creative writing | défiez-vous des photographies silencieuses

où Malt Olbren procède à quelques révélations sur le célèbre film "Barton Fink" des frères Coen et leur reprend ce qu’il leur a donné


Malt Olbren, A creative writing no-guide
sommaire général.

Plus spécial merci du traducteur à Jules Cruveiller !

 

Note de The Malt Olbren Archive : à la fin de chaque semestre de son séminaire, Malt Olbren proposait traditionnellement à ses étudiants un exercice beaucoup plus libre – et libre à eux, aussi, de pousser cet exercice jusqu’à la dimension d’une short story. Malt tenait beaucoup à ces propositions qui étaient déjà une mise à l’épreuve de l’écriture en condition réelle. Il les gardait à part du polycopié distribué chaque année aux étudiants, et les conservait dans une liasse intitulée « petits plaisirs ». Il semble d’autre part que Malt Olbren ne réutilisait qu’exceptionnellement ces propositions de « lâcher tout » (let it go), mais se plaisait à les inventer sur le moment, ne conservant dans ses archives, hors exceptions comme celle-ci, qu’une suite de notes en forme de plan.

Note du traducteur : l’expression qui figure sur la liasse conservée par The Malt Olbren Archive est manuscrite et soulignée de sa main : toy delights. Une intention évidemment ironique, que l’expression courante (pour ces voitures miniatures Noreev ou Dinky Toys qui faisait nos joies d’enfants) toy car autorise dans leur langue, mais difficilement transposable dans la nôtre, sinon ce « petits plaisirs ».

Une autre catégorie d’exercices, donc : les pistes qui mènent directement à la conception de récits complets.

 

Et donc, traditionnellement on lâche tout.

Nous allons entrer en zone dangereuse, parce que la fiction fantastique est toujours dangereuse. Si vous ne prenez pas un risque par rapport à vos propres logiques, le récit que vous rapporterez de l’étrange ne sera qu’une variation mineure et oubliable.

Ce que je ne vous dirai pas, en amont de cet exercice, c’est donc ce qu’il y aura à voir. Quand vous saurez ce qu’il faut voir, le reste se mettra facilement en place.

Il faut surtout, d’abord, en voir peu. Un couloir, une pièce, vide, un paysage tranquille avec arbre ou eau (oui, l’eau toujours) suffisent. Un visage aussi, ou une silhouette. Faites en trop, et rien ne se passera.

Et quand vous aurez vu, lavez. Nettoyez, élaguez, aplatissez, ne gardez que l’essentiel : c’est fané, mi-effacé, délavé donc. Puis encadrez. Il me semble que l’éventuelle réussite de l’exercice tient essentiellement à comment ce que vous avez vu est banalement encadré.

Tenez, pour l’importance du cadre dans la fabrique et la mise à distance de l’image, celui d’Edgar Poe dans le Portrait ovale (NdT : on a bien sûr utilisé la traduction de Baudelaire pour l’extrait cité par Malt Olbren) :

« Le portrait, je l’ai déjà dit, était celui d’une jeune fille. C’était une simple tête, avec des épaules, le tout dans ce style, qu’on appelle en langage technique, style de vignette, beaucoup de la manière de Sully dans ses têtes de prédilection. Les bras, le sein, et même les bouts des cheveux rayonnants, se fondaient insaisissablement dans l’ombre vague mais profonde qui servait de fond à l’ensemble. Le cadre était ovale, magnifiquement doré et guilloché dans le goût moresque. Comme oeuvre d’art, on ne pouvait rien trouver de plus admirable que la peinture elle-même. »

Faut-il se servir du rêve ? Je n’oserais vous le suggérer. Le rêve est assez compliqué en lui-même. J’oserais vous proposer : et si vous laissiez le rêve vous proposer ce que vous avez à voir dans la vie réelle, la vie ordinaire, la vie rassemblée du souvenir ? Une simple perception de trouble, pourquoi pas d’angoisse. Un escalier dans le noir, une grimace qu’on devine, un ciel pas assez saturé et toute la planète flotte, ce hangar là-bas prêt à s’y engouffrer.

Vous la voyez maintenant, l’image, vous savez ces contours : en avons-nous chacun tant que cela, des images concrètes, qui font souche dans notre mental, y semblent sur un mur encadrées, et qu’on reconnaît chaque fois que devant elles on passe, même sans plus y penser ?

Déjà un exercice corollaire : emblématiques de votre rapport au monde, peu nombreuses, à égale distance du réel et du rêve, paysages d’enfance, rues reconnues quand on n’y est jamais venu, sensation d’étrangeté lors d’un voyage, maisons inconnues — et si vous vous préoccupiez de retrouver ces dix images qui vous représentent, comme vous vous en savez le dépositaire, mais un dépositaire qui ne les regarde qu’avec trouble, avec crainte, et puis les décrire ?

Mais reprenons le fil. La suite de questions est extrêmement précise. Ne suivez pas mes suggestions, et vous êtes perdu : la passe est étroite. Ce sont des marais autour.
Vous retrouverez ce canevas partout dans la littérature. Le portrait ovale du grand Poe, L’image dans le tapis du savant Henry James, natif d’Albany (je ne m’expliquerai pas devant vous sur l’importance que j’accorde à le rappeler). Vous le trouvez dans les mythes et peintures du vieux Japon, quand le peintre en mourant entre lui-même dans sa toile et s’y fond. Mais vous le trouverez aussi dans combien de films ?

Et qui me parlerait de Barton Fink sera prié d’aller consulter les archives de ce même département, et y trouvera peut-être les noms de tel étudiant venu s’y confronter avec ce même exercice et votre serviteur – qu’il en ait fait un tel magnifique usage ne peut que me réjouir. Celui qui propose l’exercice n’a pas droit de propriété sur les productions qu’il induit. Que l’étudiant parte avec la trace ou seulement la mémoire de ses textes, et qu’il les catalyse ensuite dans une démarche qui n’est plus d’apprentissage, c’est même probablement – pour nous modestes enseignants – la plus belle récompense. Il me semble juste que les inventeurs de Barton Fink auraient pu m’envoyer un billet pour aller voir leur film (ce que j’ai fait, sur mes deniers). Et que les artistes ci-dessus mentionnés nous remboursent de même monnaie : l’exercice que je vous propose, pourquoi ne pas l’écrire comme un film : vous êtes spectateur d’un film qui reprend le canevas de Barton Fink, lequel fut inventé d’après un exercice de Malt Olbren ici présent.

Écriture filmique ? Disons simplement qu’elle commencerait après cette ébauche de « continuité dialoguée », plutôt simplement de penser qu’à raconter le film qui raconte votre histoire, vous vous augmentez d’un grand pouvoir d’ellipse. Ne racontez pas tout. Dites-nous les moments qui comptent. Les aperçus qui vous semblent importants.

L’écriture filmique, c’est écrire comme on balaye légèrement quelque chose de la main.

Laissez-vous aller à des transversales : un décor, maison, hôtel, un trajet sur une route. Juste posés là, dessinés, esquissés. « Dans le film on voit… » On voit quoi ? Ce que je viens de dire, visage, hôtel, couloir, plage ou mer ou route ou ville ou voiture, accumulez l’ensemble.

Relisez donc la très brève histoire d’Edgar Poe (une de ses plus brèves), et vous vous rappellerez d’un coup l’étrange emboîtement narratif, le « candélabre » enlevé pour se séparer de la fascination de l’image, et le récit redonné au style indirect, parce que – comme par hasard, ô Poe le magicien – un livre est là qui vous donne l’histoire du tableau :

« Et c’était un homme passionné, et étrange, et pensif, qui se perdait en rêveries ; si bien qu’il ne voulait pas voir que la lumière qui tombait si lugubrement dans cette tour isolée desséchait la santé et les esprits de sa femme, qui languissait visiblement pour tout le monde, excepté pour lui. Cependant, elle souriait toujours, et toujours sans se plaindre, parce qu’elle voyait que le peintre (qui avait un grand renom) prenait un plaisir vif et brûlant dans sa tâche, et travaillait nuit et jour pour peindre celle qui l’aimait si fort, mais qui devenait de jour en jour plus languissante et plus faible.

« Et, en vérité, ceux qui contemplaient le portrait parlaient à voix basse de sa ressemblance, comme d’une puissante merveille et comme d’une preuve non moins grande de la puissance du peintre que de son profond amour pour celle qu’il peignait si miraculeusement bien.

« Mais, à la longue, comme la besogne approchait de sa fin, personne ne fut plus admis dans la tour ; car le peintre était devenu fou par l’ardeur de son travail, et il détournait rarement ses yeux de la toile, même pour regarder la figure de sa femme. Et il ne voulait pas voir que les couleurs qu’il étalait sur la toile étaient tirées des joues de celle qui était assise près de lui. Et quand bien des semaines furent passées et qu’il ne restait plus que peu de chose à faire, rien qu’une touche sur la bouche et un glacis sur l’oeil, l’esprit de la dame palpita encore comme la flamme dans le bec d’une lampe. Et alors la touche fut donnée, et alors le glacis fut placé ; et pendant un moment le peintre se tint en extase devant le travail qu’il avait travaillé ; mais une minute après, comme il contemplait encore, il trembla et il devint très pâle, et il fut frappé d’effroi ; et criant d’une voix éclatante : – En vérité, c’est la Vie elle-même ! – il se retourna brusquement pour regarder sa bien-aimée ; – elle était morte ! »

Points fixes pour notre histoire : cette photographie donc. Qu’on la décrive. Elle est abstraite, dépouillée ? Peu importe. Repensez à nos amis de Barton Fink, puisqu’ils nous aident en retour sur l’exercice qu’ici ils ont pris, et comment pour l’image qui porte leur film ils ont repensé à leur amour d’Edward Hopper, petit monde. Femme seule devant paysage, et son dos tourné. Quoi d’autre.

Vous avez l’image ? Maintenant dites-nous où est-elle. On peigne la girafe, seulement on la peigne à l’envers. Accrochée où, dans quel contexte, quelle pièce, quel mur, quelle fenêtre, quel lieu. Zoom arrière. Maintenant, l’image est devenue maison, affiche dans la ville, prospectus qu’on vous a distribué. Et zoom arrière encore : au dos tourné de l’image correspond le dos tourné du narrateur, ou de l’acteur, ou d’un personnage quelconque, pourvu qu’il ou elle soit le personnage que vous avez décidé.

Et le personnage regarde l’image.

Je laisse un blanc.

Parenthèse : privilège de celui qui propose l’écriture (et à vous dix ans plus tard d’en faire votre propre Barton Fink), il se contente de laisser un blanc. Il ne fait pas l’exercice. Il corrige des copies ou s’en va boire un café pendant que vous remplissez le blanc.

Pour démarrer, repensez bien à ce que je viens de vous suggérer : vous avez le point de départ (cette photographie), vous avez le premier mouvement de scénarisation du récit (encadrée comment, sur quel mur, en quelle pièce, en quelle ville), vous avez l’apparition du personnage vu de dos, et qui regarde l’image – et puis vous avez le point d’arrivée, je vous le donne de suite. Entre les deux, la masse ou la collection des images, trajets, situations, souvenirs, associations qui découleront de la tension entre ce début et cette fin. Cela ne suffit pas pour faire une histoire ? À vous, non, certainement pas – et l’accomplissement du récit précisément ce qui en frustre son auteur. Mais le lecteur, lui, comment saurait-il les coupes, les manques, les creux et silences ? Il va d’image en image, et se retrouvera prêt ainsi à aborder le retournement final. Repensez toujours, si vous ne devez garder qu’une idée de ce semestre : c’est le lecteur qui fait le texte. Et encore plus ici, où nous sommes prêts pour le cycle 2, du récit fantastique.

Nous voilà donc à la fin. Entre-temps, vous aurez travaillé. Vous avez le choix entre trois fins. Dans la première fin, le personnage a trouvé le lieu réel de l’image, ou le moyen d’entrer dans l’image et d’y disparaître. Dans la deuxième fin, le personnage a trouvé le lieu réel de l’image, et le personnage de l’image se retourne et vient dans sa vie à lui. La troisième fin est constituée de votre proposition imprévue et surprenante, différente des deux premières, mais à la condition que la même image soit de retour et conditionne l’échappée narrative, ce qu’on nomme fin.

Vous avez votre image, elle est bien solidement encadrée, un personnage la regarde ? Alors tout de suite pensez à la fin. Et vous n’aurez plus qu’à écrire le milieu.

 

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 9 janvier 2014
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