passé à un autre de meilleur usage, qui veut le prend, je n’interviens pas, il n’y a pas le geste de donner. J’essaye, dans chaque pas en avant ou situation neuve, de percevoir ce que je reçois, et le rendre énonçable pour qui partage avec moi la situation neuve. En atelier d’écriture au moins c’est important. Qu’est-ce qu’on saurait donner, sans que soit projeté à rebours sur vous ce dont vous n’êtes pas responsable ? Dans un monde libre, cela serait probablement envisageable : l’histoire de notre vieux monde ne s’est jamais établie sur ces principes.

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DORMIR


Près de Fontenay-le-Comte, en Vendée, on venait de loin consulter la « dormeuse de Chaix ». Par sa fonction accessoire de taxi, mon grand-père lui convoyait souvent des clients. Il y avait du jeu et de l’ironie dans la façon dont elle s’y prenait : « T’as perdu ton chat ? Cherche-le zou. » Mais je suis persuadé que la base de sa devinerie s’appuyait pour de vrai sur le sommeil, brève auto-hypnose concentrée sur le solliciteur, et le choc immédiat du réveil avec le visage changé par l’attente, puisque c’était face à face. J’ai eu la chance de recevoir quelques rudiments de ces techniques, mais Jean Audeau, qui me les a transmis, était loin de les maîtriser tous – du moins c’est ce qu’il prétendait. La fille de la dormeuse a pratiqué un peu, puis choisi un autre chemin, je doute que cette tradition ait un dernier héritier. Avec l’âge, on peut apprendre à maîtriser certaines de ces catégories par quoi le sommeil profond, les toutes premières minutes de chaque phase, non pas soient reliées au processus conscient (par définition, elles lui échappent), mais permettent de reprendre prise sitôt qu’elles s’éloignent, comme un bâtiment noir, haut sur l’horizon, avec ses fantômes clos. Il reste une tonalité, un effroi, un monde. Rien d’une révélation, mais certainement la sensation bizarre de vous-même en creux, et que vous pouvez y fouiller. Je crois que c’est dans cette fouille-là, d’elle-même et son bref aperçu du bâtiment noir s’éloignant, que la « dormeuse » allait chercher sa certitude concernant le solliciteur lui faisant face. Il paraît qu’avec l’âge on a moins besoin de sommeil : j’aurais plutôt tendance à dire que le sommeil est une question d’organisation. On est plus fort à vingt-cinq ans pour maîtriser quelques techniques du sommeil contrôlé – basées justement sur cette utilisation, à la sieste ou en fin d’après-midi, des quelques minutes de sommeil profond, et la capacité à reprendre son activité une fois écoulées. Des mouvements rétiniens peuvent aider dans l’endormissement (Jean Audeau les savait), et la conscience qu’ils ont cessé permettre la reprise d’activité. Kafka s’en servait systématiquement pour son moment d’écriture de l’après-midi, d’où sont venus les principaux germes de son fantastique. La part la plus parasitée du sommeil est celle qui consiste à se laver des encombrements du jour, paroles, idées noires, maladies du monde et des autres. Dans les périodes où un peu de distance est permise, j’ai eu la surprise de découvrir que mes rythmes de sommeil et d’écriture n’étaient pas liés au cycle diurne, mais se décalaient chaque jour de quelques quarts d’heure, un peu comme les marées. J’ai régulièrement besoin de ces périodes où on peut se confier le plus totalement possible à ces rythmes. Concevoir le sommeil comme activité plus centrale peut-être que l’accomplissement diurne est peut-être le plus lent apprentissage qu’offre un peu de connaissance de soi-même. Pour ce que cela permet, demandez à la dormeuse (sa tombe est très visitée, j’y vais d’ailleurs aussi, quand je passe saluer celle de Jean Audeau).

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DOUBLE


Il y a des tas de livres consacrés à la question du double, mais je ne pratique quasiment pas les livres de psychologie et psychiatrie ou psychanalyse et tout ça – sans doute une grave erreur, d’ailleurs leur titre et leur projet souvent me fascinent, mais cela me fait l’impression d’un mur sur un grand pays stérile : de l’autre côté, j’y vais par les rêves, ou par les exercices, mais pas envie d’y être accompagné. Un peu comme on photographie beaucoup moins bien si on n’est pas seul. Je ramène des lambeaux de rêves, je les déplie plus tard, à tel moment de la journée, confiné sur moi-même. Ils comportent de l’effroi mais pas seulement, pas toujours. Dans les œuvres artistiques aussi, il est souvent question du double – le Doppelgänger est un thème traditionnel par exemple de la littérature allemande, et Balzac a couru après, avec la naïveté et l’esprit d’entreprise qui étaient le sien, comme un enfant après une baudruche, alors qu’il est bien plus fort lorsqu’il décrit l’élévation mystique d’Ursule Mirouët. Dans ces domaines, compte moins le thème, double y compris, que l’adéquation à vous-même de cette mince piste de transgression à chacun réservée, telle était la leçon en tout cas de mon propre maitre, Jean Audeau. Le passage pour moi s’est effectué brutalement : l’amitié, tout au long de la terminale, avec ce gars de Doué-la-Fontaine, qui supportait parfaitement sa blouse grise, à l’étude un mètre devant moi et dans sa scolarité bien plus brillant que moi. Je crois qu’on ne s’est même pas revu une seule fois après le bac. Il est mort à l’automne, en moto. Peut-être à cause de la défense brutalement instaurée par le mental, dans la mort de Douteau (il s’appelait Pierre Douteau), que j’ai ce rapport particulier à la mort : plus attentif à la trace qu’ils perpétuent en moi, et comment ils y banquettent et vivent en permanence (j’ai tous les noms), que je me sens souvent dans un entre-deux, et qu’aller moi-même dans cet endroit où ils caquettent ne serait pas une si grande peine. Les rituels de mort, même dans leur version urbaine amoindrie, me semble toujours un hommage rendu au mort dans une stature plus grande, plus violente, dotée de plus de pouvoirs que nous n’en avons. Je suis d’abattement plus que de larmes, mais les pratiques noires du rêve recommencent vite en leur endroit même. Rapporter ce que disent les morts, regarder de près la danse des morts est ce qui me porte pour continuer. Aussi, je n’ai jamais été convaincu de la mort de Pierre Douteau. J’avais dès ce moment aussi ce désintérêt pour les affaires du monde, si pauvres devant celles des livres. J’avais proposé à Douteau le marché suivant : qu’on vivrait à deux dans ma propre vie, et qu’on y trouverait chacun son intérêt, lui à oublier un peu (très peu) cette privation si injuste dont il était la victime, moi à m’éloigner en partie de ce qui ne provoquait que désintérêt, pour me consacrer un peu mieux, dans les moments où le partage lui était confié, à ces exercices qui demandent tant de temps et d’effort. Après quelques années, il s’est éloigné de moi : les expériences faites ensemble lui donnaient certaine autonomie, et la vie avec enfants, de mon côté, laissaient moins de place au partage. Mais il est toujours là : valider notre double savoir est une tâche à tous deux nécessaire.

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DUNE


C’est un mot qui a son importance. Dans cette première période de l’enfance, si déterminante, chaque fin d’hiver on retournait sur la suite des plages, tout au long de la côte – à commencer par la pointe d’Arçay –, pour voir où en étaient les dunes. La ligne qui définissait la frontière d’entre la terre et la mer était une recomposition permanente : elle est où, alors, votre propre place ? Ce n’est pas le rocher auquel s’accroche le village qui peut compenser ou suffire. Parfois la mer était très loin. Pour les vacances d’été, ils déroulaient des sortes de treillis pour l’atteindre. Au retour, le sable brûlant peut vous faire croire que vous n’y parviendrez jamais. D’autres années, la mer est méchante, elle ronge et abat sans loi. Et cela aussi vous donne à penser sur vous-même.

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EMPÊCHEMENT


Dans la vie courante, l’empêchement a don dos : j’ai eu un empêchement. Pour certains, on a empêchement de vie courante.

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ENSEIGNER


On devrait pouvoir faire cela seul. Parce qu’ils ne savent pas la jouissance qu’on y a. Se mettre en travail et aller au bout du temps. Ce que la pensée ne donne pas, et que la parole arrache. On les en remercie par ces choses simples qu’on a reçues et qu’on redonne, ou ces rafistolages qu’on s’est inventé pour soi, et qui vous ont donné un peu de clarté sur des détails. Je ne sais pas s’il y a un enseigner au-delà : même les quelques figures que j’ai connues ne produisaient que ces belles fictions que je sais trouver à des livres ou des peintures ou des films – on vous montre, au lointain, l’enseignement possible. Ceux-là sont les grands parmi qui enseigne.

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ÉQUILIBRE


La marche même commence par un déséquilibre.

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ÉQUILIBRE


L’équilibre des morts et des vivants est mal fait : ce n’est pas ceux qu’on voudrait qui sont au bon endroit.

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ÉQUILIBRE


Quelquefois je me dis que ma propre pesanteur est un obstacle à ce besoin vital de déséquilibre.

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ESCALIER


Parce qu’en ce cas le mot n’est pas lié au mystère de ce qu’il nomme. Je n’ai aucune appétence pour ce mot, comme de construction trop faible dans le jeu de ses quatre consonnes, presque un château d’allumettes, et le jeu glissant des voyelles : d’ailleurs, la consonne qui le finit n’agit pas comme lorsqu’elle clôt un infinitif, elle est juste là pour redresse le mouillé des deux voyelles qui la précèdent. Que cette faiblesse même du mot se serait imposée pour la force d’imaginaire de ce qu’il nomme ? Je ne parle pas des escaliers extérieurs : d’ailleurs, si c’est dans la ville, on dira « les marches ». Un escalier, c’est l’emboîtement qui l’entoure, comme s’il fallait être privé de vue sur ce à quoi ou vers quoi il nous mène, et toutes ses galeries ou transversales croisées au passage. Ainsi les escaliers de Piranese, ainsi les quatre occurrences (dont ses « escaliers sans rampe ») dans les Fleurs du Mal, ou les six occurrences dans les Petits poëmes en prose chez Baudelaire. Quand nous arrivons dans les villes américaines, la façon dont les escaliers de secours se positionnent en façade (ou l’accès aux étages, sur le Plateau de Montréal) nous fascinent parce que c’est comme s’ils avaient relégué hors de la maison-corps la fonction escalier qui devrait y être cachée : alors nous photographions ces dentelles de fer qui nous paraissent comme directement sortir du lit et des couloirs : je ne sais pas si un Montréalais le perçoit ainsi. L’escalier bien sûr un lieu de transition et de mouvement : dans l’imaginaire des films c’est dans ce mouvement même que surgissent les scènes. La maison qu’occupaient mes grands-parents paternels s’est imbriquée dans mon imaginaire parce que jonction de plusieurs corps-maisons trop étroits, acquis successivement et mis en communication artificielle pour se greffer sur leur garage. Deux escaliers menant aux chambres, un autre menant à la réserve de pneus et pièces détachées, un autre au bout d’un couloir condamné. Le fait que la maison (villages de vent, rien n’y était haut, mais nous-mêmes habitions, quelques centaines de mètres plus loin, une maison sans escalier) n’avait qu’un étage n’amoindrissait en rien le mystère de l’escalier. À preuve n’importe où ces raides volées de marches quand elles mènent aux caves : quinze marches suffisent à entrer dans le fond de la terre, pas un hasard si Borges y cache la sphère de l’Aleph. Plus tard nous habiterions une maison coincée sur la vieille place de la ville, et où le garage s’était logiquement inséré, par transformations successives, dans l’ancien relais de diligences, avec les murs biscornus, les anneaux à chevaux et les rigoles à purin structurant toujours notre propre espace, et un escalier de vieille pierre en spirale datant du XIIIe siècle pour atteindre à notre logement, puis aux pièces détachées au-dessus, enfin une échelle de meunier étroite (dénomination qui n’indique pas une échelle, mais encore un escalier, raide et très étroit) pour le lanterneau de la tour, où je m’installais pour lire, avec cette image récurrente dans les rêves – et parfaitement fausse – que ce boyau était trop étroit pour que mon père y accède : c’est vrai qu’il n’y venait jamais, mais c’était probablement seulement par désintérêt (peut-être même, je me dis avec l’âge, qu’il y montait hors de notre présence pour apprendre mais sans s’en mêler quelles étaient les occupations qui nous y retenaient autant, mon frère et moi). Le mot escalier, c’est un autre escalier à lire, cette fois dans la maison de mes grands-parents maternels. Un étage aussi, et maison bien modeste. Les adultes avaient des discussions trop longues et ennuyeuses, nous avions des livres (les livres qu’on ne trouvait que dans cette maison) : où mieux les lire que dans l’escalier ? Lieu de passage, le monde y fuit, vous seul êtes immobile. Tous les escaliers du monde n’ont jamais remplacé pour moi les quinze marches de celui de Damvix.

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F


Au choix pour les mots en f on écrira sur fantastique, film, flou, fragile, froid, futur (ou pas). On peut aussi accumuler tous les mots en f qui ne nous intéressent pas (fleur, foin, four, futur y compris tout aussi bien). Garder à part ferraille (mais sera traitée dans métal).

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FANTASTIQUE


La force du fantastique, c’est que nous pouvons pas le distinguer des lois du réel. Tout nous conditionne à recevoir ce couloir, cette maison, cette cave, cette forêt, ce visage comme ordinaire – et soudain le décalage est sans retour. Nous tremblons. Nous savions l’autre côté du réel en nous-mêmes, mais nous ne savons pas le rejoindre de nous-mêmes : il y a des exercices, mais ils sont difficiles, et effraient aussi (pense à ce visage de l’autre côté : imagine que soudain c’est ton visage, que c’est toi-même qui te regarde depuis lui). Le rêve a cette capacité de nous y projeter, mais à la condition ricanante que nous ne puissions rien en prendre. Quand ce rêve est devenu film, livre, toile, sorcier, on les appelle les grands ricanants. Les grands ricanants sont l’aristocratie noire du film, du livre, des toiles, des tordeurs de réel. On peut travailler trois vies, on ne sait pas rejoindre l’endroit d’où ils vous montrent du doigt les abîmes sous vos pas, ou vous renversent la tête en bas sur un vertige, ou vous mettent dans ce trouble si reconnaissable – tu touches le monde de la main et ce n’était que plâtre qui s’effrite, tu te croyais sur une route, elle n’est qu’illusion de route. Parfois ce sont les grands ricanants qui vous aspirent d’une chiquenaude, et bien tenu dans leur poigne vous ignorez un moment le tremblement. Lovecraft, parmi eux, est plus compatissant.

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FILM


Tout ce qui raconte. Et quelquefois ce que tu en fais au dedans vient du dehors et s’appelle film. Mais ce n’est pas une appellation en soi. D’autres fois, c’est traversé d’écriture : alors ce n’est plus du cinéma. Par ailleurs, disons que je ne suis pas du tout sûr, mais vraiment pas, d’avoir eu du goût, ou avoir constitué le goût critique qui aurait pu m’être utile en matière de films.

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FORT


Il aurait fallu.

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FOUDRE


Juste pour la place du mot, dans ce mouvement de fort à fracas : mais on a toujours cette figure du feu en une fraction de seconde zigzaguant en chaos, tombant arbitrairement sur ce qui attendait là, dans une disproportion si terrible à nous-mêmes. Un arbre, une maison, quelqu’un qui passe ou qui attend. Parfois on est sous l’orage, on sait que ça pourrait venir là, sur soi. Parfois c’est sans orage. Il y a cela dans toute crainte : l’énorme disproportion de tout arbitraire, et que cela tue.

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FRACAS


Pourquoi tout ce qui compte ne peut intervenir que par le fracas ? On voudrait tant reprendre la question du monde à zéro : lui interdire le fracas. Y compris le fracas intérieur, et tout ce qui le produit.

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FROID


Dans les textes de Michaux revient souvent le froid. Le froid épure. On aime les écrivains du froid, l’imaginaire du froid, là-bas grandes étendues, glisser vers, affronter, se risquer au. On a lu tant de livres, de ces traversées nord. Mais le froid de Michaux est différent. Comme dans un avion quand tu sais qu’à quelques centimètres c’est du moins cinquante. L’hiver est saison créatrice « par excellence », il est fort Mallarmé de nous l’avoir seriné – j’aime bien ll’hiver pour les nuits longues, le jour qui ne se fait pas et on est là, on ne sortira pas, on avance le travail. Quelquefois bloqué dans un coin de canapé avec trois couvertures par dessus et juste les doigts qui dépassent pour l’ordinateur, mais j’aime autant les matins d’été, cette force puissante de jour qui lève, et qu’on en fait partie. Le froid n’est pas dans le contrat. Le froid comme ce qu’on devrait être, dans la relation aux autres, dans les coups qu’on prend, dans les trucs qu’on décide, froid. Jamais su. Se garder de l’empathie : mais ce n’est pas de l’empathie, c’est peut-être seulement même cette position de l’auteur, qui voit le dehors par le corps de l’autre, sinon on n’en serait pas là, on ne serait pas à se battre avec les mots ou dans les mots. J’aime bien l’idée d’un monde immensément froid, c’est pour cela aussi que j’aime tant lire Henri Michaux, mais dans ce que je fais je n’y ai pas eu droit voilà

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FUITE


Toujours la tentation de. Pour la trouille. Pour se dire pas cap’ de. Pour se dire il va m’arriver quoi. Pour se dire ça me plaît pas, ou qu’est-ce que je fais là. Ou bien non, on fera mieux là-bas, ce sera mieux plus loin, on fera mieux ailleurs. On ne tourne pas le dos, on n’est pas le traître dans la guerre, juste on ripe de côté, on leur dit que c’est pas notre truc, pas notre jeu, pas pour nous, on était là par erreur en somme, ça aurait pu mais non. Ou bien voilà, tu es là, tu sais très bien que ce qu’il y a à accomplir c’est ça et puis macache tu te laisses aller, tu sais très bien que c’est la connerie mais tu le fais quand même, c’est ça fuir. Enfin peut-être.

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FUTUR


Le futur n’existera que pour ceux qui l’habiteront. Ce qui ne diminue en rien notre responsabilité pour le présent, aussi bien pour nous-mêmes que pour résister aux goujats et puissants qui ne le savent pas ou font semblant. Le problème est connu de longtemps : toute construction de futur qui nous est accessible part de nos propres prémices. Elles sont nulles et non avenues, chaque instant neuf du présent apportant son propre possible et ses propres catastrophes. Que l’impossibilité qui nous est faite de nous dispenser de gamberger sur le futur nous aide pour le présent, c’est déjà une tâche immense. Pense à tes os, dans le futur des autres.

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GOÛT


On me dit que j’en manque, je ne sais pas. Ce n’est pas ce qui m’intéresse, ou alors je n’ai jamais trop compris. Il s’y joue une part de relation aux autres que j’apprécie quand je la croise. Des êtres de qualité ou densité, qui vous accompagnent longtemps après qu’ils se sont éloignés. Mais cela n’emporte pas l’indifférence : rester longtemps devant l’arbitraire d’un coin étroit du monde, coi devant l’arbitraire d’une pratique, même de celles dont les acteurs sont aussi les victimes. Non pas empathie, juste aporie : dans cette aporie est l’écriture, qui ne connaît pas le goût. On a tous en tête la phrase de Rimbaud sur les dessins des manèges, on s’éloigne trop de celle où il parle de verrues à s’implanter sur le visage. L’aporie est ce dont j’ai besoin pour que le monde tombe.

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GRAMMAIRE


La grammaire est la musique de la langue, celle qui l’organise. Nous ne jouons pas de la langue : notre instrument c’est la grammaire. Elle n’est pas compliquée : elle peut l’être, mais ce qui est compliqué c’est de prendre à bras-le-corps ses lois simples. Tu attrapes par le torse la relation sujet-verbe, et tu la déplaces d’un quart de tour. Puis tu recommences. Atteinte au sujet, polis les triangulations du verbe. C’est mieux que les concordances de temps : on sait jouer de nos caméras de langue dans tous les interstices et fissures du vocabulaire organisé, ce qui s’appelle grammaire. Parfois lire les livres de grammaire : leurs exemples seront tes poèmes. Quelques grands se sont risqués à écrire des livres d’exemple, qui minent la grammaire par dessous. On rêve d’écrire aussi ça un jour. Une grammaire du simple.

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GRANDIR


C’est un grand avantage pour la profession d’écrivain que rares ceux qui s’y illustrent à être de grands gabarits. Il y a des exceptions bien sûr. Et ne pas atteindre la toise sans se hausser sur les pieds ne légitime rien quant à l’écriture. Avoir tellement rêvé enfant de grandi : finalement, on le fait, puis ça se calme. On est dans la moyenne, petite moyenne. La conscience du corps est un ensemble de points qui ne lui est pas réductible : quiconque s’est amusé à marcher sous un plafond bas, et percevoir sur le haut du crâne ces sensations du ciment rasant le comprendra. Il y a aussi un point d’énergie en avant du nombril, à une dizaine de centimètres, et un autre derrière l’épaule droite, à une trentaine de centimètres : parfois, à simplement percevoir ces deux points, on meut le corps tout entier, avec ce qui le déborde. J’ai quelques amis qui frôlent les deux mètres, dont deux photographes et un informaticien : me demande toujours, les accompagnant, à quoi ressemble le monde vu de chez eux. Ils sont plutôt souvent à se contorsionner pour l’utiliser comme nous on l’utilise : tout a été construit à notre taille vingtième (quand on se trouve à passer dans des portes calculées pour ceux du XVe ou XVIe siècle, on comprend que la taille archétype aussi est évolutive – même si là aussi il y a des exceptions). Chateaubriand, Saint-Simon, Faulkner sont les archétypes de l’écrivain tout petit : comme une compression qui multiplie les décors de l’oeuvre en voie de constitution. Savoir le tout petit écrivain qu’on porte en soi : lui seul a capacité de grandir tes décors.

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HANGAR


C’était si bizarre, il y a quelques mois, veillant ma mère âgée au sortir d’une intervention chirurgicale, de l’entendre raconter comment elle marchant au long de ce hangar, qu’il avait une porte bleue, et que moi-même je devais en sortir, du moins bien savoir lequel il était. Je regarde autrement les hangars, depuis lors, et je cherche en moi les hangars : quel hangar ai-je pu traverser, qui me faisait sortir là-bas dans son rêve, où elle avait mémoire – et de moi, et du lieu ?

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HORIZON


Chez Baudelaire l’horizon est noir. Pour nous, il est où accrocher le regard pour échapper aux limites de la condition présente. En chaque point, savoir trouver l’horizon. La mer est toujours un fragment de la ligne d’horizon offert, quoi que ce soit qui le délimite d’où on l’observe. La campagne ne me l’offre pas, et j’y suis rarement bien. La notion de paysage, et l’arrangement ou construction par l’homme du paysage vient en compensation. La première qualité de l’horizon, au contraire du paysage, tient à sa non définition : une ligne, un bleu, une brume. La montagne le permet, ou quelques collines, ou l’échancrure d’une route. La spécificité de l’horizon, comme le nord de la boussole, c’est notre instinct à le caler, l’intérioriser, s’en servir de direction structurante. Parfois c’est en pleine ville. Il y a un carrefour précis du vieux Québec où, de l’arrêt de bus, la descente en surplomb laisse le regard filer vers la forêt : on sait très précisément, mais uniquement de ce lieu, l’arrêt de bus, la circulation qui s’effondre dans la pente et l’ouverture venteuse, que rien ne vous sépare du Nord absolu que cette étendue égale et morne. On peut repasser dans sa tête la suite précise de lieux qu’on a habités : on saura chaque fois identifier à rebours où était notre prise d’horizon, notre lien à l’horizon. Pour beaucoup d’endroits, ce n’est pas un horizon immédiat : il faut prendre la voiture ou le train, se rendre à tel point précis, qui peut être loin, et voilà l’horizon qui ici vous est concédé. La villa Médicis à Rome est un merveilleux endroit : parfois le vent de mer surplombe la ville scintlllante et ses merveilles, comme entassée et compressée à vos pieds, et fait dans le haut des pins comme un frémissement de lointain. Au soleil qui se couche, l’étalement des toits devient une suite de pans encastrés qui en démultiplie les encastrements et le labyrinthe, exhausse les ocre : l’idée même de ville, promise, imaginaire, onirique. Et pourtant, une fois le soleil enfoui sous la splendeur, tu t’en venais au fond du jardin, où le rempart domine l’autoroute qui enlace la ville, dans un grondement qui n’arrête pas. Cette tranchée à tes pieds s’en allait droit vers le lointain : elle était l’horizon que le surplomb de la ville n’accordait pas. C’est frappant comme on peut transposer cette réflexion aux œuvres et aux livres : ils peuvent se passer d’horizon. Mais s’il y a un fragment d’horizon offert, même en trois lignes on saura parfaitement, dans la mémoire du livre, l’associer à l’ensemble de l’oeuvre, sans arrachement ni séparation possible. Probablement rien là qui puisse être volontaire, côté auteur. As-tu jamais pensé l’horizon de ta ligne ?

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HÔTELS


Il y a des périodes où tout d’un coup plus d’hôtels et c’est un soulagement. Puis au bout d’un moment ça manque. On a largué les amarres, c’est comme dans le train, un temps suspendu, qui se mange lui-même sans vous demander de rien faire. Puis d’autres périodes où ça recommence, on vit avec ce qu’on emporte. Parfois c’est plaisant : ville nouvelle, qui commence dès passée la porte de l’hôtel. Parfois c’est usant : on vous y amène tard, on vous montre le chemin de la gare pour le lendemain, et on n’émergera qu’une fois déjà loin dans ces transits stériles (mais combien de fois que). Certains ont leur stratégie : Charlie Watts les dessine – j’aime beaucoup Charlie Watts, ce n’est pas un personnage ordinaire. Olivier Rolin les décrit dans un carnet, et quand il a fait un livre de ce qu’il a rassemblé, la fiction a pris le dessus d’une façon imprévue, même de lui. Je n’ai pas fait ça, pas du tout, alors les souvenirs souvent sont très vagues. Parfois on voudrait les arracher quand même : vous êtes de retour dans une ville, vous voudriez tellement savoir où était cet hôtel dont aucun souvenir ou juste une image bancale, et pas moyen de savoir. Dans Espèces d’espaces de Perec il y a un paragraphe beau et profond là-dessus, dans les pages sur son inventaire des lieux où il a dormi. Pendant des périodes entières j’ai eu des insomnies dans les hôtels : on reste les yeux ouverts dans le noir, on poursuit un bricolage à l’ordinateur, et au matin plus moyen de s’arracher au sommeil qui enfin vous a pris. Parfois évidemment le contraire : à Moncton ou Halifax (ou Baltimore) j’aurais pu rester plus longtemps dans cet hôtel. Des gens comme Artaud n’ont jamais eu d’appartement ou de maison : la chambre d’hôtel ne se résout pas à sa description, ou au rapport qu’on en a. Objet normalisé ou banalisé (à moins qu’on n’arrive à Tokyo), c’est cette fonction de détacher votre ancrage à la terre qui compte, même si vous réinsérant dans une coquille du même type. Se dénouer de la terre, ou de la ville. Parfois apercevoir, au sortir d’une petite ville, un hôtel ancien où les deux fonctions pourraient être raboutées – il y a cela aussi dans des films ou certains livres (Simenon, tiens).

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IMAGINAIRE


Au plus simple, ce serait : puisque nous nous représentons le réel pour nous y comporter, le penser, le nommer, utilisons cette capacité nôtre de construire une représentation sans qu’elle soit préalablement fondée sur un réel source, et dans cette représentation utilisons les mêmes outils à se comporter, penser, nommer. Nous sommes dans un monde à teneur égale au monde réel, mais il n’y a pas en amont de notre main qui touche, de nos yeux qui voient, de notre parole qui nomme, de réel source. Et pourtant nous touchons, voyons, parlons comme à l’ordinaire : nous sommes dans l’imaginaire. Tout irait bien, si c’était aussi simple. Seulement : notre capacité à se déplacer dans le monde imaginaire rend rugueux, morne et stérile ou limité le monde tel que nous le propose le réel source. Seulement : l’imaginaire n’est pas lié au fait que nous soyons inséré dans le temps même du réel source, au lieu du vent dans les cheveux c’est le temps qui souffle et nous promène. Seulement : à réorganiser les mondes de l’autre côté de l’imaginaire, cet éclat nous le gardons dans les yeux au retour. Alors on consacre une bonne partie de sa vie à laisser sa dépouille dans le monde réel (je n’exagère pas les mots : je pense à cette peau vide tenue à la main suspendue par Michel Ange en bas à droite du mur de la Chapelle Sixtine) et aller se promener dans les mondes de derrière les mondes. Il n’y a pas d’outil privilégié pour y passer : un dessin, un livre, un geste ou la rêverie au vent ou à un violoncelle. Certains y parviennent sans outil mais c’est dangereux, on quitte la possibilité de rentrer et se revêtir de la peau vide, cette peau en bleu gris abandonnée par Michel Ange : cela s’appelle la folie (même si la folie elle aussi est plus compliquée). L’écriture c’est le travail d’une frontière réversible : si elle n’était pas réversible, comment pourrait-elle retourner le réel de la même façon qu’on pourrait le faire de la peau vide de Michel Ange, suspendue en bas à droite du mur de a Chapelle Sixtine ?

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INCONNU


L’inconnu c’est l’autre surface de l’ordinaire. Entre sous l’apparence, appelle ce qui se tait. Ne crains pas d’outrepasser ce que tu perçois, tais la pensée qui mime. Accueille.

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INFORMATION


Je n’attache pas assez d’importance au monde pour m’en informer dans le détail. Ça a été le cas longtemps : mais c’était pour la fonction passe-temps du journal, une heure à passer dans le train ou l’après-midi (ou les deux à la fois) qui remplaçait l’activité mentale forte par une plus faible – la capacité où on était de tout lire d’un quotidien, thèses et nécrologies comprises. Évidemment on doit occuper aujourd’hui un temps équivalent à s’informer, mais il se répartit autrement, dérive sur le web, réseaux sociaux, information qu’on maintient exhaustive dans ses domaines de veille (je sais tout de Led Zeppelin, comme d’autres des trous noirs), mais on laisse de côté des continents entiers de ce que les journaux – ils continuent mais ils vont mal – traitent plus ou moins exhaustivement. Qu’est-ce que je manque ? J’exerce ma curiosité, mais pour être citoyen, je devrais mieux m’informer de la cité. Mes livres traitent d’affaires très concrètes, dans un étroit rayon devant moi : à distance de toucher. C’est ce qui a conduit certains à penser que j’exerçais cette même attention sur d’autres coins de l’horizon. M’intéressait ce qui collait à moi de telle façon qu’il fallait m’en défaire. C’est peut-être aussi une question concernant le monde lui-même : on s’imaginait que certaines choses allaient mieux, par exemples celles qui ont mené à la fin du mur de Berlin et ensuite. Mais le monde va souvent en reculant, comme les taches solaires, et la noirceur qui nous environne n’est pas faite pour se dissiper vite. Certains en tirent prétexte pour se justifier de ne pas l’avoir peuplé davantage : rétrospectivement je n’ai pas ce remords. Nous appartenons au monde que nous constituons, c’est une loi vieille et barbare, contradictoire et complexe, et la façon de s’y prendre, en guerrier ou en rêveur, appartient à chacun parce que cette relation au monde commence avec soi et que nous en sommes le périmètre tout aussi bien. Ma relation au monde a changé de périmètre : elle est plus tournée vers peu, un arbre, une rue, m’en disent plus sur le dedans. J’essaye d’avancer dans le rêve, et quelques études limitées (Led Zeppelin, mais pas seulement). Alors bien sûr l’ordinateur y est pour quelque chose, mais il y a des années que j’ai laissé tomber les journaux, magazines, revues et ainsi de suite. Comme le désintérêt est en partie réciproque, tout va bien. Ce n’est pas à eux que je demande ce dont j’ai besoin pour mon rapport au monde, aussi je vois trop l’intérieur des têtes qui les font : mon rapport à l’arbre, à la rue, à l’autre, sont choses trop précieuses pour être confiées aux bonimenteurs jugeurs des marchands d’information. J’ai d’autres flux faibles, quand besoin de flux faibles.

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INSTRUCTION


C’était un socle commun, il y avait les rampes, échelles, escaliers, échafaudages, couloirs et galeries pour y grimper. C’était fait d’un nombre raisonné de livres, de manuels, et de ce qu’on se transmettait de gestes et de paroles, façon aussi d’apprendre le temps : le cabinet de dessin, l’épreuve d’apprentissage, la longue station des études, le tour de France compagnon. Il n’y avait pas une part du savoir qui n’était pas reliée à toutes les autres : on nommait humanités cette circulation commune. Les microscopiques animaux comme les restes géants de ceux qui avaient disparu, le calcul des éclipses et le passage prévu des comètes aussi bien que les saisons pour semer. L’État et ce qui régulait notre relation des uns aux autres s’apprenait aussi : on en avait libéré la religion, elle pouvait s’étioler et partir (cela n’a pas réussi), un bloc aussi précis et rigoureux que le reste. Sur ce socle, d’aucuns, dans l’apparat des barbes, blouses et cravates, ou le négligé de l’explorateur, s’avançaient aux confins et scrutaient le lointain, gagnaient un pas vers l’inconnu – on augmentait et relevait le socle derrière eux. Maintenant qu’il n’y a plus de socle ni de bords, on n’est plus sûr non plus des lointains.

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IRRÉVERSIBLE


On apprend, de la matière, qu’elle n’est que probabilité statistique d’existence. Cela nous aurait semblé inconcevable il y a trente ans, et c’est encore tellement contraire à l’expérience quotidienne sensible. De la même façon pour penser le premier temps d’expansion de l’univers, pas possible autrement qu’en passant par un modèle d’oscillation du temps autour du point origine. Tout est donc susceptible d’être considéré comme réversible. Notre horloge organique en décide autrement, et l’expérience quotidienne de nos insuffisances et erreurs. On apprend à s’en accommoder plus ou moins, on ne se fait jamais à l’idée qu’il ne peut en être autrement.

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JE


Pour lui, j’attends.

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JOBU


Je n’ai jamais su s’il s’agissait vraiment d’un mot du langage populaire vendéen, ou si mon père l’avait inventé lui-même. Mais la traduction qu’il en donnait était l’exacte définition du mot spleen employé par Baudelaire, en gros le spleen mais sans Baudelaire. Il avait nommé comme ça cette barque à moteur qui faisait son plaisir, et qui passait plus de temps capot moteur ouvert que sur l’eau. Je n’emploie jamais ce mot avec personne mais je le porte en moi tous les jours.

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JOUER


Jamais aimé l’idée de jeu, jouer, ça me lasse tout de suite. Ou il faut des enjeux plus forts, ceux qui ne concernent que soi. Ce qui me gêne d’abord dans le jeu c’est la relation qu’il instaure aux autres, et qu’elle ne soit pas réglée par une finalité énonçable. Le temps que certains passent à des jeux savants et complexes m’épate, comme une langue étrangère dont on s’étonne du débit ou de l’intonation. J’aime me souvenir de mes jeux entant, pour le sérieux qu’ils impliquaient. Toujours passionnant de suivre l’expression d’un enfant quand il est requis par un de ces jeux sérieux. Peut-être que l’expérience de la lecture, en tant qu’elle projette dans l’imaginaire selon un chemin temporel précis, qui dépend des pages et chapitres à suivre, est-elle une façon principale de jeu, puisque aussi bien il suffit de refermer le livre et fini. Souffert aussi des jeux imposés, le sport à l’école quelle corvée. Ce que je ne sais pas, c’est le contraire du jeu : une large partie de mes activités ne relève pas du sérieux, de l’utile, de l’obligé. J’utilise aussi le mot jouer dans son usage commun : je joue du violoncelle (de la basse, de ma Gibson, de l’accordéon diatonique) et pourtant quoi de plus sérieux que la musique, même dans son usage amateur. Qui dirait cependant : — Je joue au livre ? J’aimerais pouvoir dire : j’ai longtemps joué à moi-même.

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JUGER


Finalement, si rarement eu à m’en guérir : se méfier plutôt de l’empathie ?

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JURER


Ce n’est vraiment pas beau, ces jurons marqués par un sexisme qu’on refuse avec mépris (même ces adolescentes dans le bus, qui lancent des putain tout naïfs quand leurs grandes sœurs s’en seraient tenues à purée), ou cet écho religieux qui au Québec vous ont retenu d’employer vous aussi leurs criss et leurs calisses ou tabarnac (d’ailleurs sans orthographe fixe). Je préfère ces jurons qui traversent Rabelais avec excès : à la liste des 148 couillons historiés, travaillés, répond la liste des 148 couillons moisis, flétris. Et quand la tempête les menace du plus imminent naufrage, voilà ce géant : « Tout est frelore, bigot ! » On a vu se succéder, avec l’âge, bien des habitudes brèves de langage. Le juron y a un statut fixe, permanent. Le besoin de marquer sa rupture ou sa révolte au monde. Le besoin de partager avec l’autre ce qui nous relie quand tout autre lien est nié par la condition du dehors imposée. Le juron n’est pas insulte, il est l’ambiguïté de ce qu’on lance au dehors en même temps qu’on s’en lance le défi à soi-même. Si les gens de théâtre ont sauvé ce grand Merdre ! d’Ubu Roi il y a une raison. On est toujours en manque de jurons à la hauteur de ce qu’on leur demande. Il y a quelque chose de commun encore au Shit ! que lance John Lennon dans les alternate take studio des Beatles pour un accord raté à la sixième et ultime minute d’un enregistrement, et ce Merde ! que parfois mon grand-père lançait à son propre fils pour désapprouver une discussion qu’il annulait d’un mot pesant tous ceux qu’il n’avait pas prononcés.

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KAB


Kab, kabak, kadoche, kaimak, kalong, kalpak, kantar, karabe, karagouz, karbau, katakoua, kerapseude, kernès, ketmie, kobold, kouan, kymri sont des mots commençant par la lettre K et répertoriés par Littré dont je n’aurais pas idée de la signification sans lui.

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KAKATOËS


Kakatoës (mais plutôt en orthographe simplifiée), kaléidoscope, kalium, kan, kantien, kaolin, kappa, keepsake, képi, kérasine, kermesse, khalife, kilo, kilomètre, kinésithérapie (mais pas kinésithérapeute), kiosque, kola, kwas, kyste sont des mots commençant par la lette K et répertoriés par Littré dont je n’use pour la plupart jamais mais dont je connais malgré cela la signification.

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KOALA


Noter que Littré connaît knout et kola mais pas koala.

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LAMPE


Comment s’habituer à ne plus avoir besoin de lampe ? La nuit n’existe plus, on attrape sur la table de chevet l’outil à lire qui tient dans la main : tes heures d’insomnie sont les heures où là-bas ils se lèvent ou s’endorment – au Québec tu suivais de bien plus près les insomniaques d’ici. Le bruit du monde te parvient dans la nuit sans paroles ni musique, uniquement le jeu des images et du texte, et t’envoie d’un lien vers l’autre jusqu’à l’éventuelle surprise. Il y a le meilleur et le pire dans le monde devenu écran total, mais justement, les outils à déceler le meilleur font partie de la logique de ce qui t’est remis dans la main, et toi-même renvoie en retour ta pierre sur les gués fragiles. La lampe est ce qui permettait de lire, et t’environnait de nuit : le tu ici valant pour tous et de longtemps. Il est beau, en littérature, ce moment où le mental des hommes se découvre indépendant du jour : Cervantès et Rabelais l’inventent presque simultanément, en faisant du voir dans la nuit un récit. L’intermittence de la lumière dans la tempête (« terribles infractions des flambantes nuées ») chez Rabelais, le soir sur le Toboso, quand toutes identités deviennent transformables, dans le deuxième livre du Quichotte. S’ouvre alors cette affinité de la mémoire et de la chandelle, la nuit dans les bords des images du Caravage, la bougie près du crâne chez La Tour, et puis tout ce que le roman en tirera d’énigme : jamais de Dickens sans nuit (quand si peu de nuit chez Balzac, qui reste de la figure précédente), et puis la convergence du fantastique et de la nuit ouverte, de Poe à Andersen. Qui aurait osé avant qu’il en soit temps appeler un roman Voyage au bout de la nuit ? Il y a ces publicités Mazda imprimées sur le rebord arrière de la couverture des livres, dans les années 20, quand les mauvaises langues disent que la lecture est vivante si éclairée par une flamme mobile, tandis que l’électricité uniforme est la mort du livre – et on n’a pas beaucoup progressé depuis lors. Que serait Chateaubriand et tout l’enfoncement des Mémoires d’Outre-Tombe sans les aller-retours du père et sa chandelle, et les voix de l’enfant, ses soeurs et la mère, qui se relancent quand l’obscurité gagne, se taisent quand le père revient, et sa lumière : c’est dans cette nuit que s’inventent les franchissements de langue. Alors, le soir, longtemps que tu ne te sers plus de ta lampe de chevet : le livre est devenu lui-même ce chevet, via l’éclairage discret de l’écran mince, qui tient dans la main, sans poids quand le corps se retourne. Mais ces lampes que nous avions construit au-dedans, pour fabriquer notre imaginaire dans le puits sans bord du monde noir ?

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LESSIVE


On fait ici avec son rapport au monde comme autrefois la lessive, quand on savait l’étendre au grand air, qu’elle batte, et qu’on venait aux heures chaudes l’empiler dans la bassine. On se revêtait du propre, tout repartait. Mais ce qu’on trouve pour son rapport au monde ressemble trop à ces textiles synthétiques qu’on reprend tout secs du sèche-linge. On a ajouté une lingette pour empêcher que ça se décolore, et il n’y a plus d’odeur. Ceci est un paragraphe inutile, mais j’aime bien quand même l’idée de grande lessive, on devrait s’y coller tous ensemble, et pour le monde même.

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LETTRE


La lettre est passionnante comme histoire. Dans le saut qu’elle fait pour passer de la représentation iconique à la représentation syllabique, qui l’invente : magnifique texte de Calvino qui attribue le saut à la simplification de l’outil qui les trace dans l’argile – verticalement, la pointe biseautée en triangle du roseau, oblique le trait. La nouvelle vitesse permise par le changement technique crée un autre mode de notation, qui s’abstrait de l’image et devient la lettre. Nous les avons érigées presque en religion : si surpris nous sommes, quand les linguistes disent en décompter plus de soixante dans notre usage de la langue. On pourrait se contenter de bien moins. À l’ordinateur, chaque touche est devenue une lettre, et j’insère à mesure que j’écris des éléments de code qui valent autant que les lettres dans le texte. On a commencé à se séparer de la lettre, on cherche autre chose, qui tient du flux, des harmoniques ou du soubassement, ou de ce que le mot recèle directement de sa relation au monde. La vieille machine à écrire, avec ses bras pour la percussion mécanique, et les touches à enfoncement, fut la gloire de la lettre, à qui elle donnait le premier rôle, une par bras, qu’on envoyait frapper le papier à travers le ruban coloré, qui si facilement s’emmêlait. Parfois, sur les murs d’une ville, c’est une lettre seule qui nous marque. Ou bien l’absence d’une autre dans une enseigne. Ou ce qu’on gribouille pour soi. Ou comment ici on tente soudain d’y porter la loupe, comme d’une évidence oubliée, qu’il faudrait rouvrir. Est-ce que jusqu’ici j’avais déjà écrit avec des lettres ? On reprend au bruissement de la ville, au chuchotement des livres, à la voix rauque des carnets ou lettres d’auteur, des plaques et fragments, des furies ou des fuites de phrase, on se fait son dictionnaire avec ces morceaux de langue qu’on palpe dans sa main. Je ne suis pas sûr d’avoir l’amour des lettres.

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LISTE


On vit dans la langue comme dedans un monde de listes, et si on ne l’est pas on travaille sans cesse à l’activer. Notre relation au monde ne se fait pas directement par ce qui nomme, mais par les bassins de mots qui assemblent notre relation à ce point précis du monde. Notre travail, pour exhausser notre relation au monde, est de développer ces bassins. On jouait à ça enfants sur la plage, du temps que les plages appartenaient à ceux qui vivaient là, sous le niveau de la mer, dans le vent des marées et l’horizon de la digue. On organisait le ruissellement, on le captait très faible pour qu’il se rejoigne en bassin. La liste des listes est faite des grands livres de listes : Seî Shonagon, Étienne Binet, Rabelais aussi mais il y a tant et tant au-delà des listes chez lui, et ça va jusqu’à Proust et Perec, ou Tarkos. La liste n’est intéressante que si elle s’annule en tant que telle dans le texte qu’elle constitue – qu’il soit chant, compression et étalement, défi, contienne ce qui ne lui appartient pas, si l’on s’en rapportait à la définition de la liste en tel point. Le mot liste est un mot pauvre, sans doute pour s’effacer devant ce qu’on en fait : comme la ficelle sur un paquet, la sangle sur la valise. Mot sans étymologie, en avant de catalogue, simple inscription d’éléments à la suite les uns des autres. Il faut entrer dans la liste pour que la matière soit neutre, que la langue devienne matière enfin travaillable : la liste, annulant la langue, la constitue telle.

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LOIN


C’est toujours mieux, plus loin.

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LOISIR


Quand l’art est devenu marchandise de masse, on a commencé à l’appeler culture. Quand la culture a commencé à se transformer elle-même du dedans pour se vendre encore plus largement, avec une durée d’utilisation ou rémanence suffisamment brève pour appeler son perpétuel renouvellement, on a appelé ça loisir. Et plus trop de différence entre le parc d’attraction et la rentrée littéraire à rythme fixe. Le voyage était aventure solitaire à la rencontre du monde autre : il est devenu marchandise culturelle comme les magazines, les livres et les films, et puis s’est mêlé à l’ancien apanage des industries de loisir. Juste étrange que des marchands d’armes se soient mêlés de s’accaparer ce qui diffuse de loisir, art et culture dans les kiosques de gares comme dans l’industrie du livre : certainement pas selon le seul principe de l’accumulation des gains. Ce qui est surprenant, c’est comment cette logique-là semble devenir la logique admise. Alors on aime bien lui glisser un caillou sous le pied, et pointu, de préférence. Tout ça s’est fait en quarante ans, on a eu la malchance de circuler dans le monde à ce moment-là.

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MACHINES


Le mot n’a pas été là tout de suite, parce qu’au garage elles avaient un nom : le compresseur, le pont-élévateur, le tour, le poste à souder, je n’ai jamais eu besoin du terme générique. Il valait pour cette autre entité : la « machine à écrire » qui était en tant que tel objet de rêve et d’imaginaire (ai dactylographié dès l’enfance sur la petite Hermès verte de ma grand-mère, plus une vieille et hautaine Remington noire au rebut sauf pour nous les gosses, plus tard sur la Japy du nouveau garage, mais il s’agissait toujours d’écriture et non de la machine en tant que telle. Le terme générique « machine » donc venu seulement par cette bascule : en novembre 1977, à Sciaky Vitry, je découvre ces machines à souder par faisceau d’électrons qui nécessitent une chambre à vide. Donc la machine est quelque chose où on entre, comme dans une chambre (la chambre de soudage) ou dans une maison (elles avaient tout autour leurs pompes, transformateurs, armoires et bien sûr le pupitre). Alors, oui, il s’agissait de machines. Et quand je commence à trimbaler un cahier avec moi, ce printemps 1978, très précisément à Vernon, dans l’Eure, où notre machine sert à la fabrication des clapets sortie moteur de la fusée Ariane, à la pause du midi je remonte dans la deux-chevaux camionnette de mon employeur, et sur le volant, avec la chaleur du soleil sur la vitre (incandescence des odeurs du petit véhicule utilitaire) ce sont des descriptions de machine dont je remplis ce cahier grand format, y trouvant une sorte de vertige mécanique équivalent à mes perceptions lisant le « nouveau roman », qu’on ne me forcera jamais à dés-aimer. La machine, on l’habite plusieurs mois jusqu’à ce qu’elle soit entièrement en état de fonctionner, on la retrouve à l’identique lorsqu’on débarque à Prague, Moscou ou Bombay sur un chantier. Elle est une sorte de pesanteur ou de point fixe sur lequel se réorganisent les villes et les mondes. J’ai habité plusieurs années ces chambres-là, chambres du nom « machine ». Machine, j’aime l’expression dès lors qu’elle inclut le volume qu’on établit pour elle : hall des machines, machinerie de navire (oh, ces descentes vers l’odeur de gas-oil par galeries et échelles), et tout aussi bien machinerie d’un théâtre. Jamais condondu la machine et l’outil. Pour cela que Fos-sur-Mer ne peut laisser esthétiquement indifférent, quels que soient les enjeux humains qui seuls justifient l’échange : le laminoir est machine et bâtiment, la coulée continue et la cokerie aussi. La machine, c’est la production générale de l’acier par ces trois ensembles. Est-ce qu’un laminoir est une machine ? Non, il est laminoir. L’usine en tant que telle est machine. Et probablement, si le laminoir ou la coulée continue ne sont pas en eux-mêmes des machines, parce que trop d’éléments, poches, ponts, rouleaux, pinces et chalumeaux, jusqu’à ces sacs de farine de riz (pour sa très grande qualité d’isolant thermique) dont on arrose symboliquement la surface du métal en feu, c’est quand on se retrouve dans le poste de contrôle aux quinze écrans, avec vitrine sur feu, que le dispositif optique et technique ramène à l’idée de machine, et l’étymologie molle du mot : « Toute machine suppose combinaison, arrangement de parties tendantes à un même but », suggère Diderot, et comme par hasard dans ses Recherches sur le beau. Même Littré est en peine, qui ne nous donne que la suite de machines précises, selon leur fonction, hydraulique, mécanique, électrique : « Machine-outil, nom donné à des machines qui servent d’outils et remplacent la main de l’ouvrier ». Pourtant, la fascination qu’on y met : ce roman, une telle machine… Bizarre, parce que ce mot, à cause des machines à souder de Vitry et comment elles m’ont promené à la surface du monde, devait forcément figurer dans cet abécédaire, et pourtant si peu à en dire, quand j’aurais tant à dire d’un tour, d’un pont-élévateur, du maniement d’un pilon de forge. Machine sans le « à » qui la fait échapper à elle-même en la réduisant à un usage. Machines qui donc chacune était une chambre, vous baladaient dans le monde et les villes comme le Voyage autour de ma chambre de De Maistre, et y rajoutent de la Chine (c’est pour avoir été dépossédé d’un voyage en Chine, sur une machine que j’avais préparée presque quatre mois, qu’en mai 1980 je démissionne de l’usine) comme Jules Verne dans ce titre remarquable et lourd d’assonances et redondances, Tribulations d’un Chinois en Chine, et c’est déjà un roman qu’induit la machine, comme celle qui pousse le bateau à son port ou son naufrage. Bien longtemps que je n’ai plus cette série de descriptions qui ont été mes exercices personnels d’écriture, ces deux années 1978 et 1979, et dont je n’ai même pas fait usage dans Sortie d’usine, qui s’est construit sur les hommes, et non ce qu’ils maniaient. C’était quoi, ces textes avec « machine », que je ne saurais refaire aujourd’hui pour un mot, lequel pourtant n’a rien perdu de son fétichisme, son miroitement, son intérieur ?

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MARCHER


Parfois, se dire qu’il n’y a qu’ainsi pour comprendre le monde, et que c’est pareil dans le mental. Faire en marchant, marcher pour faire. Et tu vois, pareil pour un livre, pareil pour l’Internet ou ce que tu ne comprends pas. On aime ça, dans les villes, dans la montagne. Reste que souvent je fais plus ça dans ma tête qu’en vrai. C’est peut-être sur cette question, marcher, qu’on enrage le plus de ne pas pouvoir recommencer.

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MÉDECINS, MÉDECINE


Le moins possible, mais ceux qui sont mes potes sont d’accord.

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MÉMOIRE


Fascination pour ce qui est dépositaire matériel de mémoire : formations géologiques, bibliothèques, collections, brocantes, vieux fonds de hangars. Fascination similaire, mais c’est dans les contes, pour les hommes-mémoire, vieux sages qui sauraient tout. On comprend que ce n’est pas comme ça, la tête. On peut donner l’illusion du contraire : on peut se faire le reset de soi-même, selon qu’on parle deux heures d’Henri Michaux ou des Rolling Stones, mais on sait bien comment on a préparé sa liste de noms propres, et qu’on ne saurait plus commuter à l’improviste. On a écrit pour ça, parfois, avoir mémoire de. On a des continents entiers de flou, d’inaccessible. On téléphone le dimanche matin à celle qui n’a plus mémoire. On s’est créé des outils à mémoire : comme autrefois on gardait ses agendas et calepins. Le mien, sur l’ordinateur, me dit quel jour j’étais à Cherbourg ou au dentiste. Poussière que la mémoire. Il en est une autre plus secrète : les gestes qu’on sait, et la mémoire au bout des gestes. Les pages lues, le ton des voix, un regard dans un rêve. Le mot mémoire est la propre mémoire de tout ce dont on n’a plus accès de sa propre mémoire.

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MÉTAL


Le métal est ce qui fond et coule. Je n’ai de perception du métal que fluide, modelable, usinable. Je crois que cette perception m’a été confiée si tôt (le marteau s’écrasant sur la zone rouge du métal en feu, la main d’enfant tournant pour rien la manivelle du ventilateur de la forge) que je la projette à jamais dans toute architecture de fer : longue traversée de poutre et son flambement, portée d’un pont et son dessin, dentelle d’une charpente sous verrière, outil lourd à la main comme le démonte-pneu ou le pied-de-biche. C’est pour cela que j’ai abordé la langue comme métal, et que la langue est pour moi architecture.

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MÉTÉO


Je ne me souviens plus de l’invention de la météo. Probablement postérieure à l’arrivée de la télévision, sinon on ne l’aurait pas perçue ainsi comme nouveauté. Mon grand-père instituteur remplissait chaque jour la page de son agenda, y indiquant les travaux réalisés, la pêche et le jardin, et cela commençait toujours par la météo. Il nous apprenait les nuages, raisonnait sur le vent. Les phases de la lune étaient scrupuleusement indiquées sur l’almanach des Postes, et les dictons servaient de grille d’interprétation. Puis sont venus ces bateaux qui se relayaient pour demeurer en point fixe aux zones sensibles de l’océan : a commencé, bien avant les photographies satellites, l’âge de la prévisibilité (sans doute les spécialistes disposent-ils d’une version plus complexe : je parle de notre point de vue d’utilisateurs). Souvenir de la compacité de ces bateaux blancs hérissés, quand ils revenaient à l’abri du port, à La Rochelle ou Brest : étrangeté d’un objet matériel susceptible de connaître le secret du temps, ainsi je les regardais. La météo est dès lors associée pour moi à l’invention des actualités régionales. La télévision se faisait de proximité, devenait plus fiable d’un coup que la rubrique météo du Journal de Civray reçu tous les jeudis avec ses petites annonces de chèvres pleines et résultats sportifs commune par commune. La météo était alors, pour longtemps, ce qui serait invalidé par la réalité à venir. Que nous importe en fait de la météo ? Les mouches résistent aux orages, à nous de réapprendre ce qui tient de notre fragilité, et que dément la vanité de nos villes. Il reste dans la météo quelque chose de l’énoncé tragique : l’arbitraire qui pèse sur Agamemnon. Le caractère chaotique de la météo est l’expression de la punition collectivement imposée pour n’avoir pas su être à la hauteur de notre destin. Sinon, comment donnerait-elle autant matière à conversation, feuilleton indéfiniment recommençable, et vérification pour chacun d’un langage échangeable : l’insatisfaction du temps, la précarité de toute durée favorable. La météo rien plus qu’un flux parmi les autres sur l’ordinateur ou le téléphone, qui nous rappelle la réalité sans maître.

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MÉTIER


La sensation si ancienne que j’ai d’être en déficit de métier. Avoir toujours su, à celui des autres, ce qu’est un métier : non pas seulement un savoir technique ou la reconnaissance sociale de son exercice, mais certaine adéquation de l’individu et de son faire. C’était clair dans l’usine : ajusteur ou câbleur, dessinateur ou tourneur, ce n’est pas la même catégorie d’hommes. Et moi j’avais été viré de l’école d’ingénieur sans diplôme, j’étais là d’abord comme intérimaire, puis embauché parce que sans doute ils n’avaient pas repéré mes hésitations, mes doutes, ma difficulté à exercer les tâches confiées, la panique chaque fois qu’il s’agissait d’enclencher la haute tension. C’est probablement bien plus avec le non-métier que j’ai rompu, plutôt qu’avec la vie d’usine, quand j’ai bifurqué. D’ailleurs il ne s’agissait pas de bifurquer : juste une pause de quelques mois, le temps justement de comprendre, et s’affirmer dans le chemin venu trop vite et par hasard. Et puis, dans le fond de cette rupture, revenaient les peurs, l’image des blessures (les siennes, celles des autres) et l’écriture est venue là : ce n’était pas l’écriture que je souhaitais, je n’aurais jamais imaginé qu’elle trouve son campement là. J’ai mis longtemps à le comprendre, et revenir de façon volontaire à cette exploration, où on reçoit des choses élémentaires venues non pas du cercle qu’on a dessiné sur le sol nu du monde, mais de l’arbitraire même de sa position au monde. Est-ce qu’en trente ans j’ai jamais considéré l’écriture comme un métier ? On y est trop balloté, et le seul savoir qu’on en apprenne c’est probablement cette force opaque, qui effraie, l’immobilité de soi-même où peu à peu on entre pour laisser venir le débord. On gagne, avec le temps, de mieux affirmer sa maladresse comme empreinte ou image en creux de ce confit où surgit un peu de dehors. Ce qu’il y a de travail intentionnel dans ce chemin vers le bord noir, on peut apprendre à le réfléchir et le transmettre : la pédagogie est un métier, y compris pour ce monde noir de la confrontation brute, que dans notre civilisation on nomme art – mais qu’on ne fait advenir tel qu’à condition de remonter loin amont de ce qui l’a défini comme art. Cela j’ai pu l’exercer comme métier (à temps très partiel) et je l’assume encore : reste que cette vieille terreur de l’usine, le doute, la panique à la haute tension, l’usurpation de qualité, je le ressens chaque fois qu’il s’agit de s’exprimer en public ou avec un public. Votre métier ? Je n’en ai jamais eu – parfois c’est cela seulement qu’on essaye de transmettre, en atelier d’écriture, ce retournement qui affirme que pour la littérature il n’est pas nécessaire.

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MEUBLE


Ils se les transmettaient. Quand ils les fabriquaient, c’était pour cette transmission même. Du coup, dans ce qui vous encombre, utilités de tables, chaises, étagères, qu’on prend dans ces supermarchés bleus uniformisés et qu’on laisse après soi quand ça s’écroule, il y a le buffet gardé des grands-parents, et la marque qu’ils l’avaient eux-mêmes reçus, on ne sait plus trop ni quand comment pourquoi de qui. On s’habitue à avoir auprès de soi, même le matin quand on a le nez dans le bol de café et qu’il n’y a rien que la répétition d’un jour sans promesse, un reliquat de ce qui, autrefois, était la totalité du contexte : chaque élément, du plus petit au plus grand, faisant histoire. On aura vécu dans le paradoxe du meuble marchandise, mais nous-mêmes pas formés à l’abandon de toute idée de notre place sur terre comme meuble pérenne.
retournement qui affirme que pour la littérature il n’est pas nécessaire.

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MEURTRE


Je ne sais rien de celui qui me poursuit. C’est un meurtre que j’ai commis. Mais dans le rêve, jamais moyen de retrouver qui que quoi où comment. C’est juste la culpabilité, et que forcément je serai pris. Qu’il va me falloir faire face. C’est paralysant. Ensuite cela dépend des périodes. Il me rêve ce meurtre depuis si longtemps – mais quand, quand exactement : il me semble qu’il a toujours été cette menace dans l’ombre transparente du rêve, le point où cela bascule si on approche. Je sais par contre qu’aux périodes de mes propres bascules ce rêve est plus proche, plus présent. Rêve récurrent, qui s’annonce, latent. Parfois ne dérange pas le rêve en cours, dis seulement : – Tu sais que je suis là, n’est-ce pas. J’ai conscience de ce qui, dans mon parcours diurne, relève de telles culpabilités et appartient donc, quelle qu’en soit l’échelle qualitative qui l’en sépare, à l’univers du meurtre. On ne revient pas volontiers, en rêve, sur ce qu’on a commis, et parfois seulement à l’encontre de soi-même. Il est arrivé parfois que ce rêve devienne terriblement narratif : alors, au moins une fois, je l’ai vu, ce meurtre que j’ai commis. Le rêve s’en est renforcé : maintenant, quand il menace à quelque distance le rêve en cours, ou trouble la conscience du jour, il affirme parfaitement l’existence réelle du meurtre originel : précisément celui que, cette fois-là, j’avais vu en rêve.

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MIRACLE


Parfois, oui. Mais si petits.

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MISÈRE


Et que jamais tu ne puisses séparer l’éternel constat du dehors, de toi-même dans ta tâche, et de ce que tu perçois de toi dans ce qui environne cette tâche. Et la joie pourtant d’ignorer tout, prendre la main et continuer : du fond même de cette détresse où on est, la nier. Restent les images : le savoir précis de la réalité pour ceux qu’elle écrase, toujours à en refaire l’inventaire, à en accepter l’urgence, et prendre sa part du partage. Le silence au Raisonneur de Rimbaud : une injonction à tourner le dos ?

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MONDE


Le monde est une focale. Apprendre à toujours savoir, quand tu en considères le moindre élément ou lui tout entier, la façon dont tu le vois : contre-plongée ou grand zoom, objectif pour macro-photo ou panorama ? Ce n’est pas simplement une métaphore. Cela t’aide au moins, à chaque instant, à situer ta propre position comme observateur inclus dans ce qu’il énonce. Et puis de là multiplier les énoncés : ceux qui ont l’énoncé le plus performatif (ils décident des guerres, de la politique) ont souvent les focales les plus étroites. Et tant d’autres qui pourraient inclure dans la vibration générale leur propre énoncé n’ont même pas enlevé le bouchon de leur objectif. Le monde est cette vibration. Tu aimes aller rencontrer le monde là où il vibre, un vent, un insecte, loin de tous ces photographes, empêchés par leurs boutons et le fait même de l’interférence marchande et technologique avec le moindre de nos énoncés partiels. Ils sont où, les grands marcheurs des déserts, les anachorètes, ceux qui retournaient le monde sur lui-même par leur parole nue ? Parfois, tu fuis. Le monde est encore cela : le lieu de ta fuite, et la focale que tu y emploies. Ça vaut même pour ceux qu’on envoie dans les stations orbitales, là-haut, le courrier aux familles et le pudding à Noël. Le monde inclut qu’on y est trop petits (ce qui ne renvoie qu’à soi-même). Ou bien, si le monde n’est pas une focale, il est un roman.

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MORT


C’est une aberration que mort soit entre mémoire et mot : les abécédaires sont idiots. Mort est un mot avec des dents, avec représentations de transi, avec élévations sombres qui définissent comment l’art surgit armé des vieux rituels. On n’entre pas dans l’art sans traverser la mort en soi. Seulement la mort en soi c’est une assemblée de visages qui grincent. Ils ne sont pas dans la dépouille froide, horizontale, qu’on embrasse – de ceux qu’on a toujours connus debout et qui semble indifférents à tout (ils le sont) dans un visage mêlant des expressions d’adolescent fourbe et de vieillard repeint en blanc gris. Même à embrasser ça n’a rien à voir avec les figures grimaçantes du rêve : on sait bien que le mort n’est pas là, dans cette viande habillée, ces odeurs recomposées, cette température abaissée, et ces types en costume d’indifférence qui font leur métier payé à l’heure, fermer le couvercle, puis dernier transport, remise des cendres ou défilé devant le trou. Tout ce bois gâché, disait Joyce, qui avait ramassé ça où. Je n’aime pas cette mort-là, elle me fait penser à un veau crevé qu’on avait trouvé avec des copains autrefois, dans la Charente, en kayak, ballonné plus gros qu’un homme, et sa face morte qui nous regardait bien plus expressive que les quatre cinquième des figures qu’on croisait les jours de marché, tournant debout autour de la place. En fait le problème est là : on vit dans un monde de morts animés de mouvement. Ils élèvent des chiens, ont des chats, s’achètent des ordinateurs ou des appareils photo, mais ne lisent pas les mêmes livres que vous, si tant est qu’ils lisent. Les morts au monde marchent dans le même sens sur les surfaces prévisibles. La mort organique ils la portent dès qu’ils s’arrangent les cheveux, ou conduisent leurs voitures neuves, s’en vont au dernier film, prennent l’avion pour la ville à cocher sur leur atlas de la consommation générale. La mort hurle, mais celle qui hurle depuis vos morts a les poings resserrés dans vos entrailles, et celle qui hurle dans votre intérieur est déjà votre propre mort, saisissant tout mot à vif.

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MOT


On n’écrit pas plus avec des mots qu’avec des lettres. On écrit avec des séquences toutes prêtes, des séquences comme pelées sur la peau de la langue. Tombées cuites. On a pris ça dans des livres, recopié (c’est important, de recopier ce qu’on retient des livres). On a pris ça dans la rue, sur une enseigne, dans un fond de rêve, sur un papier ramassé. En atelier d’écriture ça me surprend souvent : une expression si ordinaire, tout ordinaire, et je demande à celle ou celui qui me la présente de chercher sur Google, en laissant l’expression entre guillemets – et on a de suite la preuve, personne avant elle ou lui n’avait placé ces deux, trois ou quatre mots si banals côte à côte et dans cet ordre. Écrire alors s’augmente. Les carnets sont des collections de ces lambeaux de mots articulés ensemble, non pas l’atome mais la molécule à partir de quoi on construit le corps écrit. On est soi-même, dans son corps – et, bien plus, son visage – la collection de ces mots qui sont notre vocabulaire d’écriture. On se moque de désigner une chose par le nom qu’elle porte : les noms que nous portons construisent, à rebours, ces choses qui définissent un monde.

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MUSCLE


Je n’ai jamais eu l’idéologie des muscles.

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MUSIQUE


Comment firent-ils pour être choisis par la musique ? Précisément, si cela ne dépend pas de nous d’être choisi, qu’on s’est présenté aussi devant la même porte et qu’elle ne s’est pas ouverte, comment continuer comme si ce n’était pas grave. Fraternité des musiciens : le même paradoxe de la discipline et de l’écart, la même dureté dans le succès de ce qui plaît et l’austérité imposée à ce qui compte. Tu aimes tellement les instruments, et n’oserais pas toucher à l’instrument des musiciens qui te sont les plus proches. Il s’est joué quoi dans l’enfance qui t’a placé à côté d’où eux ils ont marché ? Tu le sais, la loi des livres lus tôt, et le solfège du père Ardouin pas vraiment la route (elle l’a été pourtant, pour son propre fils, et lui-même a laissé oeuvre digne). Ou Guy Boisseau, qui rangeait son violon dans sa boîte en haut de son buffet de cuisine, mais ne se faisait jamais prier pour l’ouvrir : et ce qu’il jouait c’était quoi ? Tu te souviens pourtant si bien des gestes, et du reflet sur le vernis. Et l’atelier de Ricardo le luthier, et quand il frappait du coin de la phalange sur un bloc d’érable même pas dégrossi pour te faire entendre ce que lui savait entendre. Tu as rencontré si rarement la musique comme tu sais qu’elle doit couler par le corps d’un être, même si elle le dévore, tiens, comme ton Pifarély. On est à la même place, en fait, et parfois, le temps d’un battement de son accordé à la voix et aux mots, on le sait. Reste qu’en vous ignorant à égalité, le monde déjà vous sépare. On s’en veut à soi de ce gâchis qui n’est pas vôtre. On réécoute Brahms, opus 111 ou le genre.

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NAVIGUER


J’ai tellement navigué dans ma tête. C’étaient les livres, ceux des navigateurs en général, des navigateurs solitaires en particulier, et comme nous on vivait au bord de l’océan, le décor était planté. Pour leurs récits de tempêtes vraies, il suffisait de regarder de plus près l’écroulement d’une vague d’été, juste devant soi. C’était bien avant les collections de livres voués à la mer, avec leurs couvertures en quarantièmes rugissants : j’ai vu cela naître, on ne savait pas que le livre allait devenir une industrie, on le percevait encore comme la frange en permanente repousse de la vieille et universelle bibliothèque. Montfreid ou le Kon Tiki, Gerbault ou Moitessier (lui juste à la transition), les phrases portaient du large et ça vous enseignait aussi quelque chose de l’écriture, comment elle porte du rêve, la même chose que Jules Verne exactement puisque tout cela dans le grand décor imaginé, même si pas imaginaire – la frontière pour moi était toujours réversible, l’est encore. C’est même ce qu’on cherche à chaque mot dans écrire. Je crois que la brève période d’adolescence où j’ai pratiqué le dériveur (le 420, la Caravelle, le 505 de rêve, ou le Moth Europe qui faisait de vous un navigateur solitaire à 50 mètres de l’éclatement des vagues), c’était plutôt comme de m’embarquer dans ces livres eux-mêmes, pousser la lecture un peu plus loin. Pourtant qu’il est bon le goût du sel, et favorable la mesure physique des vagues, la tenue du corps poussant plus droit l’étrave à contre du vent. Si j’en avais manifesté la volonté, personne n’aurait mis obstacle à un stage aux Glénans ou quelque autre de ces étapes à suivre. Mais justement, mon stage c’était plutôt les livres. J’ai plusieurs copains qui naviguent (qui naviguent vraiment), je n’ai jamais pu m’empêcher d’intérieurement, sourdement, les jalouser : un rêve venu des livres se prolonge à jamais sans prendre d’âge. L’un d’eux, Ravitsky, l’avoir aidé même à construire son premier bateau, en acier, dans un terrain de la périphérie bordelaise où une autre bande construisait un vaisseau de béton armé très mince (oui, ça flottait, et j’ai encore mémoire de la peau des mains pelée à fond, quand tout un dimanche nous nous étions mis à quelques dizaines pour couler la coque en quelques heures sur l’armature de grillage). D’autres copains convoient en solo des bateaux pour leurs propriétaires : naviguer n’est pas forcément une équipée coûteuse. Et je lis toujours des livres de navigation. Qu’est-ce que j’ai abandonné de moi-même à ne pas suivre le rêve, ou le forcer à la réalité ? Probablement aucun manque. J’y repense parfois, maintenant que les mots naviguer, navigation, navigateur sont revenus dans le langage courant : peut-être parce qu’Internet n’a pas de bord, et qu’on ne peut rien prévoir de la rive où on aborde – peut-être aussi parce que le naufrage est chaque fois à portée de clic ? C’est la même surface du monde qui est offerte, depuis que vers 1998 j’ai commencé à suivre telle webcam d’une station Esso d’un patelin du Groenland, ou l’autre braquée sur la rampe d’embarquement d’un petit port du nord-ouest de l’Écosse. Elles ont disparu, ces webcams, mais l’idée de navigation demeure, dans cette impression de grand large et d’aventure ouverte. Pour naviguer, j’attendais ma propre barque, juste je ne savais pas qu’elle viendrait si tardive (écrit-il en se disant que ça fera frémir les correcteurs d’édition, mais que non, je garderai).

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NOM


J’utilise vraiment contraint et forcé l’expression « noms propres ». Même à considérer propre comme « qui appartient exclusivement à une personne, à une chose » (Littré), les patronymes se sont tellement raréfiés – on s’exclame, parfois, à ceux qui surgissent chez Saint-Simon ou Balzac –qu’ils sont devenus aussi générique que les médicaments. Nom propre repère un trajet individuel : celui qui, à telle place arbitraire de l’immense collectivité anonyme, a poussé de l’ongle la simple continuité inchangée de l’ordre humain, a déplacé même imperceptiblement son cours. Et évidemment, cela s’exprime de pareille façon pour ceux qui ont déplacé, éraillé ou infléchi ton propre cours. Ainsi, dans l’immense agrégat de tous noms propres de tous temps, serait inséparable l’agrégat de ceux qui ont infléchi le cours général (infléchir la connaissance du moment où l’univers gazeux, vers 400 000 ans après son temps initial, cristallise en galaxies solides, cela concerne la collectivité tout entière, mais combien de sujets s’acharnant individuellement sur ce moment précis du savoir ?), de l’accumulation de tous agrégats à effets individuels. Se souvenir de ce professeur de français que tu avais au printemps 1968, et qui avait voulu vous coller en vous démontrant qu’il y avait aussi la possibilité de manier le vous pluriel dans le on indéfini : et tu n’as plus jamais pensé la langue pareil. Donc c’était une possibilité pour ce projet d’abécédaire : pousser au maximum l’agrégat de tous noms propres ayant pour toi compté, aussi bien ce professeur de français l’année 1967-1968, Bobineau, que l’instituteur des premières années d’école primaire, Boisseau, que ce bonhomme qui l’année 1965, au temps de la première gloire du rock’n roll, te donnait des cours de violoncelle primaire, Nortier, que les grandes lectures que tu avais dès avant ces années-là, de Pérochon à Poe via Alain-Fournier ou Verne, que les grands déclencheurs survenus plus tard quand il fallut bien se prendre enfin un peu au sérieux, Adorno, Blanchot, et ceux qui t’y menèrent, Ruy Fausto ou tiens, Bénézet qui vient de mourir ou Gracq et ainsi de suite, mais cela concernerait aussi ceux des routes loin des livres et des savoirs, ceux dont tu as oublié le nom parce que tu les considérais comme néfastes et objets plutôt d’une vengeance si ce nom, même porté par d’autres, tu serais amené à le recroiser, et ceux qui ont pu te bousculer profondément sans même le savoir ni que tu aies su leur nom, comme en décembre 1982, quelques semaines après la parution de ton premier livre, dans une librairie où tu venais pourtant de longtemps (Le Divan alors place Saint-Germain), ce libraire qui t’avait montré une anthologie Saint-Simon en poche en disant « Ce serait pour vous, ça », bien avant que tu mettes plus tard le nez dans Saint-Simon, et juste façon de dire, mais sans en rajouter, que tu n’étais plus un client anonyme mais qu’il t’avait reconnu comme auteur de mince opuscule chez Minuit et ainsi de suite, mais c’est ce genre de détail microscopique, à large effet sur le long terme, qui impose d’en passer par ce mot pas beau d’agrégat (nuage non, constellation non, mais toujours un rapport au chaotique, à la suspension, à l’objet sans bord – comme cette définition du mot univers chez Hawking : objet fermé sans bords ni frontières). Se dire que peut-être ce serait plus facile, de pousser sur deux cents ou trois cents pages ce rassemblement gazeux et solide à la fois, parfois sans nom propre rejoignable, parfois agissant de très loin (le poli d’une hache préhistorique trouvée dans la vieille Vendée : quand tu lèves la main et en éprouve le poids, est-ce qu’il est là, celui de l’autre côté du temps qui te la confie à distance ?), jusqu’à la grosse vague roulante de la perpétuation des jours, la curiosité ou l’étonnement à tel e-mail reçu ce matin, ou le message très discret qui fait bifurquer d’un coup cinq ans de ta vie passée et ainsi de suite. Et l’arbitraire de l’ordre alphabétique aurait bien convenu aussi, pour reconstituer la linéarité. Patrick Chamoiseau (on a deux semaines d’écart, dans la vie biologique) l’a fait en 1997 avec sa Sentimenthèque, au moins pour le chant général de la littérature (et l’ordre chronologique serait aussi possible, depuis le polisseur de hache jusqu’à Patrick inclus, et les autres ensuite, mes frangins, mes copains, et même les insulteurs). Je n’utilise pas plus la notion de nom commun : il y a trop à chercher dans le commun. Reste l’énigme du nom : qu’on se charge nous comme d’un masque, mais que ce masque vous mange depuis le dedans et conforme jusqu’à vos traits), ou qu’il désigne cette chose immensément banale du réel, où pourtant court l’énigme qui vous rassemble tous (ombre de Ponge : il serait dans l’abécédaire illimité des noms propres, celui que je dresserai pour moi sous forme d’agrégat, et donc dans l’agrégat de tous ces agrégats, si chacun constituait le sien, et l’agrégat général de notre condition fragile, où on rajouterait par superposition, pour chaque nom, sa déclinaison dans chaque langue, écrite ou seulement parlée, utilisée encore ou abandonnée déjà). Que sommes-nous que ce gaz de noms, si nous parlons ?

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NOUILLES


Probablement, sur une vie, ce que tu auras mangé le plus. Ça change quoi. Même pas important de le dire. Parfois avec dedans du fromage râpé, c’était les périodes fastes, du temps des apprentissages. Puis n’y plus trop faire attention. En Italie, du temps de la villa Médicis, elles étaient bonnes. Pour les générations d’avant, c’est la pomme de terre plutôt qui disposait de la symbolique. À l’automne, on en rentrait un ou deux gros sacs de cinquante kilos de pommes de terre, qu’on prenait soin de régulièrement dégermer. On avait aussi des conserves de haricots. Quelque chose peut-être s’est joué dans ce changement. On ne peut pas tout examiner, et ce serait en exagérer l’importance.

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OCCULTE


Les superstitions d’une époque sont toujours à l’image de cette époque même. Les nôtres étaient rurales (ne pas tuer une araignée, ne pas poser un pain sur le dos, ne pas se lever du pied gauche), je ne sais même pas à quoi correspondrait cette énumération pour ceux qui ont vingt ans aujourd’hui : peut-être s’en dispensent-ils beaucoup mieux. Le charroi occulte de la société n’a pourtant pas varié, voyantes et horoscopes, ou réparation d’ordinateurs à distance, comme pour les chagrins d’amour. Si les superstitions sont moins visibles ou paraissent moins élémentaires, c’est peut-être seulement, comme la culture, pour être devenues industrielles : massages ou thérapies à pignon sur rue. On veut croire que l’irrationnel sera favorable : personne ne comprenait ce que racontait Le petit Alexandre soigneusement planqué au fond des armoires, mais ça aidait de le savoir là. L’occulte est toujours rétrospectif, comme le « je vous l’avais bien dit » de la sérénité des chefs. La Française des Jeux n’a pas fini de monnayer ses rêves à gratter. Le grand XIXe siècle, au moment de l’essor marchand de l’imprimerie et de la librairie, a fabriqué ses Papus, Sedir ou Eliphas Levy – mais le canevas en est déjà dans Seraphîta, et Balzac un fou rêveur de taille bien haute que la sienne. Ce qui se passe, c’est qu’on ne saurait pas entrer dans nos peurs sans grammaire de notre comportement dans la peur : qu’il faut bien continuer d’y exercer des gestes, ne serait-ce que celui d’écrire, et ce que cela suppose de discipline pour soi-même. L’occulte nous apprend à rester dans ce lieu couloir, ce lieu de non-prévisibilité de ce qui va survenir. Est-ce qu’on serait prêt à se passer de cet apprentissage ?

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OCÉAN


Naître sous l’océan (l’ancienne île qu’était notre village surplombait l’horizon de marais, mais dès lors qu’on quittait la rue principale ou la « rue basse » qui lui était parallèle, on marchait sous le niveau de la mer, les inondations d’hiver recouvraient régulièrement toute la terre) n’impliquait pas de familiarité avec la masse ou verte ou bleue ou grise, ou d’un froid métal sombre, qu’on découvrait de l’autre côté des digues, ou au bout des vastes dunes – on était bien avant que l’industrie du pauvre tourisme de masse ait réduit tout ça à une usine de ciment médiocre. Les visages burinés qu’on croisait, ceux qui maniaient les pelleteuses dans l’inlassable travail de refaire les digues, ou qui ramenaient le soir à la cale de l’Aiguillon-sur-Mer leurs barques à moteur, n’avaient jamais mis dans l’océan plus que leurs pieds sous pantalon retroussé. Point commun je suppose à toutes populations vivant de la mer, et gardant probablement au fond d’elle-même comme le sens instinctif des vieux rites. Les « hommes » allaient parfois pêcher à la seine, traînant de nuit à cinq ou six un filet pour rapporter limandes ou congres, cette notion de nuit attachée à l’océan de façon indissociable. On est allé voir le paquebot France en construction, ses cheminées émergeant juste des champs tandis qu’on approchait Saint-Nazaire après le bac de Saint-Brévin, on est allé voir au Croisic le tout petit bateau de bois du navigateur Le Toumelin retour de son tour du monde en solitaire (il y est toujours, le Kurun, mais bien peu on est à savoir l’émerveillement où il nous mettait). De ces années d’enfance il reste la sensation de soleil couchant sur l’eau calme et chaude, de l’énergie limpide des marées montantes dans les clartés du matin. Toute sa vie alors, après, et où qu’on soit, on recherche la mer comme si c’était une seule mer – à Leningrad ou Bombay, à Tokyo ou Rockaway, si elle est là on va jusqu’à elle. Sur les côtes d’Afrique l’océan est brutal. On ne sait pas d’où part cette onde verticale qui vient frapper lourdement la côte de rochers noirs. Cette brutalité on la devinait, mais sans en rien savoir, même aux tempêtes. On a écouté ses copains partis naviguer loin. On a regardé les photographies et les films de ceux qui sont allé jusque dans l’extrême sud, on a lu tous les livres passant le cap Horn, on restera toujours l’enfant grimpé sur son bout de tronc d’arbre, dans le petit jardin à horizon de mer, regardant là-bas le trait noir de la digue. Avoir rêvé à tous les bateaux. Et ce rapport fragile à ce qui est le contraire du fragile est sans doute le texte que j’ai le plus continûment écrit, sans jamais cesser de le récrire, la preuve.

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ŒIL


Quand je prépare à manger de la seiche ou du poulpe, j’aime bien regarder l’œil de près : c’est élémentaire, tout simple, un œil de poisson. Il paraît que certaines méduses en sont dotées, ou bien qu’on arrive à ce qu’elles en génèrent. L’œil se définit par la fonction qu’on a développée depuis le traitement optique qu’il impose à ce qui nous environne. L’œil du chien est sommaire, l’œil du chat n’a de perfection que pour son usage nocturne. Quand on s’applique (ils sont nécessaires, les danseurs le savent bien, mais Castaneda aussi insiste beaucoup sur la vision depuis la périphérie rétinienne) les exercices de vision latérale, bien sûr on peut rejoindre presque les 180 degrés, mais notre face d’homme sera toujours bien trop plate pour la vision bi-latérale. Autre paradoxe de la poule et de l’œuf : est-ce que c’est la double vision de face et sa construction de relief qui nous a permis notre statut de dépisteur de charognes et nous a mis plus à même de manier des outils, ou bien une vision bi-latérale comme celle de la poule la plus stupide aurait pu nous permettre des prouesses comme celle de lire deux livres en même temps ? Les chercheurs qui travaillent sur la reproduction des cellules souches de la rétine (nous sommes dépourvus de cette reproduction) se servent des cellules de têtards d’une variété particulière de batracien : pas évident, dans le sous-sol d’Orsay, lorsqu’on découvre ces milliers de bestioles très vaguement anthropomorphes à pendre verticalement dans leur eau glauque, ou lorsque ensuite on voit au binoculaire à quoi ressemble un têtard de trois millimètres, et sa rétine de huit microns, que nous sommes à égalité dans la construction naturelle, et qu’il a sur nous la supériorité de savoir se guérir. L’énigme est plutôt dans ce double pédoncule que pousse le cerveau, à peine l’embryon âgé de trois semaines, pour les appliquer sur le fond d’œil et contribuer par jeu de protéines à sa spécialisation et sa division. Même lire tiendra à ces phénomènes très complexes de balayage séquencé, avant linéarité reconstituée. L’imperfection de l’œil se corrige mieux aujourd’hui que ça l’était pour ceux de mon âge : on opère la myopie, je ne m’y risquerais pas, elle m’est trop constitutive. On ne sait pas guérir encore ces taches noires plus ou moins envahissantes, et forcément dégénératives, qui vous forcent à penser sans cesse que le monde existe parce qu’on le voit, mais que cette fiction on pourrait en être séparé et avoir à chercher d’autres mondes, ceux que recouvrent ces taches noires. Notre dépendance à l’œil a en commun avec les mystères du cerveau (dédoublement du présent, gestes réflexes) que s’interroger sur son usage immédiat nous contraint à revenir à notre origine : ce que notre œil contient de sa propre fabrication élémentaire. Et quiconque fréquente un ou des non-voyants sait bien que cette reconnaissance immédiate et nécessaire de la beauté du monde, sans quoi on n’y avancerait pas en cherchant, ne tient pas forcément à ce qu’on le voit – ce quoi pourtant nous échappe, sinon cette peur aux taches noires.

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ŒUVRE


Préférer manœuvre.

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OMBRE


L’ombre est la face propice de la lumière, celle qui révèle son contraire. Dans l’ombre se cultivent les secrets, qui feront les livres, ou bien nous dessinent avant d’aller vers l’autre. L’ombre est ce qui nous protège de l’autre en gardant en nous la part où nul ne vient. Que soi-même, parfois, et qu’on s’y abandonne comme à une ombre d’été, ou bien parce que pas le choix et qu’on y tremble comme à une ombre d’hiver. Qui vivrait sans ombre ? Accepter l’ombre de l’autre, n’y pas entrer, ne pas la souffler, ne pas l’aspirer. Aider l’autre à cultiver son ombre : qu’elle s’épaississe des trois livres que tu lui auras fait lire, de même que ton ombre à toi est faite de tout ce que tu as lu, parce que là tu ne connais pas le bord.

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ORGEAT


De l’orgeat ou de l’antésite, qu’effacerai-je le plus vite ? demande le roi du Coca.

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PANNE


Les seules qui compte furent celles qui étaient belles : soudain livré à un paysage que tu n’aurais jamais vu sinon par l’immobilité contrainte. Se forcer à penser qu’il y a une fonction positive de la panne. La plus simple est la plus bête : la voiture qui cale. La plus embêtante peut se révéler la plus longue : panne dans la tête. Quelquefois c’est toi qu’on remet en réparation mécanique. L’idée que c’est une panne relativise. J’aime bien le vieux terme de marine : mettre en panne. Faire ça quand ça va trop vite, quand on ne maîtrise pas, quand ça secoue trop, quand ce n’est pas comme tu veux. Alors abattre la grand voile, mettre le foc vent debout, puis se dire qu’il n’y a plus rien à faire que tenir, s’obstiner à, que les forces s’y referont, que tout le reste, le brassage, l’hostile et le sombre, finiront par s’éloigner.

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PANTALON


Le mot pantalon incarne bien certain rapport au monde, qui se définit par la consommation, l’inclut dans les rituels de reproduction sociale (je ne me promène pas en public sans pantalon), résume une certaine idée d’insolence : on ne prend pas n’importe quel pantalon n’importe quel matin. C’est ce qui vous pose dans votre longueur. J’avais une autre idée en me disant que j’écrirais sur le pantalon et notant le mot, mais je l’ai perdue en route. C’est un genre de pantalonnade aussi ;

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PARTIR


La tentation toujours de déserter : mais ce ne serait pas partir, juste une réaction à ce qu’on quitte, qui déplaît. Alors relis le verbe partir et le nominal départ chez Rimbaud, puis le lendemain ça va on reprend.

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PAYS


Je me suis longtemps cru d’un pays : le mien étant cette poche protestante isolée dans les marais d’Ouest, où des Romains à Napoléon en passant par Louis XIV on envoyait des convois de prisonniers ou réprouvés creuser les digues, tandis que s’y arrêtaient pour des barriques ou du sel ceux qui longeaient infiniment les côtes pour leur commerce, d’Afrique et Portugal jusqu’à la Baltique. Cela donne un drôle d’air aux visages, malgré la silhouette assez commune, plus large que haute, comme si, dans ce pays de vent, il fallait s’accrocher de plus près à la terre. La notion de pays est pour moi associée à certaine qualité de l’air, l’intensité lumineuse due à cette réfraction de la côte, qui s’en va bien jusqu’à huit ou dix kilomètres dans les terres, et ce souffle palpable qui tient probablement, on l’imagine, à la dernière poussée du Gulf Stream avant de se dissoudre. Souvenir encore dense d’un stage d’une semaine à Fort-de-France, où, hors les heures d’atelier, je n’avais quasiment pas quitté ma petite chambre sans vitres de l’IUFM, tant cet air mêlé de pins et d’océan me ramenait brutalement dans l’enfance, et que cette sensation il ne fallait pas la perdre. Elle survit vaguement aussi lorsque je marche autour de l’île d’Yeu, sinon elle est morte. Sous le béton et l’industrie des vacances de masse, terrains de camping dans les anciens pâturages à moustiques, arborescence des supermarchés, locations de ciment pauvre (on a vu ce que ça a donné quand la tempête Cynthia a fait un peu le ménage). Quand je reviens là-bas, c’est pour le cimetière. Est-ce qu’on peut être d’un autre pays que celui de ces sensations d’enfance ? Je me le suis beaucoup demandé au Québec, et dans une trop brève traversée de l’ancienne Acadie, de Moncton à la presqu’île d’Halifax, dans ce qui nous est renvoyé à la figure, par la force et la taille de l’élément naturel, de ce que les siècles chez nous ont déconstruit. On peut réinstaller son pays là où on a assez d’espace pour y croire. Je suis habitué à raisonner en invariance d’échelle (la phrase de Proust insère dans sa construction quelque chose des lois du livre tout entier, comme Mandelbrot l’avait expliqué pour le calcul linéaire de la longueur d’une côte), je cherche à quoi peut correspondre la notion de pays : Vendée, certainement pas, mélange administratif à cheval sur deux cultures, poitevine au sud, presque bretonne au nord, imposé par Napoléon pour résorber les restes de chouannerie. Région : encore moins, si ce qu’on nomme Pays de la Loire n’a pour but que de séparer Nantes de la Bretagne, et que jamais la Loire n’a influencé le sud Vendée. Nation : j’aime mieux la façon de Rabelais, de la considérer comme assemblage d’identités flottantes mais séparées. Je suis finalement trop attaché à mon air de la mer pour m’imaginer de la même nation qu’un Lorrain ou un Picard, et je n’ai jamais rien compris aux mentalités d’en dessous le quarante-cinquième parallèle, la méfiance étant d’ailleurs parfaitement réciproque (on pourrait le mesurer, pour un auteur dans mon genre, avec trente ans de galère, si on établissait un graphe des déplacements professionnels). Je suis plus à l’aise avec l’échelle Europe : le goût de l’Allemagne, le goût de l’Italie, le goût de l’Angleterre et de l’Écosse, la sécheresse lumineuse de notre pauvre Grèce – pour s’en tenir là –, dans leur différence radicale, comme éveillant chaque fois ce qui me relie au pays tel qu’exprimé plus haut, et qui irait de Saint-Michel en l’Herm à La Grière (chercher sur la carte) exclusivement, sentiment justement que remet brutalement à plat l’Amérique dès lors qu’on y roule avec son véhicule de location à boîte automatique, ou bien qu’on lit Thoreau ou Gabrielle Roy. Une grande partie de ma distance avec le jeu politique tient à cette façon si française de tourner le dos à cette évidence européenne, quand à certains moments on avait pu tellement en rêver. Finalement, le plus difficile ça aura été cela : apprendre à vivre sans pays.

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PAYSAGE


Toujours un peu énervé que des universitaires ou des théoriciens veuillent mettre en avant la notion de paysage comme à vouloir se l’approprier. Encore plus si c’est ce qu’on appelle paysage urbain. Pourtant, quand Walter Benjamin installe l’expression, quel miracle de livre, et combien chacun on saurait soulever la trappe de ce qu’elle évoque pour nous. Et bien forcer de reconnaître que ça a une histoire comme toute autre chose ou tout autre concept, qu’on le suit dans la peinture (fascinantes villes imaginaires du Quattrocento), miracles de la peinture hollandaise (le petit pan de mur jaune de la Vue de Delft), et cette précision des peintres anglais du paysage : comment Constable installe un monde dans la miniature d’un étang, un toit et trois arbres. C’est cette géométrie-là qui devient le vocabulaire même de nos fables. La phrase est un paysage, peut-être plus la phrase que le paragraphe. C’est la façon dont nous percute Les Illuminations de Rimbaud, chaque phrase-paysage comme une flamme, chaque phrase comme un monde devenu paysage : on s’en va marcher dans la langue. La difficulté austère, mais la passion qu’on peut avoir pour un auteur américain comme Thoreau tient à ce que la prise de possession du monde s’effectue en le nommant, que ce langage agisse sur nous en construisant le monde comme paysage, là où chez eux le monde, passé la ville, ou le bord labouré devant la maison de rondins (ce qu’avait si bien compris ce jeune type mort écrasé sous un train, qui nous a laissé Maria Chapdelaine), est immédiatement et de nouveau wilderness. Nous ne savons plus rien de cette façon sauvage du monde, à moins d’un brin d’herbe dans une fissure de bitume, ou lorsque, dans la ville même, revient la ruine, maison ou usine abandonnée – quitte à en faire un jeu à la mode, l’exploration urbaine comme autrefois on allait dans les gouffres ou les taches blanches de la carte. Le paysage ne devrait pas être une spécialité universitaire, parce qu’il est le vocabulaire même de notre écriture de la ville, et de notre géographie du monde. C’est en construisant le dehors comme paysage que je lui donne sa possibilité de phrase. Et qu’il ne me l’accorde pas pour autant.

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PEINDRE


Accordons encore aux peintres qu’eux seuls ont l’usage vertical du mot, dans sa sauvagerie et sa tension. Qu’il arrache la peau du monde et le donne à voir. Tout Cézanne est en chaque mot comme en chaque toile. Quand tu vas au musée est-ce que tu vois autre chose que le geste, l’épaisseur, le mouvement et ce qui s’en dresse de géométrie, d’abstraction, de couleur rongée du dedans ? Le monde devient la vérité du monde, et souvent tu recopies le nom du peintre ; parce que c’est presque anonyme, cette vérité-là, et qu’ils la rendent au monde, qu’elle lui appartienne. Alors bien sûr c’est la tâche pour toi : ce qu’ils t’enseignent, et qui t’évide comme cela évide le monde (« image » serait l’intersection, l’organisation de la frontière qu’on traverse), c’est ce que tu dois obtenir de toi quand te noie le visible. Du visage ou de cette soudaine architecture, là, dans le virage. Apprendre à voir exige d’aller marcher là où il n’y a plus de peintre, mais à toi confiée la tâche, t’abstraire pour la même traversée, qui donne l’image, à contre du monde. Écrire vient là. Ne pas aimer qu’un écrivain s’assigne de peindre. Certains y sont comme à corps défendant : la guerre portée au milieu des villes dans d’Aubigné, un simple talus chez Gracq. Proust ne peint pas, jamais, il dissout. Il faut comprendre cet équilibre où tout bascule, et où se conquiert un objet immobile, qui se retourne sur les deux parties : peindre est vertical, point (« point barre », dirait l’époque).

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PENSER
Est-ce que penser peut être involontaire ?

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PÉRIPHÉRIE


Ne pas s’attarder aux périphéries de la littérature.

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PIRE


Y a toujours.

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PLAFOND


Casser son propre plafond : mais comment se rendre compte qu’il y a le plafond, s’il est de verre ? Pour Balzac (les réflexions sur Daguerre dans le Cousin Pons) ou Nerval (qui photographiait pourtant lui-même), si un dispositif optique, mécanique et chimique permet de reconstruire une image de vous-même, c’est qu’elle y préexistait matériellement. Le réel sinon ne s’embarrasserait pas d’autant de fidélité subjective. Ce que capte la photographie, c’est donc une de ces strates de vous-même qui vous accompagne en tant qu’image, dans le vaste univers et y a peut-être même rémanence. Nadar essaye d’expliquer le contraire à Balzac, pourtant d’une intelligence prodigieuse (j’entends : de notre intelligence littéraire, lourdaude et concrète, mais qui s’ébroue dans la langue) et n’y parvient pas. La photographie est possible et dangereuse à la fois, puisqu’elle prouve cette multiplicité irrationnelle des traces qui nous accompagnent (et toute une part de la littérature fantastique en découle) et nous en prive en la rendant matérielle : soyez trop photographié, vous ne serez plus qu’un os, un bout de mental dans un corps réduit à lui-même et qui ne connaît plus l’univers. Nous avons annihilé de longtemps l’idée que nous sommes nous-mêmes en notre image : dans notre imperfection d’aujourd’hui, qui n’a pas dû tant progresser depuis la si fine armature mentale d’un Balzac ou d’un Nerval, quelles sont ces strates que nous nous croyons et qui nous emprisonnent ? L’explication même d’un Nadar ne servirait pas. On en a des exemples quand de nobles auteurs parlent de leur rapport à la technologie. Aucun de nous pour savoir son plafond, et quand on tente de briser la cage on n’atteint que le plâtre.

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POU


Il y a beaucoup plus de fourmis, mouches, poux, et probablement d’escargots sur cette vieille planète qu’il n’y a d’êtres humains, malgré leur capacité à se milliarder jusqu’à ce que probablement disparition s’ensuive. On aurait pu le dire aussi des poissons, qui occupaient l’élément recouvrant quatre cinquième de la surface dévolue, pour ce qu’il en reste, aux fourmis, mouches, poux, escargots et êtres humains mais ceux-ci les ont déjà quasi épuisés. Une fois, j’ai lu un livre fascinant sur la vie du pou, et sa capacité à s’endormir quatre mois ou deux ans sur un brin d’herbe, et se laisser tomber si sa perception lui enseignait qu’une masse chaude se déplaçait en contrebas. Parmi ceux qui tombaient, certains s’accrochaient à la masse chaude, perçaient la peau animale et se reproduisaient. Je n’ai jamais retrouvé ce livre, ni le nom de l’auteur qui l’a écrit – c’est peut-être logique. De toute façon, le plus beau pou restera celui qu’invente Lautréamont, qui avait compris (jusqu’à se l’appliquer lui-même ?) cette fuite en avant de notre espèce, qui ne sait pas dormir.

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POUR


Rien qui paraisse plus habituel que la préposition pour : « sert à marquer la destination, le motif », dit Littré, qui ajoute pour exemple « faire de l’exercice pour sa santé » et on n’imagine pas qu’il en ait fait beaucoup lui-même. C’est justement cet état faible ou faussement évident de la langue le meilleur outil dont on dispose pour à chaque instant tenter de la retourner sur elle-même et l’ouvrir à un peu de monde : la préposition, en induisant destination et motif, importe la finalité que nous imposons, consciemment ou pas, en tout cas comme pré-acquis, pré-formé, pré-jugé. S’habituer à vivre sans pour. Il y a des maillons plus faciles à détruire : se méfier des adverbes, en général, ou des propositions comme « il est sûr que » et toutes ses possibles variantes. Tuer l’évidence, laisser la fin naître du monstre en chaque chose, chaque parole, être ou visage.

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POURQUOI


Il n’y a pas de pourquoi.

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PRIER


Ìl y aurait tant besoin, quand tu ne supportes plus. Ou que. Simplement, même les dieux profanes ne répondent pas. Ceux que tu pourrais honorer n’ont garde de s’intéresser à nous et comment ici on rampe et survit. On a eu notre chance, on ne l’a pas prise : mais c’est cela qu’on a rejoué à chaque époque, ou chaque instant de chaque époque, ou bien ce qu’on aurait voulu de nous-mêmes. La prière s’adresse à l’inconnu sauvage, à l’immense, à l’abîme. Elle n’est pas de mot mais de posture. Reste que dans cette adresse au dehors sans nom et sans dieu, c’est à la langue que tu en appelles, et trouve ta posture. Redresse-toi ou incline-toi, et l’écriture un instant fragilement possible.

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QUAND MÊME

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« Quand même » ce n’est pas un mot, juste une expression, elle ne devrait pas figurer là. Mais il y a le temps et la réaction au temps : quand, c’est « dans le temps où », dit Littré, et quand on dit « quand même » le temps précis c’est maintenant, là tout de suite, et qu’on le fait « quand même ». Je n’ai pas d’appétence pour « quand », conjonction qu’on peut déplacer souplement et indifféremment tout au long des temps, en organisant la bifurcation, la séparation ou l’action. Rien à voir avec le fier « quant » comme dans « quant à soi ». « Quand même » ou sa variante un peu affaiblie par le redoublement d’adverbe, « quand bien même », c’est une sorte d’irruption par détournement, qui aurait pu s’écrire « encore que ». Chez La Fontaine, Bossuet ou Racine, il garde la mine plus fière à ne s’écrire que « quand » et pas « quand même »… « Quand vous me haïriez, je ne m’en plaindrais pas » : Racine est une sorte de grammaire de la transparence que prend la langue quand on la tend, il vous assure une respiration intérieure à laquelle il faut toujours revenir pour cette lumière qui est propre aux mots de grammaire. « Quand même » est tellement un détournement de conjonction qu’il appelle tout d’abord le conditionnel, mais l’usage lui a accordé l’indicatif. J’y vois la tête qui se relève, j’y vois qu’on se redresse et marche. J’y vois la vieille expression biblique de la « nuque raide ». On y va quand même, on le fait quand même, on lui dira quand même, ou bien : quand même il se passe ceci, s’est passé cela, se passera autre chose que ce qu’on aurait souhaité. Et peut-être bien que c’est une des expressions qui renvoie le plus à l’écriture et à la littérature : lire, écrire quand même.

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QUATRE


Comme le livre a deux fois quatre coins, quatre joue un grand rôle dans la numérologie : deux puissance deux, premier nombre deux fois divisible, échelon anticipant le huit du cube, qui se permettra de reparaître comme par ironie dans le quatorze avalant le mystique sept premier multiplié par deux. En atelier d’écriture, souvent j’induis des variations par quatre. La première est cueillie ou maladroite, la deuxième sur la défensive, ensuite forcément qu’une des deux autres accueillera la langue indépendamment de la volonté de son auteur. Quarante aussi a ce rôle, comme les quarante voleurs, nombre épais et compact à partir duquel on cessera de compter. On pourrait faire ce genre d’exercice pour chaque nombre, c’est salutaire de le faire. Ici on aura pris quatre, pour qu’il ne vienne pas trop tôt dans l’abécédaire, comme l’auraient fait deux et cinq, huit est un nombre faible, neuf aussi un adjectif et la preuve par neuf renvoie à trois, qui avec sept viendrait ici trop tard. Quiconque parmi nous aurait-il réussi à se débarrasser de l’imaginaire des nombres ? On voudrait tant que le monde ait un équilibre, une loi qui le sous-tende, une logique – on espérerait, alors. Bien des savants, improvisés ou pas, se sont interrogés sur le rôle fétiche du nombre soixante dix-huit chez Rabelais : comme je n’ai pas la réponse, je parle du quatre.

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QUESTION


Tellement dit déjà, que la question vaut mieux que n’importe quelle réponse qu’on lui oppose. Le problème, le vrai problème des questions, c’est quand elles n’en comportent pas, de réponse. Que tout est mur, et impasse. Et soi-même dedans. Et même la questions appliquée à soi-même.

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QUI


Lorsque qui c’est l’autre, tout va en général à peu près. Lorsqu’on applique le qui à – justement – qui on est, c’est là que ça bloque.

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QUINQUAGÉNAIRE


Je fus quinquagénaire dix ans sans me rendre compte. C’est fini. Cela induit quoi ?

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QUOTIDIEN


Le meilleur moyen de nier le quotidien reste encore le travail quotidien. On le noie : le temps du livre est cet imprévu, on l’organise pour une durée longue, on s’y astreint au jour pour jour, et tu y arrives : un peu de flou sur la routine du monde, elle aussi astreinte au jour, à la répétition, au morne.

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RÉALITÉ


La réalité, pour l’auteur, c’est la langue. Je spécifie bien : pour l’auteur.

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REMPART


Entretient ceux du dehors, éclaircis ceux du dedans. Le problème de tes remparts, c’est qu’ils te sont invisibles. L’autre problème, c’est que parfois ils s’écroulent d’un coup. Un troisième problème, c’est qu’ils jouent si bien leur rôle de rempart qu’il arrive que tu ne t’aperçoives de rien.

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RÉSISTER


Toute la question ne renvoie qu’à soi-même : que sommes-nous en mesure de changer à l’ordre du monde, selon nos paroles et nos actes, notre implication avec et envers les autres ? Ce qui est encore simple. Ce qui l’est moins aujourd’hui ; qu’est-ce qu’implique, pour ce qui est de nos paroles et de nos actes, de notre implication avec et envers les autres, le fait qu’ils n’infléchiront rien de l’ordre cynique du monde – ne serait-ce que pour l’ancienneté ou l’obsolescence de notre vieille place, langue trop étroite, pays trop usé ?

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RÉVISER


On a du mal avec le nouveau, on en a assez avalé, on laisse ce qui vient à ceux qui viennent. Et réviser est aussi difficile. Réviser son monde, parce que si on l’abandonne trop longtemps à lui-même on n’y comprend plus rien. Les nouvelles voitures sont beaucoup trop perfectionnées, remplies d’électronique qui nous déconcerte : on n’est pas déconcerté par l’électronique elle-même, c’est juste qu’on n’avait pas cette idée-là de la voiture. Qu’on soit deux ou trois ans sans prendre l’avion (rien d’extraordinaire à cela), et on doit réviser tout l’aéroport. C’est la question de l’autre qui vient là aussi : on s’imaginait cela, de ce qu’était une ville, une communauté, une cohabitation, et il faut tout rapprendre. Finalement il y a toujours cet idéal de s’en tenir à ce qu’on sait. Si seulement on arrivait à s’y tenir. Et ceux qui s’en contentent, on ne les tient pourtant pas en telle estime.

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RIRE


J’aime bien rire. Je ris même souvent malgré moi, ça se fait tout seul. Les gens me font rire. Une sorte de partage. Il m’est arrivé de rire dans des circonstances où tout aurait demandé le contraire : après un enterrement – mais c’est des cases séparées dans la tête, la douleur et puis y être ensemble et donc rire. Je ris facilement seul, il suffit d’un copain qui me blague sur Internet, d’un trait bien trouvé dans un livre. Après je m’en veux : je n’aime pas tête quand je ris, bouffie et sans yeux. Le rire qu’on arrête sur une image est déjà comme le visage d’un mort. Et puis c’est trop sérieux, tout, la vie, la condition qui nous est faite, la catastrophe dans laquelle on se débat tout le temps. Dans Rabelais j’entends rarement le rire – ou alors pas où il faudrait. Je l’entends dans cette générosité qui est sienne, là où il parle grave. Le passage qui m’a de toujours fait le plus rire dans un livre c’est le moulin à foulon dans le Quichotte. Je suis ambivalent sur la question du rire : c’est une manière d’opposer un déni au monde, prends-moi, écrase-moi de ta bêtise mais tu vois, on n’est pas dans ton affaire, on est un peu plus loin, à côté, et c’est pour ça qu’on rit.

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ROMAN


« Narration vraie ou feinte », commence Littré, qui insiste sur cet adjectif dans sa reprise : « Histoire feinte, écrite en prose, où l’auteur cherche à exciter l’intérêt par la peinture des passions, des mœurs, ou par la singularité des aventures. » La grandeur de Littré, pour nous, c’est qu’il arrête ses exemples à Chateaubriand : le romantisme est déjà comme une cessation de la langue, et ce que nous avons à retenir – pour lui c’est déjà huit siècles – de son histoire, avec les premiers rudiments sauvegardés dès le XIe siècle, l’élan du XIVe, la grande fixation du XVIe cristallisée par l’imprimerie, et évidemment la sûreté musicale du XVIIe et l’application au monde extérieur et intérieur qu’en construit le XVIIIe. Pourtant, quand nous pensons roman, c’est dans l’après Littré que nous le faisons naître. Personne n’a jamais considéré les deux livres du Don Quichotte, critique, négation et reconduction des romans de chevalerie, comme littérature mais preuve même, au contraire, qu’elle est intersection de la langue et du monde réel, folie comprise, celle des autres comme la sienne propre, seule capable d’y prendre élan pour la dénoncer. Ni Rabelais, ni Montaigne, ni Sévigné ni Saint-Simon (quel usage au rabais il fait du mot, celui-ci, contrairement à celle-là, qui l’utilise comme indice d’une fuite, d’un rêve) ne sont du roman, c’est probablement la définition de d’Alembert qui annonce ce qu’il sera de gouffres et montagnes dans notre imaginaire du monde, via les grands Russes par exemple – que serait le roman sans les Russes – quand il écrit : « Malheur à tout roman que le lecteur n’est pas pressé d’achever ! » L’histoire du roman est trop large : on ne dispose chacun que de ce que cette histoire a été pour soi. Elle n’est pas chronologie de l’histoire du roman : elle inclut nos Jacques Rogy puis nos Jules Verne, le Grand Meaulnes y revient en boucle pour murmurer avec insistance que « l’histoire feinte » est plus intéressante que la vie même, mais exprime une réalité incluse dans la vie réelle, qu’elle ne sait pas reconnaître sans le saut dans l’imaginaire et son expérience directe. Et puis nous étions confrontés à la fabrique de nous-mêmes, et les grandes machines à dents coupantes et grinçantes viennent se saisir de la masse informe du monde lointain, au-delà de notre expérience directe (alors que le Grand Meaulnes nous disait notre école, notre grenier, nos déguisements de fête et leur fragilité), et viennent Stendhal, et Balzac, puis Flaubert, Zola et les autres. On en vient vite au terminus : il faut dix ans ou un peu plus, on aborde Céline et Proust, on a mis Kafka en dehors du compte, et c’est fini. Il y a ensuite ce que Ponge nomme l’atelier contemporain, on les voit manches retroussées, Simon, Sarraute, Duras et les autres. Et c’est chez chacun le même déni au nom de la même dette et la même vénération : cesse le roman chez Gracq, cesse le roman chez Duras et Sarraute, impossible de jouer au roman pour Koltès, désintérêt absolu pour Michaux qui nous en fait mille d’une seule ligne et demie. Et voilà où on en est pour commencer soi. Le reste, les montagnes de livres fades, les critiques et les prix qui s’y vassalisent, le fonds de commerce que cela crée dans le sens du poil de tout ce qui allège du souci du monde, heureusement on n’a pas trop eu à s’en mêler. Je dis bien : trop.

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ROULER


Ce qu’il y a de bien dans conduire une voiture, c’est que l’immédiat remplace la destination. Sinon on s’ennuierait. Ça vaut probablement pour bien d’autres pratiques, voire même la composition d’un livre.

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RUE


Celle qui compte c’est celle-ci : droite, déserte, haute, venteuse – elle revient dans tes rêves, et tu n’en sais pas encore le terme. Juste que, de rêve à rêve, ça reprend plus loin, et qu’il y aura une fin.

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SACS


Depuis quelques semaines j’ai un nouveau sac. Le sac à dos que j’avais pour mon ordinateur n’était pas si commode : il fallait chaque fois l’enlever ou le remettre pour le moindre billet de métro à exhumer. J’ai trouvé une musette – de fabrication chinoise évidemment – avec une poche ventrale assez large pour accueillir le fouillis : l’appareil-photo, les câbles et raccords, un livre si besoin, une poche plus mince pour accueillir et protéger l’ordinateur, enfin deux poches sur rabats extérieurs pour le portefeuille, les billets de train et autres commodités de voyage. Mon téléphone est plutôt dans la poche du pantalon, avec les clés et la monnaie. Avant les ordinateurs portables, on promenait dans la vie professionnelle un cartable : un beau cartable en cuir, avec odeur et tons fauves. Je l’ai toujours. Souvent je pars avec le cartable et la musette, y compris lorsque je dois passer une nuit à l’hôtel. Avant, j’aimais bien avoir un sac en bandoulière : je n’avais ni appareil-photo ni ordinateur, mais au moins un carnet et un livre, le journal. Désormais je m’embarque souvent sans même un stylo pour écrire : qu’est-ce que j’aurais eu l’impression d’être nu, autrefois. C’est une période où il était assez mal vu que les garçons aient de grands sacs. Les pochettes pour les hommes étaient juste assez grandes pour le portefeuille et deux bricoles. Même au lycée, ou encore plus tôt au collège ou à l’école primaire, je n’ai pas connu le sac à dos : c’est venu bien plus tard. J’ai toujours trouvé trop lourd l’entassement des sacs auxquels étaient contraints mes enfants. Mais nos cartables étaient comme des maisons, et comportaient des lieux secrets, ou réservés. Je ne sais pas si mes enfants ont eu le même rapport avec leurs sacs à dos. Dans un coin du garage, plusieurs vieux sacs décousus, éclatés, on hésite à jeter. Le cartable, lui, est inusable. Un copain par ailleurs médecin a monté chez lui, pour son plaisir, un atelier de bourrellerie : il m’incite à lui proposer mon rêve de sac, et il me le réaliserait, je ne l’ai jamais fait. Ce n’est pas que j’y accorde moins d’importance, mais j’ai plus de mal à prendre au sérieux ce bazar qu’on trimbale. On est pourtant un peu l’histoire de ses sacs.

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SAGE


On croise des gens sages, ils sont lents, ils nous ennuient. Le problème, c’est que l’inverse n’est pas rassurant. On croise parfois la route d’aucuns qui vont droit, y compris dans leur propre travers. Ceux-là seraient les sages ? Mais ils ne donnent pas recette pour les suivre. Le sage vous met sur un abîme : on goûte à ces abîmes, qu’importe l’époque lointaine ou toute proche d’où vous parle celui qui aide à prendre écart, ou surplomb, ou donne confiance en l’expérience. Cherche ton propre abîme, condition pour toi d’être sage. Aide-toi de qui parle de l’abîme, est sage celui qui t’amène ici où tout éblouit. La dette qu’on leur a : y compris ceux qui en ce ileu même furent tout le contraire, dévorés, ou fous (Artaud, Manganelli, tant – à ceux qui raisonnèrent jusqu’à toucher le mur, comme Gracq malgré le respect qu’on lui a, on doit moins, d’ailleurs ils ne demandent rien).

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SANDWICH


En trente ans, combien j’aurai mangé de sandwiches ? C’est bien la preuve que la vie n’a pas été exactement comme on l’aurait souhaitée, et par conséquent l’exercice de la littérature.

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SCIENCE


Aurai mieux appris le rêve que les sciences. Pourtant ça part du même principe d’intuition, l’attrait à régler l’inconnu, et de marcher vers l’ouvert. Parfois s’étonner que les scientifiques soient gens directs et simples : d’un seul jardin, parfois étonnamment indifférents au jardin voisin, où quelqu’un qui leur ressemble comme un frère s’occupe à une tâche si proche et parallèle. On voudrait leur greffer notre propre gène de l’angoisse. Ou plutôt : l’angoisse propre au monde des chercheurs (sinon, ils se tiendraient immobiles, et non pas à cette frontière de soi-même que suppose avec encore plus d’acuité la science), est-elle de même nature que celle qui s’attache à l’ordre des mots, sans rien de fixe, qui toujours se décompose sans objet, quand eux n’ont de cesse d’aller vers un objet, même invisible, même abstrait, même instable ou hors toute portée de représentation à nous accessible ?

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SEUL


Seul, tu vas moins loin. Dialectique du seul. Parfois tu les envies, les seuls : jamais responsables de quoi que ce soit, que devant eux-mêmes. Ils ont le temps, ils peuvent s’avachir. Mais le problème c’est qu’ils le font. Tu gères tes instants de seul. Le droit de s’avachir resterait partiel ? Seul tu es en apnée, tu n’as plus de pesanteur. Tu travailles seul. Accueillir alors le seul de l’autre, des autres, laisser à l’autre son espace de seul, ou faire (les étudiants) qu’ils le conquièrent. Seulement tu n’as personne pour donner des leçons de seul. Probablement ça ne s’apprend pas, face noire. Tu es à nouveau dans le tunnel seul : parfois rien ne vient, rien qui se passe. Cela fait partie du seul.

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SILENCE


Constant apprentissage, agrandissement vers les limites. Temps qui gagne lentement sur soi. Écoute de l’impalpable. Combien il faut d’abandon au silence pour que s’ouvre écrire ?

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SOLDATS


Eux aussi souvent sont, dans les rêves, si différents des regards ébahis défilant par trois dans les gares, avec leur fusil vide. Et quelquefois différents aussi dans le réel guêpe.

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SPHÈRE


Sphère est inventé en s’imaginant s’approcher d’objets extérieurs supposés parfaits, projection en relief des disques perçus, et sa capacité de les refaire en argile, pierre ou métal, à force de polissage. Nous avons souvenir des sphères de toute taille tenues à la main depuis les jouets d’enfants, et les billes d’agate dans le fond de la poche ou la boîte à trésors. C’est le monde qui n’a pas été à la hauteur : sans nous, il ne sait pas produire de sphère parfaite pour ses objets réels. La terre est une patate, la galaxie un disque spirale, et tout ça s’effondre en trou noir avec éjection d’ondes violentes et éphémères. Reste la beauté de la sphère en tant qu’artefact : où le livre est affaire d’enfermement et de coins (qui limitent ses bords et lui donnent volume, donc architecture ouverte au dedans, et quel infini en six bords), nous rêvons d’objets-mots compacts et tenus dans telle sphère que nous saurions instantanément, écrivant, à quelle distance de la surface ou du centre est l’instant fluide que nous établissons, et quelle limite de compression pourrait être tentée puis tenue juste avant effondrement. Un suspens. Reste la question d’Anaximandre : qui, pour tenir la sphère ? Peu importe, nous qui en travaillons le poli et l’intérieur (chacun n’ayant rien fait d’autre de soi, depuis si ancien), supposons le regard lisant, et après tout la notion d’objet ne tiendrait qu’à sa pérennité autonome : sphère lancée dans le monde rêvé des sphères, elle y survivrait avec tout ce qu’au-dedans nous y avons enclos. Ce texte est une sphère.

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SYZYGION


Syzygion est le dernier mot alphabétique répertorié par Littré à la lettre S. Il lui donne pour définition : « Genre de myrtacées, dans lequel on distingue le syzygion caryophyllé, c’est le myrte caryophyllé de certains auteurs. Il fournit la cannelle giroflée, attribuée à tort à l’agathophylle aromatique. Ce syzygion, qui croît à Ceylan, est dit encore bois de crabe et bois de clous, LEGOARANT, » Dans cette définition il y a au moins trois mots (myrtacées, caryophyllé, agathophylle) que je ne comprends pas, et qui font de la phrase un mystère. Le myrte et tout ce qui l’entoure évoque les morts, et comment on les embaume, tandis que la cannelle est un parfum de dessert et pâtisserie. Mais quand Littré nous cite ce Legoarant avec son « bois de crabe et bois de clous », le fait-il sans un sourire en coin, tant l’expression est belle ? Ces mystères où la langue se déploie pour elle-même, désignant d’improbables réalités juste pour se lover elle-même en son monde de désignations, splendeurs, alanguissements, voilà certains jours ce qui nous donne confiance, et que nous offre le dictionnaire. Mais à Littré seul d’y ajouter ce vecteur de l’autorité, sans quoi la langue resterait au pays inconnu du syzygion : « de certains auteurs », où vivent chacun à l’écart, muets et distants dans leurs cabinets d’études, une suite aux confins opaques d’hommes indistincts, et cela suffirait pour que vous vous asseyiez à leur suite.

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TABLE


C’est quand on est régulièrement invité dans des salons du livre, des bibliothèques et autres lieux qu’on mesure en quoi la table est une prescription sociale associée à l’écrivain. Si on l’exhibe en public, qu’il lise ou qu’on l’interroge, on le représentera dans une position associée à l’exercice de sa fonction, donc derrière une table. Le travail à table a sa noblesse, je visualise très mal mes amis dessinateurs comme François Place ou Claude Ponti ailleurs qu’à leur table, avec les pots de pinceaux, l’attention portée aux outils, mais aussi à la lumière, voire à la musique ou la radio d’accompagnement (ce qui serait impossible à un auteur de texte), mais ça semble souvent une révélation aux étudiants lorsqu’on leur énumère le nombre d’auteurs qui composaient debout devant lutrin (Hugo et Rilke pour les plus notables), et surtout toutes les oeuvres composées à la dictée, de Stendhal et Nietzsche à Artaud. J’ai un grand écran posé sur table, il m’est nécessaire pour les tâches d’utilité, et à certains états du texte, reprise, correction, mise en page. Mais je ne sais plus, depuis des années, écrire assis devant une table. J’emporte le petit ordinateur dans un lieu public, ou je préfère une position semi-allongée, dans lieu et position qui sont pour moi ceux de la lecture. Je n’ai jamais trouvé dans Baudelaire d’allusion directe à ce que rapportent Asselineau et Champfleury, de façon posthume : son refus d’une table dans les chambres qu’il occupe pour n’être pas tenté de composer autrement que debout. Mais c’est un symptôme. S’il s’agit de lire en public, j’aurai beaucoup plus de prise sur mon texte à lire debout. Je n’aime pas les micros cravate, ou casque : le micro est un point spatial de référence qui va aider à positionner la prise de corps, ce qu’on essaye de faire remonter depuis les pieds, et cela aussi on est reconnaissant à qui vous l’a appris – énergie très similaire à celle qu’on convoque et manie pour la maîtrise d’un instrument de musique. Dans ces lieux où on vous invite en tant qu’écrivain, rarement d’attention à la lumière, ni même à la première commodité de tenue de texte – remarque, tant d’auteurs arrivent encore avec un tirage d’imprimante à la main. Mais ça ne fait rien : continuons de demander d’un air dédaigneux, avant même d’entrer dans la salle, qu’ils en évacuent leur table, avec la carafe et même, régulièrement, la plante verte. Souvenons-nous de la table absente de Baudelaire.

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TÉLÉVISION


Elle est venue tôt, elle rejoignait une par une les maisons. Les grands-parents ont dû se doter des leurs presque aussitôt après nous. De gros boutons poussoirs dorés, un hublot rond et tremblotant, l’antenne râteau à accrocher sur la cheminée et orienter du mieux qu’on pouvait vers où était l’émetteur. Elle s’est de suite insérée, pour eux les adultes, dans le temps du repas – la voix en costume qui débitait les informations s’invitait à table et on devait se taire. Puis inaugurant progressivement des rituels du soir, les Cinq colonnes à la Une du vendredi et des films à foison, nous qui ne voyions jamais de films. Comment imaginer que ce n’était pas la totalité des films, et pas forcément ceux qu’il aurait été mieux de voir ? On a bien ri à La grande vadrouille et à d’autres. Puis les feuilletons de fin d’après-midi, et les films pour enfants du jeudi : c’était si proche de ce qu’on reconnaissait comme étant le monde habituel. Même sous les tropiques du Capitaine Troy ou dans le juste combat de Thierry la Fronde. C’est en gros ce dont je me souviens pour la télévision. Je revois le premier poste couleur, maintenant avec des angles vifs. J’aime bien l’odeur qu’émettent les refroidisseurs à ailette vissés sur les circuits imprimés. Il y a de grands moments qui surnagent : l’expression Petit-Clamart, l’assassinat de Kennedy, et un peu plus tard (mais quelle bascule d’éternité) celui qui marche sur la lune. Savoir l’inventaire exact de ce qui reste : le mot speakerine, qu’elles étaient quatre ou six, en tout cas dénombrables (comme reste le nom Catherine Langeais), qu’elles étaient une catégorie de personnes intermédiaires, presque des intercesseurs. Ou les amuseurs, ou les spécialistes des événements tragiques, ou comment le Tiercé ou le Tour de France se faisaient l’expression d’une communauté qui enthousiasmait parce qu’elle n’avait jamais pu s’exprimer ainsi d’elle-même et se contempler en temps réel : le nom Léon Zitrone. Puis tout ça devenu si normatif, si banal. Les épines, les exceptions : ne boudons pas ces joies, ni cette fonction un peu végétative, l’ébouillement devant. En tout cas, quand on était étudiants on n’en avait pas. Il devait y en avoir une en haut, sur une étagère d’angle, dans le foyer. On n’avait pas en haute estime ceux qui se plantaient là-devant. On a eu des rêves de changer ça : des images, des voix, viendraient se glisser par là où elles ne devraient jamais venir. On l’a fait. Seulement, ils ne regardent pas. Dans l’hôtel à quelques dizaines d’euros où je dors le mercredi soir, on doit supporter une chaîne d’information et publicité le matin au petit-déjeuner. On vous râtisse la tête quoi que vous en ayez. L’image de types virant un téléviseur de leur chambre d’hôtel depuis le huitième ou le quinzième étage était un classique des seventies – ils n’ont pas eu la force de le généraliser. La télévision a fini par inventer ses propres règles : la météo, par exemple. Infiniment rejouable, et jamais, jamais la même. Avec la gravité de ce qui peut surgir, et ne jamais regarder en arrière ce dont on a réchappé. Le divertissement météorologique est devenu presque une nouvelle définition de la télévision.

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TEMPS


Comment s’expliquer avec pareil concept, si nous sommes fait de lui autant qu’il nous détermine. C’est presque rassurant de le voir se contracter au moment de la première expansion de l’univers : pas possible de concevoir une origine zéro, alors on le fait osciller autour du point origine. Temps réversible, temps symétrique, temps négatif. On sait qu’existent ces trous et condenseurs dans des points précis de l’univers, où dans l’aventure au présent il devient tout aussi malléable. Seulement, ça ne change rien à notre temps organique. Du coup, on s’y abandonne, comme au rêve. Le temps des souvenirs, le temps de l’enfance, le temps tel que Proust nous y réabsorbe. Le temps qui fuit, et alors qu’importe. Des fois on se laisserait complètement aller, on voudrait. On a eu trop mal au temps, comme vous planté sur le quai avec le train qui part, portes fermées et le contrôleur qui se moquerait presque, rigolard. Les Inuit ont des tas de mots différents pour la neige ou le ciel, et nous n’avons même pas été capable de donner des bouquets de mots à la notion de temps qui les rassemble. Le russe les a : onze désignations, selon l’usage, et onze aussi en arabe, sans concertation (mais en yorouba, comme pour nous, un seul terme : akoko). J’aimerais qu’on m’explique, je demanderai, pourquoi en chinois et en japonais il faut deux kanji, et non un seul, pour le désigner. Inventons nos onze désignations du temps et donnons-leur des noms : temps, tamps, tomps, timps, tumps on trouverait sans aller loin – temps de mes tempes, ton de mon temps. Je me souviens qu’à la fin de mon année de sixième on m’avait offert une montre, elle était censée être étanche mais n’avait pas résisté à différentes expériences d’immersion. Je n’avais pas osé en parler, du coup je n’ai jamais plus porté de montre, disant que c’était par choix. Et vrai que pour l’usage quotidien du temps, le petit temps linéaire de la vie diurne, et même le temps augmenté des insomnies, ne pas avoir de prothèse au poignet aide à garder en soi vague mesure de la durée. Je ne me servais pas vraiment de cette montre pour l’heure, plutôt pour de longues contemplations de la marche en à-coups de la trotteuse, ou bien ce mystère qu’à suffisamment se ralentir soi, le mouvement de l’aiguille des minutes devenait perceptible. En ville on voit plein d’horloges partout, si on y est attentif – et même, si vraiment besoin, au poignet des autres transbahutés dans le métro. On regarde l’heure à laquelle ils sont comme on regarde d’instinct les titres des livres qu’ils lisent. Une fois, dans un atelier d’écriture, j’avais évoqué la banalité qu’était une montre, avant qu’on se lance dans un exercice à la Francis Ponge, et puis l’une, malvoyante, m’avait fait la démonstration de sa montre chantante, avec option bruit de coq aux heures justes, un autre m’avait mis la sienne sous le nez pour me faire constater que les aiguilles tournaient dans le sens inverse de celui considéré comme habituel – désormais je me méfie. Parfois on prend des avions, ou même dans la réflexion compliquée de savoir ce qui se passe au changement d’heure du lendemain, et on est tout perdu. Le déroulement linéaire du temps est une mécanique vite déréglée. Le temps profond du sommeil, dans ses phases et ses alternances ou la durée des rêves, est déjà plus intéressant : c’est lui plutôt qui nous met en relation avec le temps noir, froid et ouvert de l’origine. Nous portons un peu ce noir et de ce froid, le temps est cet ouvert en nous. La machine organique se durcit et se fait chaque année plus rétive. On se laisse aller à méditer plus, le temps comme couloir, où très lentement on glisse et tant pis pour l’issue (ou pas d’issue). Ce n’est pas un mot qu’on puisse s’approprier – sinon sa propre et étrange beauté, avec la seule voyelle oubliée dans cette architecture aigue de consonnes. L’anglais ni l’italien ne le savent (l’allemand va en avant de nous, avec son fuyant et féminin Zeit). On voudrait savoir soixante langues rien que pour décliner ce même mot dans chacune. Il y a des langues comme l’hébreu, le persan et l’urdu qui ne connaissent pas le temps des verbes, ni de mots différents pour des notions comme aujourd’hui ou demain, passé ou futur : est-ce que ces langues ont seulement une traduction du mot temps quand elles reprennent nos paroles ou nos livres ? Est-ce que la seule manière de penser le temps ne serait pas, justement, d’imaginer que nous n’en disposions pas, pour représenter ce qu’il nous dit, à la fois de l’origine et du diurne, de l’enfance et de la mort (j’aurais presque écrit : de l’enfance et de l’en-face). Est-ce que penser ou rêver, contrairement aux ongles qui poussent et la mort qui nous prend, est symétrique, réversible, oscillant sur un point origine de durée nulle – est-ce que le temps vieillit ?

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TERRE


Le pardon demandé à la Terre pour ce qu’on en a fait, ou mis dedans. Et le peu qu’il reste de terre, la terre grasse, labourable, nourricière, à la surface de ce monde de guerres, pauvreté, ciment, lumières gaspillées, matières broyées, villes fourmilières. Des fois se replier ainsi dans un coin de la Terre, pour ne plus y penser. Le problème étant que ce n’est pas demain qu’on pourrait fermer à clé et partir, retenter mieux (ou sans eux) mais ailleurs. Partir marcher.

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TÊTE


On emploie beaucoup plus le mot tête que le mot cerveau, c’est-à-dire la boîte ou l’emballage plutôt que ce qu’il y a de précieux dedans. Le nombre d’expression avec le mot tête c’est déjà un monde (n’avoir plus toute sa tête, ne pas avoir la tête à ça, sans compter tous les mystères du « mal de tête »). C’est la tête qui concentre sur elles toutes les symboliques : le cerveau des anciennes momies était simplement siphonné, et on ne le gardait même pas comme on faisait des tripes et du coeur. L’iconographie liée à la tête de mort, le crâne posé sur la table, le crâne en bas-relief sur la tombe, le crâne ricanant en haut du squelette, c’est partout jusque chez Baudelaire : en est-on sorti, avec nos IRM et tous nos savoirs encore si lacunaires ? La tête parce que volume en dur, où on peut tout ranger comme sur des étagères : son caractère, ses souvenirs, ses histoires à raconter, ses colères et ses répertoires d’amis ennemis. Et la tête parce qu’elle concentre votre reconnaissance immédiate par les autres (bien plus fort que l’empreinte digitale), et rassemble, à part le toucher, l’armature des sens, une oreille de chaque côté, les yeux pour voir, le nez pour sentir et la bouche pour manger, le front pour commander. Il y a les expressions liées à un mode plus abstrait du mot : tenir tête à, faire la tête. Qu’on se sent petit pourtant parfois, seul avec sa tête.

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TOMBER


Tomber, c’est quand ça ne va pas et boum. Un projet. Ou toi, tout simplement, tu croyais que tu irais là et puis non, ça tombe en toi. Tu n’ouvres plus les volets, tu attends que ça se refasse. On ne se lancerait jamais dans du neuf si tout était calibré d’avance, et les filets de protection mis. Celui qui m’a appris ça c’était un luthier, Ricardo Perlwitz. Ricardo a fait un travail majeur d’invention, mais laissait l’invention derrière, et partait sur autre chose. Dans les années de formation et d’accès, pouvoir se sous-tendre ainsi c’était vraiment précieux, indispensable. Ensuite la relation s’est distendue. Ricardo continuait sur ce même principe de la confiance. Jouxtant son propre atelier, il venait d’acquérir celui d’un artisan de fer forgé. Apparemment, cette nuit-là, il était gêné par le bruit de loirs dans la charpente du lieu déserté, il est parti sur le toit. Quand on l’a retrouvé en bas, il tenait dans ses mains les bébés loirs : la confiance n’avait pas suffi. Cela fait cinq ans, mais notre relation quarante. Il n’y a pas de jour que je ne pense à pas à ces quelques secondes qu’il faut, lorsque dans la nuit on s’écrase de huit mètres sur le ciment. Je n’ai même pas fait le calcul, de toute façon c’est comme pour la [météo>#météo], qui calcule la température ressentie par rapport à la température réelle. Que durent ces fractions de seconde ? Que dure l’instant même de l’écrasement physique dans la perception qu’on en a ? Ricardo tombe infiniment en moi depuis cinq ans. Il y a un instrument de lui que je voudrais racheter. Les projets d’inventaire de l’oeuvre, ou de rétrospective de son travail sont en stand-by. Ce que cela touche en soi-même est trop grave et trop lourd et trop chargé de secrets pour qu’écrire soit déjà possible. Mais c’est ce temps infime de la chute, et qu’elle puisse se produire dans le moment le plus banal, et loin du centre même de l’oeuvre en cours, qui devient la hantise. On a besoin de la confiance quand même, et de se risquer sur les toits quand même, mais c’est sans garantie – sans garantie jamais. Et cela s’appelle tomber, et il y en a un, à l’intérieur de vous-même, qui est tombé pour de vrai.

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TOUT


Tout ce qui ne va pas chez moi.

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TOUX


Quand je tousse, c’est la voix de mon père. Vaguement effrayant, cette sensation : l’autre est là en vous, et s’exprime sans rien vous demander – sauf, pauvre mort en vous, qu’il ne lui reste que la toux pour passer au travers. Qui on a d’autre, en soi, comme ça ? Et est-ce que c’est seulement favorable, ou est-ce que ça emporte avec soi, au-dedans de vous, toutes les vieilles hontes, oppositions, colères ? Et quand on agit, là jusque dans la main qui écrit, celui qui tousse en vous il influe quoi, comment ?

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TRAC


C’est juste un mot pour dire que la peur ce n’est pas si grave.

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TRAIN


Il faut ici le mot train, à sa place selon l’ordre alphabétique. Pour le temps qu’il prend dans notre vie trop secouée ? Plutôt pour le rêve qu’il a incarné, que le paquebot n’a pas su reprendre : un intérieur qu’on emporte tout meublé et qui vous délivre dans une ville comme la vôtre, sauf que les repères spatiaux ont été transférés comme vous. Toutes les rues sont pareilles, si elles mènent ou partent à la gare. On entendait ce rêve encore dans le fameux vers coupé d’Apollinaire : Crains qu’un jour un train ne t’émeuve / Plus. Et puis ça y est, il faut vraiment des hasards pour être à nouveau en contact avec cette émotion du voyage : parfois encore dans le silence d’un de ces nouveaux trains régionaux, quand au lever du jour il vous emporte de Marseille à Fos-sur-Mer avec des aperçus sur calanques et mer brillante, l’amphithéâtre de la ville qu’on devine encore dans le contre-jour, ou bien au contraire de Tours au Mans dans un paysage entièrement de blanc givré où tout le pays habituel a disparu. On a régulièrement de ces surprises : l’autre jour vers Saumur, au lever du jour encore, le soleil qui n’avait pas encore chassé les brumes de la Loire, un homme entièrement nu regardant passer le train. Ou bien parce qu’à telle correspondance à Frasnes vous êtes sur un quai dans la nuit sans rien savoir d’autre que le nom de la gare. Il y a les suicides aussi, les attentes, le train qui défile au ralenti près d’un corps bâché et on voit bien que manque la tête. J’ai parfois, mais rarement, atteint d’autres niveaux de cette vieille émotion, et on comprend alors qu’elle ait eu un tel rôle dans les livres ou les films : c’était se réveiller dans L’Étoile rouge qui reliait Moscou à Leningrad, ou s’être endormir dans un train en Italie, avoir manqué le changement prévu à Gênes ou Pise et voilà qu’il file sans plus s’arrêter vers une destination inconnue. Ou par le hasard d’une jonction un dimanche matin de Bruxelles à Strasbourg, et dans cette traversée des Ardennes être seul, mais absolument seul, dans le vieux wagon suranné de première. Mais ce n’est rien de tout ça qui compte : à Chicago ou Toronto on ne s’embarrasse pas trop de la magie qui permet à New York de conserver son Grand Central, mais il y a quand même là-bas cette poésie (relative, après l’accident récent de Lac Mégantic) de ces lourds et infinis convois poussés pas trois locomotives. Là, on approche : cette façon d’avoir tissé le dessus de la planète, de savoir, mais beaucoup plus concrètement que par ces essaims d’avion low-cost, que nous sommes les uns aux autres reliés sans que ce soit une aventure. Et c’est peut-être par cela que ça rejoint les livres : tous livres entre eux reliés comme ils nous relient aussi.

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TRAVAIL


Si le travail n’est pas un travail, il est beaucoup plus proche de ce qu’on met dans le mot travail. Travail sur soi-même. Travail du fer, ou de la phrase. Et puis toute l’utilisation ordinaire, aller au, faire son, échapper à, ne plus avoir de. Un monde malade de ne savoir honorer que l’homme en tant que tel est travail.

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UN, UNE


Article indéfini. Du moins ainsi qualifié dans la grammaire de Port-Royal. Mais j’admire Littré de n’en pas faire un article séparé de « un » le nombre, et de dire simplement (sens XI) : « pour signifier un objet dont il n’a pas encore été question, et dont on ne nous fait rien connaître, sinon qu’on n’en suppose pas plusieurs. ». Et encore mieux quand il parle de comment cela s’applique à un nom propre (sens XII) : « Un, une se met quelquefois devant un nom propre, pour ôter à ce nom propre son sens particulier et en faire une sorte de nom général ». Cette idée d’un « nom général » me trouble chaque fois que je la considère : quel serait le nom général du nom ? Littré n’est jamais si curieux que lorsqu’il s’étend dans ces mots d’un usage si commun qu’on ne suppose pas avoir besoin d’un dictionnaire pour les comprendre. Qui vient en promeneur dans le grand dictionnaire ira d’abord y voir, la langue y est retournée, comme démontée (tableau d’enfance : les boîtes de vitesses éclatées sur l’établi). C’est dans ce dépli que sa propre langue se libère, comme lorsqu’il explore ce côté indéfini lui-pour en faire une sorte d’attribut générique (sens XIV) : « Un se met quelquefois pour tout et pour quiconque ». Cette non-distinction de l’article et du nombre, réduisant l’article à un usage particulier du nombre, lorsqu’il s’applique même la plus humble chose (une table) est ce qui confère au monde son existence hors de nous. Il décompte vingt-deux sens ou emplois successifs de « un, une », mais ça ne lui suffit pas, il ajoute une « remarque » et y cite Ménage, Sévigné, Retz, Montesquieu puis Vaugelas, La Harpe, Corneille : toute la langue est un théâtre de nuit dans les deux plus humbles lettres. Et comment ne pas penser qu’il est complètement sardonique lorsqu’il nous donne un emploi du Xe siècle comme leur première trace écrite.

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UNIQUE


Jamais rien connu de vraiment unique. Ou le contraire : s’élever à la capacité de reconnaître l’unique en tout ce que connu.

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URNE


ventre pendant le transfert. Persistance dans la paume droite de ce qui précédait, l’appui sur le front dans le dernier au revoir. Puis ce que tu apprends sur la législation des cendres, dispersion, conservation du récipient.

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USINE


Qu’elles sont belles, les grandes usines mortes. Celles qui vivent sont belles aussi, mais on ne vous laisse pas rentrer. Un autre chemin aurait été possible, on l’a manqué. Partout ailleurs aussi. Et pourtant, au plus simple c’est toujours égal ; pour le moindre des actes qui visent à transformer le monde, se mettre à deux est une rupture qui ouvre toutes les spirales.

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VENTRE


On le sait depuis Rabelais, que tout marche au ventre. C’est un mot que je n’aime pas, on y est trop enfermé dans un soi qui n’est pas soi-même.

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VERTICALE


Verticale, horizontale, oblique, peut importe : ce qui compte, c’est la force en nous de la géométrie, que la réalité échappe à rendre complètement. La géométrie est notre premier rapport à l’abstrait, en tant que naissant des formes réelles et les transposant dans le mental. Rien de plus beau qu’une verticale.

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VILLE


Est-ce que ville pourrait avoir autre synonyme en soi qu’émerveillement ? Il faudrait remonter à la naissance de cette impression : parce que c’est elle, la sensation originelle, qu’on transfère à la découverte de chaque nouvelle ville, ou justement qui nous pousse à les découvrir. Probablement, à échelle du village, la route qui menait à la Rochelle, et l’encombrement du Monoprix et ses merveilles, magasin qui comportait un étage et un escalator – telle fut la découverte de la ville. Et qu’à accompagner le père chez Fumoleau, réparateur de treuils et cabestans pour les bateaux récemment motorisés de l’Aiguillon-sur-Mer, et à l’immense casse sur la route de Rochefort où s’entassaient tous les restes de l’armée américaine après les combats de 45, et où nous récupérions des cardans ou culasses pour les Jeeps et Dodges qui rétablissaient nos vieilles digues, une fonction sociale totalement résistive au village : à Saint-Michel en l’Herm tout le monde sait qui est tout le monde, à la ville soudain l’espace imaginaire de la relation s’agrandit brutalement, puisque c’est cela qui cesse. Et ajouter que c’est ici que me furent procurées, tardivement, mes premières lunettes de myope. J’ai dû découvrir Paris à huit ou neuf ans, emmené avec mon frère par les grands-parents : mais ce n’est pas l’idée de ville qui surnage des souvenirs pourtant précis, l’odeur du métro et la fermeture des vieilles portes à battant de bois vernis (il arrive qu’elle resurgisse encore, cette odeur), les parois noires des façades (comme elle était noire, la ville), l’entrée dans un cinéma (voir Le jour le plus long sur les Champs-Élysées), la promiscuité des autres habitants de la cage d’escalier rue Ordener où vivait ma tante, et les moments où sous le sol se percevait le grondement régulier du passage d’un métro : le paysage était devenu ville, mais sans la constituer telle. Par contre, l’idée de ville associée à ces échappées familiales des vacances de Pâques, nous quatre plus ma tante, en deux-chevaux, pour découvrir l’Auvergne, le Jura ou le Pays basque : Vichy ou Pontarlier pouvaient être d’autres La Rochelle. Quand nous déménageons, en 1964, Civray m’apparaît comme une de ces villes en miniature, mais ville complète (on était bien avant le temps des rocades, des hypers et de la désertification rurale) : la part d’inconnu de la ville, même petite, devient le territoire d’exploration de l’enfant muni de son propre vélo, et la voilà, la ville. Ensuite, c’est comme augmenter l’échelle : interne au lycée de Poitiers c’est la plongée brute dans cet univers de la relation sociale livrée à elle-même (les autres internes, venus de Chauvigny ou Loudun, étaient là depuis la seconde, tu es en bout de table avec des types en blouse grise qui ne te laissent que le fond de sauce et si pas content c’est au poing qu’on s’explique, mais ce n’est pas un binocleux de la classe de maths qui pourrait avoir le dessus et je crois que je n’ai jamais passé au-delà de cette vieille haine de la violence gratuitement exercée, ni le fait qu’à ce genre d’insulte on puisse réserver des années s’il faut sa propre vengeance retour), et le mercredi après-midi les échappées dans la ville, quitte à ces concours idiots comme d’aller chacun piquer une petite voiture au rayon jouet des Dames de France, si possible sans se faire prendre. Puis Angers avec sa Zup nord et sa Zup sud, les premiers collages d’affiche ou les vieux militants qui dans le bout de nuit se mettaient à raconter Mauthausen. Et ce qui reste de l’installation à Paris c’est cette fenêtre mansardée de la rue Lafayette, au sixième sans ascenseur, avec pour seule possession ton sac de sport et un accordéon diatonique, et que c’est le moment où commence l’accumulation des livres. L’irruption des livres effaçant alors l’idée de Paris comme territoire-ville, devant plutôt le ventre où grandir l’écriture, et qu’à l’époque une telle ville pouvait y être favorable. Mais c’est l’époque où ce hasard d’usine m’envoie à Moscou, Prague, Göteborg, Bombay : de Bombay je rêve encore, d’un Bombay d’il y a plus de trente ans, qui s’est noyé dans le Bombay de maintenant. Je crois que c’est de ce moment que date vraiment ma conscience des villes, et qu’elle aurait pu se multiplier, devenir une accumulation en soi. Je ne l’ai pas fait : j’ai rêvé trop longtemps de New York avant d’y aller, et l’année passée à Rome, avec ces séjours improvisés à Venise ou Assise, renoue chaque fil de la ville avec ceux du temps et du rêve, indissolublement. Et le paradoxe que pour restaurer cette sensation-là, on puisse préférer retourner à Rome ou Naples ou Venise ou Palerme une fois de plus, que chercher un ailleurs. C’est l’époque où comprendre qu’il y a de la théorie et de l’histoire dans tout cela, et la lecture de Walter Benjamin. Je n’ai pas collectionné les villes, alors même qu’elles devenaient en elles-mêmes, peu à peu, un objet culturel parmi les autres. Je ne suis retourné ni à Prague, ni Bombay ni Moscou et j’ai refusé des voyages offerts à Shanghaï et Buenos-Aires. Les villes arbitrairement sur la route, elles on les décrypte : Québec (Quebec North, la ville) est plutôt une assemblée de rues et de villages, mais Montréal oui, vous apprend la ville – Toronto aussi. L’empilement des voyages à New York fait qu’on y revient comme dans son propre passé, cette même sensation de coquille favorable et de liberté intérieure que Paris avait pu loin avant représenter. Les outils théoriques changent, le modèle Benjamin est renversé, et les questions de territoire et d’espace reviennent sur le dessus : par exemple, à Kyoto et Tokyo l’étonnement que le fait civilisationnel bouscule plus que la question de la ville (avoir vu sur les trottoirs de Tokyo ces « hommes-boîte » vivant dans un carton, comme les a insérés plein centre de la littérature Abé Kobo). Ces deux dernières années, la façon très bizarre dont les étudiants vous regardent avec des grands yeux déçus quand vous leur parlez d’écrire la ville, ce qui nous était un tel défi il y a deux décennies. Qu’écriraient-ils de spécifique, s’ils n’ont pas connu d’extériorité à la ville ? J’ai révisé la façon dont je leur exprime ma demande : la façon inouïe dont la ville qu’ils voient n’a résolument plus rien à voir avec La Rochelle qui m’a servi de mesure universelle, c’est en secret que je le mesurerai dans leurs textes, en les faisant écrire sur autre chose (ou du moins le croiront-ils). « Ce sont des villes... » dit Rimbaud dans les Illuminations, cette phrase-là vaut pour moi toujours comme route et destin, incantation presque sorcière.

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VITESSE


Si l’histoire des formes littéraires est liée à l’histoire de la vitesse (en tout cas, c’est largement formalisé si on fait un chemin qui irait de Saint-Simon à Balzac puis Flaubert, avant la grande rupture Proust, puis Cendrars, puis Michaux), comment ne pas examiner son propre rapport à la vitesse : il sent notre âge. On revoit les cadrans ronds des voitures des années cinquante et leurs gros chiffres, le levier à trois vitesses. Dans les années soixante on s’élance : les routes sont plus droites, on double à toute allure, les accidents et leurs morts sont loin d’être devenus une préoccupation sociale. Probablement que les amis qu’on a eus qui pilotaient des avions, y compris de chasse, ont un autre rapport à ce qui défile devant les yeux et exige des réflexes qui ne font pas partie de l’expérience ordinaire. L’avion pour nous autres n’est pas un indice de vitesse, plutôt un équivalent de durée et d’espace, d’occupation de fauteuil avec activités lentes. On allait voir le Concorde au Bourget : il n’est plus qu’un objet de musée, sur ses hautes pattes, dans un coin des parkings de Roissy. Le passage au TGV a modifié notre rapport à la vitesse : là c’est le contraire, peu importe la durée, une heure de moins sur tel trajet, que le fait de passer à l’écart de tout – le paysage alors une bande monotone, un repère fixe si on le regarde très loin, et défilant très vite si on tente de regarder près. C’est juste qu’il n’y a plus grand chose à regarder, sinon au loin quelque clocher archétype de la campagne française, du Paris-Lyon on aperçoit un instant Vézelay comme une carte postale. La vitesse donc plutôt un indice subjectif, dans le rapport du corps à sa perception immédiate. On pense aux cosmonautes à leur rentrée dans l’espace, et ce qu’ils doivent appréhender de paramètres intérieurs, on calcule sa propre vitesse linéaire en tant que petite silhouette fixe debout sur la surface de la terre (qui tourne à même vitesse que vous), on se souvient des heures adolescent calé devant les schémas de la relativité restreinte ou générale pour comprendre cette affaire-là. Finalement, la vitesse c’est kayak qui vous emporte dans trois vagues prises en pleine figure, un dériveur parce qu’on a eu la prétention de ne pas étarquer la voile avant qu’il vous renverse, c’est affaire de fête foraine. Je n’ai jamais aimé trop les êtes foraines : on perçoit les cris, on admire les machines et le culot de jouer ainsi avec la pesanteur et le vertige, mais vous ça vous donnerait mal à la tête. On préfère déambuler sous le ciel blafard de Coney Island et ses odeurs de friture comme si on inventait un pays inconnu. Avec Proust, les temps de parcours d’un même ensemble spatial se superposent. Avec Cendrars, les poteaux télégraphiques s’inclinent selon la vitesse du train, et l’entrée dans les villes se décompose vers à vers selon le processus inverse. Avec Michaux, l’idée de vitesse quitte le monde physique et s’applique aux perceptions intérieures du cerveau : c’est bien au-delà de l’écriture et des caractères même. Dans L’infini turbulent on laisse en marge les phrases griffonnées au sein de la perception modifiée, l’abstrait ou le monochrome qui surgissent, et on s’en explique rétrospectivement par un texte-bloc où il s’agit d’accueillir dans l’être-langue la perception modifiée. On en est là. Pour ceux de ma génération, conduire c’était toujours l’état tremblant du véhicule à sa limite. Indépendamment du véhicule, à cent soixante-dix il y a cette sensation de glissement qui surgit et crée une sorte de bien-être par indépendance physique : on a rompu avec l’attachement principal de la terre, la vitesse tracteur, la durée poids-lourd. On a mis longtemps à désapprendre de rouler vite, la route n’est pas une fête foraine. On cherche avec Michaux, Cendrars et Proust (et Balzac où ça s’ébranle à pas de première locomotive) l’idée de vitesse en soi : finalement ce qu’on peut éprouver dans cette chute d’un mot à l’autre, quand de les écrire en fait à chaque blanc une coupe imprévue.

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VIOLENCE


L’auteur n’est pas penseur, définitivement. Ne pas le vivre comme défaillance, mais comme primat de notre capacité ouvrière. Mon grand-père paternel avait une façon souveraine de réparer les chambres à air des pneus de tracteur comme ceux de Mobylette qui en prolongeait indéfiniment l’usage pour ses clients, alors que c’est lui-même qui pourtant leur aurait fourni la chambre à air neuve. Il avait d’autres fiertés, comme de conduire en n’utilisant quasi jamais le frein, économie aussi, mais une sorte d’art dans les petites choses. Je souffre de la violence du monde : elle s’exerce à plein flux d’information, barbare et stérile, à échelle des pays comme du fait divers individuel, du crime sordide à la banalité d’une insulte dans la rue. Jamais pu considérer d’échelle dans la violence. La grande violence de guerre nous surprend dans les grands textes (à égalité dans Orages d’acier de Jünger et La main coupée de Cendrars, ou dans Kaputt de Malaparte) en ce qu’elle semble comme suspendue au-dessus de la vie calme, ce qui nous vaudra aussi Un balcon en forêt – au contraire .de ce que tenteront Nord ou La route des Flandres. La violence stupide est paradoxalement si choyée par le commerce de l’industrie culturelle, noble édition comprise : le « noir » se lit dans le plaisir, on paye pour les fausses peur. Au début il y a La nuit du chasseur ou De sang froid, et au bout les séries télévisées archétypes et la littérature auto-dégradable, ou auto-dégradée. Comment une société pourrait-elle entreprendre de lutter contre sa surface de violence sans remettre en cause que cette violence est la base de son industrie de loisir ? Ce n’est pas prétendre que l’exercice des jeux vidéos entraîne mécaniquement les tueries qui trouent régulièrement l’actualité occidentale (le statut de la mort est probablement différent quand il s’exprime dans d’autres cultures, qui ne cherchent pas à rejoindre la nôtre mais passent par le même vocabulaire rituel – on commence par tuer, ensuite on voit). L’auteur sait où trouver les livres qui aident à penser l’inadmissible, à ne pas se résigner devant le fait qu’il semble jusqu’ici, dans son aberration même, indissociable de notre condition humaine, mais l’auteur ne se substitue pas à cette analyse, et il reste probablement indispensable à la littérature de s’immiscer dans le champ même de ce qu’elle dénonce, pour agir à contre. Encore le pour est peut-être même déjà de trop, invalidant toute la démarche. Reste qu’on n’est pas à l’aise dans tout ça. La recherche scientifique non plus : à quoi bon gamberger sur des complexités aussi fines, quand on ne sait pas régler la violence banale du simple quotidien, et qu’on sait pertinemment que l’humanité détient à toujours plus large échelle et facilité d’emploi la possibilité de son immédiat anéantissement ? Il y a cette phrase de Walter Benjamin affrontant par double négation le sempiternel à quoi bon : « Et si le suicide non plus n’en valait pas la peine ? » Nous sommes condamnés à un art de double négation, on n’est pas à l’aise non plus dans notre art. Parfois, la violence banale devient chant léger, Koltès y est parvenu deux fois (dans La nuit juste avant les forêts une première fois, relire la scène du portefeuille volé dans le métro, et avec Solitude dans les champs de coton une deuxième fois, cette fois parce qu’il souhaitait examiner s’il pouvait se risquer volontairement dans le territoire traversé sans l’avoir prévu dix ans plus tôt). On s’exerce dans son usage du monde à ce qu’il soit non violent, même lorsque c’est la violence qui s’exerce sur vous, qu’elle soit individuelle ou collective, ou que notre condition humaine, dans sa part chaotique, soit elle-même devenue violence permanente et sans échappatoire à la communauté qui la définit. On relit et analyse les à-pics de l’absurde ou de la terreur, de David Rousset (Les jours de notre mort) aux poursuites à la machette de la guerre civile au Rwanda, mais il suffit le matin de laisser passer le flux des informations en veille : comment couperait-on le bruit du monde ? Violence nous est faite de ne savoir conjurer la violence devenue loi, y compris en tant que base de l’industrie du loisir, littérature comprise.

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VOCABULAIRE


Comptent seulement les mots simples, les mots de tous les jours. Les mots qu’on peut regarder pour eux, sans se préoccuper de ce qu’ils nomment, ou parce que ce qu’ils nomment est un ensemble, un nuage, un monde flottant, flou aux bords. Ne prendre que les mots auxquels tu peux associer une énumération de choses, lieux, temps énonçables. Alors entrer dans l’étonnement du mot : le vocabulaire est l’ensemble des mots dont t’étonne la suite de lettres.

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VODKA


C’est un souvenir vraiment pas marrant. Je venais d’avoir le bac, les copains aussi, moi interne au lycée de Poitiers parce qu’on n’avait pas de Civray de terminale C (la S d’aujourd’hui), eux parce que principalement en D ou T (biologie ou techno). On s’était retrouvé au foyer des jeunes, on y avait notre base, on devait faire la fête et nous, les buveurs de Cacolac, on avait apporté des bouteilles, du grignotage. Je crois même que c’était parti comme ça : ils ‘étaient moqués de ce que j’avais apporté des jus de fruits, et il m’avait fallu aller acheter moi-même la vodka à l’unique épicerie de la place, et bien sûr je n’étais pas majeur (à l’époque c’était encore vingt-et-un ans, moi j’en avais dix-sept), je m’en étais acquitté. Un verre d’alcool brouille les repères. Je revois de grands verres, taille verre à jus de fruit, et qu’on y avait mélangé vodka et jus d’orange comme dans les films, et qu’on m’avait mis au défi de boire. Aujourd’hui, avec le recul, j’imagine que les autres avaient leur verre rempli d’eau, et moi seul d’un tiers de litre de vodka. C’était parfaitement répugnant, une impression d’ingurgiter de l’alcool à brûler ou d’un quelconque produit d’hôpital. Seulement j’étais le fils d’un petit commerçant du village et eux pas. Plus aucun souvenir ensuite, ils ont dû me laisser dans le coma jusqu’au soir et puis se résoudre (deux qui connaissaient mes parents, et n’étaient pas impliqués dans le fait même) à me ramener à la maison, je ne sais pas comment. Ce qui était terrible, dans la déconsidération générale à suivre, c’est que toute explication visant à en rejeter la responsabilité sur les autres (dont les noms, du coup, sont gravés en moi à jamais,un en particulier qui ensuite partirait dans les commandos de l’armée et nous poussait à des expériences extrêmes, comme se faire tomber dans les pommes en passant lentement les deux avant-bras serrés autour du cou du copain) aurait participé de la même hypocrisie que l’acte lui-même, celui qui se biture mais dit que ce n’est pas de sa faute. Et ce que j’avais à affronter seul : la rançon d’une situation sociale qu’eux imaginaient privilégiée, tandis que je n’avais aucun élément pour la mesurer telle. Et puis le bac pour moi n’était pas une victoire, de meilleur dans la classe à Civray (pas seul, quand même), j’avais été un élève très moyen à Poitiers, confronté à d’autres dont la supériorité, en maths, philo ou guitare était évidente et c’était une remise en cause très profonde – même ceux qui avaient fait choix de l’écriture (les surréalistes, la poésie) avaient des coudées d’avance sur mes passions les plus secrètes, je n’avais envie de rien, et l’année de fac à suivre, avant la bifurcation contrainte vers la prépa Arts et Métiers, serait une année de transition très vide, en impasse. Cela m’a longtemps poursuivi, et je n’en ai jamais parlé à personne de toutes ces années : paradoxalement, c’est dans les années Parti communiste (71-79) que j’en souffrirais le moins : on nous y accueillait dans notre spécificité de jeunes intellos, on se collait ensemble aux mêmes chantiers théoriques d’interprétation du monde. Plus récemment, un de mes neveux m’a ressorti l’histoire du verre de vodka comme si j’avais eu cette propension une partie de ma jeunesse, et à nouveau j’étais confronté au même syndrome : comment lui expliquer que l’histoire était fausse, sans que cela passe par une fuite de ma propre responsabilité ? Mais toutes ces années où il se trouve toujours quelque universitaire bien attentionné pour vous remettre sur la table ces marronniers de l’écrivain engagé, du rapport littérature et monde ouvrier, ça me revient toujours : qu’est-ce qu’ils y connaissent à la vodka, eux ?

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VOIR


N’en pas parler : apprendre se construit toujours. Comment affirmer qu’on saurait ? C’est devant. Peut-être parce que de toujours tu vois mal, et que ça s’aggrave à mesure de l’âge, que tu dois apprendre plus radicalement. Voir se construit mentalement, voir est une expérience du retrait, de l’attente, de ce qui souterrainement circule. Ainsi parfois y réussis-tu, à percevoir (mot permis, puisque de toute autre étymologie).

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VOL


Il y a des langues où beaucoup plus de mots sont susceptibles d’appellations radicalement différentes – le chinois notamment, je crois (revois Untel m’expliquant avec des intonations très précises comment le mot Mah pouvait signifier vache, ou maison, et autre chose, ou lui-même d’ailleurs). C’est une curiosité particulière des amateurs de Littré, la façon dont il s’arrange des deux sens de vol puis de voler, et que son texte est beau lorsque pour le premier sens de vol il en déplie les occurrences pour les oiseaux (le vol c’est aussi la largeur totale du rapace ailes déployées), du latin volare, tandis qu’il suit la constitution tardive du deuxième sens, quand longtemps dominent larronner ou rober – encore présent chez Rabelais, voir les moutons de Panurge, où le bélier qu’il achète a pour nom Robin – comme il l’est dans notre dérober, et y retrouve l’étymologie du latin vola, la paume, ce qu’on prend dans la paume, presque déjà le pickpocket. Alors comment croiser dans un abécédaire deux termes si distincts, là où Littré se retrouve à écrire deux dictionnaires qui courent simultanément, ou presque qu’il en écrit un de chaque main ? Est-ce que je sais faire l’inventaire de mes vols ? Les premières sensations hors du sol, l’enfant se laissant bercer dans les branches de l’unique arbre du jardin, ou plus tard l’équipée en Caravelle jusqu’à Cologne, un saut de puce. Mais aussi les rêves de vol, et combien ce côté le plus accessible de l’art du rêve on peut arriver à le perfectionner, voire l’enseigner. Ou comme on s’ébaudit à voir ces objets qui n’ont pas été nôtres, le kite ou autres techniques de glisse (un de mes homonymes est champion de ça), chacun permettant d’échapper à la vieille pesanteur terrestre. Mas oui, puisque vous aussi avez fait le compte, de la première fois qu’il vous fut donné de voler, de prendre vol, basculons dans le deuxième dictionnaire : qui de nous n’aurait pas volé ? Quelle culpabilité enracinée alors en nous de façon bien disproportionnée à l’objet robé ou larronné ? On n’aime pas trop se regarder ainsi en arrière. Qu’importe le larcin, si cela nous permet de convoquer par surprise cette culpabilité incapable de sortir après cela de la pièce. Et puis ce n’est pas seulement le fait de voler, mais d’avoir été pris à voler, l’aveu, la punition. Ces faits divers où la sanction en devient si injuste, s’ils nous font tant d’effet n’est-ce pas pour les avoir vécus et traversés ? Les poèmes érotiques de Verlaine (le petit livre minuscule sur papier Bible s’intitulait ainsi) dérobé dans l’armoire de verre du grand-père maternel, qui m’a pourtant laissé lire tout ce qu’elle recelait, c’est mon premier vol ? En terminale, internes à Poitiers au lycée Camille-Guérin, on se donne pour défi de rapporter le soir une petite voiture volée au rayon jouet des Dames de France, le seul grand magasin du centre-ville (avant l’âge des rocades), ça n’avait pas duré tant que ça – justement, c’était trop facile. Les occasions qu’on a eues d’un livre glissé subrepticement dans sa poche. Ou plus tard, bien plus tard, à Bordeaux, ce portefeuille lesté de billets retrouvé planqué derrière le chevet d’un hôtel minable, depuis combien de temps il y était ? Mais si je ne l’ai pas rendu, c’était à cause des billets (je gagnais bien ma vie à ce moment-là) ou à cause de cet agenda tout rempli d’écriture personnelle du type pas reluisant que lui-même se l’était fait dérober ? Quoi à voir avec Bordeaux, encore, du temps de la cité U et qu’au petit supermarché de Talence on allait compléter nos provisions d’adolescents affamés : les entrecôtes pré-emballées sous cellophane ça se glissait très vite sous le pantalon, restait quasi invisible et qu’est-ce que c’était bon. Quand j’ai été pris, il a fallu que je la restitue : l’attente dans la pièce avec le vigile, le patron allait arriver et mes parents seraient mis au courant… Puis je ne sais pas, ça s’est envolé, les parents n’ont pas été prévenus et je n’ai jamais recommencé. A lors on trouve peut-être le mot que ne connaissait pas Litté, où la culpabilité se tient comme un oiseau enfermé dans une boîte trop étroite : le vol parce qu’il suppose le rêve pour réussir, et même un certain degré de maîtrise du rêve, et tout à la fois comme ce chemin qui fait de nous un fugitif, à travers même les contraintes du souvenir, qui nous redonne su peu de nous-mêmes, alors qu’il nous faudrait la totalité pour continuer, et marcher droit.

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VOLONTÉ


Je ne suis pas sûr que la volonté m’ait jamais servi. Volonté d’aller au bout : pour savoir nager, pour savoir conduire, pour faire ce qu’on n’aime pas, pour sauter d’un plongeoir, pour aller demander quelque chose à quelqu’un, pour faire du sport une fois la semaine mais on ne le fait pas. Parfois des exceptions, mais c’est qu’alors non pas enracinée dans les zones conscientes de soi : volonté d’être attentif à ses rêves et volonté de les noter. L’impression qu’écrire enraciné dans le contraire de la volonté : dénoue une par une toutes tes volontés exprimées dans le monde, et il restera cette zone vide, planante, où finalement écrire est possible parce que les mots ont remplacé le monde, et t’en protègent. Alors, bizarrement – et cela t’émerveille chaque fois – tel scintillement peut reproduire le dehors et nous reconduire à son énigme. Une architecture tient, parce qu’elle est sans poids. Et tu passeras dix heures sur ta page sans t’apercevoir de rien, justement parce que rien n’y est volontaire, sinon ce côté mouvant, ce déploiement scintillant d’une architecture. Je ne sais plus m’imposer de volonté : parfois se dire que cela pourrait concerner même l’idée de vivre. Un « plus la peine » où finalement tu rejoins le meilleur de ce qui t’est accordé : l’instant, l’abandon. Et là lire sans heures, là écrire, là rester une nuit sur un problème de code.

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VOLT


Quand on apprenait l’hectomètre ou le quintal, à l’école primaire, c’était difficilement représentable (on n’aurait jamais converti en fractions ou multiples d’hectomètres ni la longueur du petit jardin, ni les kilomètres si commodes pour compter la route de Saint-Michel en l’Herm à Luçon), mais ça restait des extensions de choses concrètes et mesurables de l’environnement immédiat. On ne nous parlait pas d’électricité à l’école, sinon les expériences électrostatiques avec bâton de verre et peau de chat (qu’est-ce que ça avait à voir avec le magique talkie-walkie à construire soi-même reçu à Noël ?), et en classe de seconde, cette historique année 1968, l’explication des interrupteurs à va-et-vient et le principe de comment la sonnette électrique convertissait en mouvement mécanique (un marteau sur un timbre) et audible (par définition), la commande de la main sur un bouton poussoir. Il fallait pour cela des volts. L’école, en 1968, jugeait qu’il était encore trop tôt pour rétrécir au point d’entrer dans la réalité très concrète de ces prises de courant dans nos chambres, avec leurs deux trous ronds (quelle surprise : ce sont deux lames beaucoup plus archaïques, dans le continent neuf) et toutes les menaces qu’on nous en avait fait connaître : le corps paralysé et tétanisé, l’explosion ou l’incendie. Et on avait forcément pris une « bourre » sur un cordon de lampe ou de fer à repasser mal isolé pour savoir que ce n’était pas menace en vain : qui aime recevoir sur soi une décharge électrique ? C’était pourtant l’époque de la « gégène » employée à cela par les militaires de notre propre pays occupés à sauver en notre nom la puissance coloniale obsolète. Volt, ampère, watt, ohm, ne serait-ce qu’en se repliant à jamais sur le nom de leur inventeur, se séparaient de l’ordre des choses représentables. L’ampère se mesurait au diamètre des fils de plomb qu’on coinçait ou vissait dans les fusibles encastrables en porcelaine, les watts mesuraient l’ampoule aussi bien que les moteurs de tracteur ou le bruit majestueux des premiers aspirateurs (à traîneau, conçus comme une calèche du dimanche, à promener sur le sol ciré déjà impeccable des chambres sombres). Le volt a une autre stature : par la majesté retenue des trois lettres autour du O central et ouvert. Alessandro Volta, en 1800, produit le dessin de sa machine : une suite alternée de plaques de zinc et de plaques d’argent plongées dans un bain alcalin produisent quand on les relie une différence de potentiel susceptible d’être convertie en force motrice : bien loin de ces aspirateurs qui ronflent plus fort qu’une voiture, un siècle et demi plus tard, sans que plus personne, branchant au mur l’adaptateur secteur de son téléphone portable, ne se sente tenu à une once de reconnaissance pour Alessandro Volta, dont même Wikipedia, hors les dates de naissance (à Côme, le 17 février 1745) et de décès (à Côme, le 8 mars 1827) et que son invention se fit à l’université de Pavie, ne donne d’éléments biographiques. Le volt est la première unité sur laquelle alors nous apprenions à faire des calculs, sans se référer à une dimension palpable ou sensible. C’était l’époque où on avait à la maison des petits transformateurs pour brancher sur nos prises les appareils 110 volts, et où on coupait le compteur d’électricité pendant les orages. Plus tard, je travaille sur des machines où circule la haute tension triphasée, que nous convertissons en 40 ou 60 000 volts pour arracher à une anode de cuivre un faisceau d’électrons : dans le petit flux vert des électrons dans la chambre à vide, dont je commande l’ondulation par les aimants circulaires qui l’entourent, l’électricité est enfin devenue matière visible. Aujourd’hui on fait beaucoup moins attention à tout cela : nos appareils se branchent indifféremment sur toutes les prises du monde (pourvu qu’on se soit muni du petit adaptateur), les voitures aussi sont bourrées d’électronique et commandes électriques, les signaux lumineux nous brouillent la ville autant qu’ils la révèlent comme telle – on n’a même plus besoin de rien savoir du mot volt, sans parler d’ampères, d’ohms et de watts depuis ces nouvelles ampoules malcommodes dites à faible consommation. Mais c’est un mot, oui pour moi c’est un mot de la liste de mots.

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VOYAGE


Le voyage est le contraire du trajet. En plein trajet banal et habituel, un trou dans le temps, une porte poussée, un train bloqué ou la voiture en panne, et le voyage immédiatement commence, où rien n’est prévu, où on reçoit autant qu’on vous prend. À l’inverse, combien de fois pris l’avion pour un séjour qui la première fois était un voyage, et n’est plus qu’un trajet. Villes où on revient, parce qu’elles avaient été pour vous le voyage, et maintenant comme cette peau ancienne de soi-même qu’il fait bon reprendre. On découvrira probablement du nouveau, il ne créera plus ce fin tremblement par quoi on passe une frontière. Un livre aussi est un voyage, selon ce saut à travers l’ordinaire. La vraie question du voyage, c’est comment on s’y rend disponible : ce qu’il faut entamer de trajet, dans le monde ou vers soi, pour qu’il advienne et vous emporte, même un instant. Une remontée vers la source, l’abordage des premières vagues, la valise ou le sac qu’on soulève – la phrase de Pascal « travailler pour l’incertain ; aller sur la mer ; passer sur une planche » – vaut pour l’intention même qu’on en a, le déplacement qu’on en inaugure. Un ami riche de miles s’embarque en avion première classe pour un tour complet du monde en quarante-huit heures et retour chez soi, c’était son rêve mais pas mon voyage. Parfois, j’arrête la voiture au bout d’un chemin et regarde l’eau, ou même rêve seulement de le faire, et c’est déjà mon voyage. Je ne comprends qu’ainsi le magnifique texte de Baudelaire, qu’on peut ressasser toute sa vie : ce voyage, à dix-huit ans, il l’a fait – avec tous les aléas, y compris dangereuse tempête à l’aller (au point que Baudelaire poète a failli ne jamais exister, et la décision de demi-tour, et l’ennui ou la répétition des soirs tandis que le navire revient vers l’Europe, et franchit l’Équateur –, ce qu’il écrit n’est pas un voyage mais la nostalgie de celui qu’il a manqué, ne refera jamais, mais sans lequel il n’aurait certainement pas accédé à lui-même. Quant aux trajets, ils nous usent et c’est tout : quelle userie de l’humanité cette friction perpétuelle d’elle-même à la surface de la terre.

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Y


Cas attributif de ce, ceci, cela. Contraction du latin tibi, nom de lieu pris adverbialement. Bien aise de le savoir. La langue est une mine et un palais quand on descend la voir dessous. Premières occurrences dès le XIe siècle : dans l’origine même de la langue. J’ai toujours eu envie, pris dans le travail long d’une page, de changer les lettres, d’en supprimer, ou de remplacer l’une par l’autre. L’une par l’autre. Restif de la Bretonne, dit Nerval dans les Illuminés, le faisait fréquemment, selon disponibilité matérielle des caractères dans son imprimerie. Savoir si profondément cela peut changer la langue : on a tous fait cette expérience bizarre que si on change l’ordre des lettres dans l’intérieur d’un mot, en gardant identique le début et la fin, on ne remarque rien. Dü à la savante construction qu’est lire, interprétation mentale du balayage oculaire séquencé dix fois par seconde, pour donner l’illusion d’avancer linéairement, selon vitesse proportionnelle à la difficulté du texte. Si on remplaçait y par un H majuscule, cela donnerait « allons-H », ou bien « il H a », et notre attention en serait sûrement réveillée, quitte à promulguer cette règle dans toutes les écoles une dizaines d’années et revenir à la normale ensuite, pour redire à nouveau tous ensemble, mais ravivé : « c’est-y pas beau ? » Le y grec ce n’est pas seulement l’adjectif inclut dans son nom qui en fait un étranger à l’alphabet, il y a peu d’autres lettres qu’on utilise comme mot à elles toutes seules (pas tant, sinon le « a », puisque d et n ne viennent seuls que dans l’élision, et que « a » est l’état particulier d’une forme verbale qui peut être aussi longue qu’un « eussiez ». Y est voyelle non voyelle, lettre non lettre (mieux vaut lettre mot que lettre morte), sans plus de légitimité à venir dans l’alphabet que cette prétention des linguistes, qui décomptent les accents et les diphtongues, à trouver cinquante-six ou soixante-trois lettres dans notre langue. Si y employé seul est un mot, est-il seulement une lettre dans les mots qui se risque à l’employer ? Sinon pour noter cette ancienneté du jeu de langue : j’écris toujours paye, essaye même si je préfère clé à clef. Et tous les autres mots importés avec leur y dedans, comme yak, yatagan ou les autres, n’ont rien à faire chez nous. Sauf pour dire aux Anglais et Américains qu’on est capable de reconnaître un peu de tu dans leur you ?

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ZÉRO


Une des plus fascinantes inventions mentales depuis la naissance arabe du zéro et son import par François Viète au XVIe siècle, c’est de le concevoir non pas comme aplatissement linéaire et décompte jusqu’à l’origine, mais vibration autour symétrique autour de l’origine, alors saisie comme dynamique. Ainsi, pas possible apparemment (pour l’instant) de penser le big-bang comme origine depuis le temps zéro, mais si on le considère comme oscillation réversible autour du temps zéro, les modèles compatibles avec sa première expansion peuvent remonter jusqu’à ce temps origine, qui pour notre pauvre masse organique est strictement linéaire. Conception symétrique pour l’état de la matière à un temps zéro, celui lié à l’instant même de l’observation : probabilité seulement statistique qu’elle soit onde ou matière, existe ou n’existe pas. Alors prolonger cette pensée de l’oscillation dans tout ce que nous percevons du temps : un ami avait imaginé une fiction, comme cela, où des soldats romains découvraient dans le sable d’un désert les ruines d’un parking souterrain en béton archétype de notre XXe siècle quand il finissait. Appréhender toujours le présent depuis la ruine qu’il représentera pour ceux qui suivraient ? C’est encore faire trop de confiance à la durée, la permanence des choses ou de nous-mêmes. S’éveiller à concevoir le présent comme ce zéro absolu, symétrique, réversible, vibrant.

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Z EST DERNIER


Sans les livres, je n’aurais jamais su pourquoi Z est dernier.

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responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 27 juillet 2013 et dernière modification le 25 janvier 2021
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