livres qui vous ont fait | Flaubert, Club de l’Honnête homme

conserver toujours une édition reliée cuir du vieux lion de Croisset


Les éditions de Minuit ne versaient pas d’à-valoir : – Ça porte malheur, disait sérieusement Jérôme Lindon. Mais ils s’acquittent chaque début octobre du versement des droits avec une régularité de métronome (rare dans ce métier), et je me souviens aussi de la « prime Goncourt » reçue lorsque obtenu par Jean Rouaud (non renouvelée pour les Goncourt suivants !). N’empêche que dès les premières semaines de diffusion, quand il s’avéra qu’il faudrait très vite un deuxième tirage de Sortie d’usine, je reçus un chèque de 3 500 francs, mes premiers droits d’auteur.

Pour moi ç’avait été un bel épisode, deux ans de vacances, j’en avais bien profité et j’avais même publié un livre, quoique pas du tout celui que j’avais imaginé. Il faudrait maintenant revenir aux affaires sérieuses, boutiques d’intérim et tout ça. Alors, cet argent, il lui fallait une trace durable. Je n’avais jamais eu de réfrigérateur, j’ai acheté un réfrigérateur (ça devait valoir dans les 900 francs), je me souviens aussi d’être passé avec concupiscence, rue de Douai, devant le magasin de guitares que tenaient les parents de Marcel Dadi mais non, j’avais vendu tous mes accordéons diatoniques et le Vocoder Korg, ce n’était pas pour retomber là-dedans. J’ai commandé par correspondance l’édition reliée cuir en 16 volumes, au Club de l’Honnête Homme, d’une intégrale Flaubert, correspondance comprise (quoique moins étoffée que celle des Pléiade une dizaine d’années plus tard).

Justement, c’est ce qui me récompenserait immédiatement : se gorger, pleines ventrées, des lettres que Flaubert, après avoir écrit du soir 10 heures jusque vers 1 heure ou 1 heure 30 le lendemain, écrivait pendant une ou deux heures, le temps de se calmer le bourrichon.

Et les quatre grands livres (Bovary, Salaâmbo, l’Éducation sentimentale, Bouvard et Pécuchet) définitivement associés pour moi depuis lors au toucher du cuir grenu, son odeur (ça sent meilleur que le papier), et le luxe – le seul ou vrai luxe – qu’est une édition critique avec variantes et notes. On était loin du site monté ensuite et qui est digne d’une oeuvre-vie, d’ailleurs même Yvan Leclerc, quand il passait me voir en Vendée, n’avait encore aucune prescience de la bifurcation où il s’engagerait bientôt. Et moi je découvrais les synopsis du Bovary, les ébauches et scénario, les textes autrement inaccessibles, sinon dans l’édition Conard qu’on pouvait encore dégotter rue Saint-André des Arts.

Je ne suis pas bibliophile. Le désordre des étagères en témoigne. Les livres ne sont intéressants qu’ouverts empilés par parquet de dix autour de la table et tant pis s’ils s’abîment, l’écriture se manipule et se tripote. J’ai pensé assez vite qu’à vouloir tracer dans ce qui devenait un métier, il y avait un péage à acquitter, et qu’il s’exprimait assez bien dans l’idée d’oeuvres complètes. Pas prendre les auteurs à moitié. Ça a duré comme ça pas loin des vingt ans à venir, ça a changé après. Je lis autrement, parfois je lis juste trois lignes. Je rouvre Flaubert pour un passage, et dans ce cas j’utilise plutôt la version en ligne et son fabuleux moteur de recherche.

Mais il y a la mémoire de la main, qu’induit la reliure cuir. Des seize volumes, lequel choisir ? J’avais découvert Par les champs et par les grèves (feuilletez-la). Plus tard, j’en rachèterais une édition qui comporte aussi les chapitres de Maxime du Camp. La notion de tourisme n’est pas encore constituée. Ils traversent Belle-Ile quand Barbès et Blanqui y sont au bagne (qu’ils visitent). Ils entrent dans les cimetières et les ossuaires, décrivent tempêtes et routes. Un passage merveilleux lorsqu’ils demandent à visiter le château de Combourg à l’abandon, laissé au foin et aux poules, et qu’ils y payent leur dette à Chateaubriand. Et on dispose des notes de carnets prises le soir même, à comparer avec la rédaction qui s’en fera l’hiver suivant – ça aussi, une leçon concrète. Ou lire cet improbable Château des Coeurs qui devait être Flaubert devenu célèbre auteur de théâtre, et le découvrir un peu plus tard dans un des bouquins de Jean Echenoz un petit flyer scotché sur un réverbère, comme on faisait à l’époque d’avant Facebook.

Il y a une jeunesse, une fraîcheur de la littérature dans ces moments où on la voit sur le vif qui s’invente. Nos livres de première découverte non seulement l’enferment, mais vous la renvoient comme au premier jour dès qu’on les rouvre.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 25 novembre 2013
merci aux 1629 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page