autobiographies partielles | Civray, le cinéma les yeux fermés

pour les Cahiers du cinéma, n° 700


Pour son numéro 700, les Cahiers du cinéma ont sollicité « des cinéastes, des acteurs, des artistes, des écrivains, des techniciens du monde entier » sur le thème d’une première émotion liée au cinéma.

De mon côté, pas beaucoup le choix sinon cette scène inaugurale, déjà présente dans l’ouverture de Tumulte en 2005. Je ne l’ai pas relue, juste reconvoquée, reconfigurée dans l’espace des 4000 signes accordés, et bientôt 10 ans d’écart

En suivant les mots-clés, on trouvera d’autres éléments autobiographiques liés au Civray de mon adolescence.

Ci-dessus une photo du cinéma Louis XIII à Civray qui date d’une dizaine d’années, alors qu’il était en mauvaise passe. Il a eu ensuite un destin associatif qui lui a permis d’être reconnu « salle classée Art et Essai, labellisée Jeunes Publics et Patrimoine/Répertoire » et de maintenir une présence culturelle originale dans une petite ville désormais à l’écart de l’essor principal. Il s’appelle aujourd’hui Ciné-Malice, voir sa programmation.

Sur mon rapport aujourd’hui à l’imaginaire d’une salle de cinéma, voir ici à propos du cinéma désaffecté de Cergy et ce que clandestinement on y fait.

J’ouvre les commentaires sur cette page : bienvenue à votre propre contribution, dans l’esprit de ce qui nous était proposé :

Le cinéma est une machine émotionnelle au dérèglement magique qui a peu à voir avec la rationalité. C’est une expérience qui s’entrelace mystérieusement à nos vies, qui provoque un double opaque ou cristallin, les images de l’écran résonnant avec notre intimité la plus profonde sans qu’on ne puisse rien y faire. Il suffit de faire confiance aux émotions. Les images se gravent en nous à notre insu et le plus beau défi est de savoir le reconnaître et en parler. Car, au jour le jour, nous vivons et nous marchons dans ces images.

Nous avons donc demandé à nos invités la description et le récit d’une telle expérience. Beaucoup rendent hommage à une « première fois » : les premières grandes émotions sont souvent celles qui déterminent une existence. D’autres s’attardent sur les émotions les plus raffinées, de Tous en scène à Vertigo, des moments de grâce qui donnent le tournis. Les contributions buissonnières qui ne racontent pas un moment de film répondent de manière indirecte. Témoigner d’une émotion de vie ou de peinture, c’est aussi reconnaître que l’émotion est fondatrice. L’art part d’un moment d’ébranlement qui fait prendre conscience de quelque chose. De quoi ? Il faut parfois une vie pour le savoir. L’affect est le tremblement qui donne naissance aux idées.

Merci à Stéphane Delorme pour cette invitation et cette parution.

FB

 

Civray, le cinéma les yeux fermés


Aux scènes initiales on revient toujours. C’est en 1964, j’ai onze ans, on vient d’emménager dans notre nouveau garage, non pas un garage de village mais imbriqué dans une toute petite ville mais ville quand même, Civray dans la Vienne. À l’arrière du garage, lui-même avec scellés aux murs les anneaux à cheval d’un siècle d’ancienne poste, un passage cimenté entre deux hauts murs aveugles, fermé par un portail de fer. Ce passage permet de faire entrer des camions (ils frôlent les deux murs) et de laver les voitures au jet. Et là, la porte minuscule, rembourrée sur sa face intérieure, qui sert d’issue de secours au cinéma Le Paris.

Dans la fin des années cinquante, un camion venait parfois à la salle des fêtes de Saint-Michel en l’Herm, déployait son matériel de projection, mais de ce qu’on nous montrait je n’ai pas souvenir. Mes souvenirs de cinéma commencent en 1961 quand mes grands-parents nous emmènent, mon frère et moi, visiter Paris, la Tour Eiffel et tout ça, et que sur les Champs-Élysées on voit Le jour le plus long.

À Civray, on aura droit à quelques projections scolaires, et me restent surtout les séances Connaissance du monde, et les voyages des Mahuzier. Je n’ai pas souvenir qu’on y soit allé en famille, avec mes parents, ni qu’avec mon frère on nous y ait envoyés seuls – ça viendra plus tard, avec Poitiers et le lycée, des choses comme Théorème qui resteront parce qu’on n’y comprend rien (contrairement par exemple à La nuit des morts vivants vu dans la même salle à même période). Et puis c’est l’âge d’or de la télévision, les Dossiers de l’écran, Cinq colonnes à la Une, les westerns, qu’est-ce que le cinéma apporte de plus, sinon la couleur ? Le vrai chemin se fera plus tard.

En tout cas, le dimanche matin, quand avec mon frère nous faisons du vélo dans le garage désert (un de nos exercices c’est de foncer à plus grande allure vers le portail de tôle, freiner au dernier moment, s’y écraser avec un bruit de gong gigantesque et tremblant), la porte de l’issue de secours est ouverte. Dedans, les lignes bien droites de fauteuils rouges, l’odeur un peu âcre, l’écran immobile et muet (comme plus tard j’en retrouverai l’énigme dans les salles de cinéma fantastiques, immobiles et silencieuses d’Iroshi Sugimoto) et, au fond, la petite cabine éclairée où s’active le gars qu’on connaît et qui nous salue.

L’après-midi, la porte de l’issue de secours est refermée. Je n’ai jamais su qu’elle ait servi : et qu’est-ce qu’on aurait fait de tous ces gens dans notre garage ? Mais, chaque fois qu’on approche en vélo, on entend les dialogues, on perçoit la musique.

Je n’ai même pas idée de ce que pouvait être le programme hebdomadaire du cinéma d’une petite ville rurale de 2500 habitants, dans cette période où nos 45 tours devenaient le symbole d’un rêve plus lointain, d’une mutation plus immédiate.

Mais le film était projeté au moins trois fois : parfois, j’arrête le vélo tout contre la porte, je reconstitue un bout de l’histoire. Au bout des trois séances, et encore plus si le film est projeté plusieurs semaines d’affilée, je la connais toute.

C’est ainsi que s’est construit – il y a mieux, il y a pire – mon rapport au cinéma, alors que les livres, eux, dès lors se donnaient tout entier. Aujourd’hui encore, si une scène me semble trop intense, ou si l’histoire m’intéresse vraiment, dans un film je ferme les yeux. C’est mon paradoxe personnel et secret : de voir beaucoup mieux le cinéma les yeux fermés, si alors je le vois depuis ce premier interdit d’enfance, et la petite salle aux fauteuils rouges, aux lumières fragiles, avec l’énorme appareillage cliquetant à l’arrière et l’écran immensément muet et plutôt menaçant que protecteur, depuis le passage du garage, et ces dialogues qu’on emmène par bribes et qu’on fait résonner longtemps, tournant à vélo entre les voitures mortes, avant de revenir pour la suite.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 9 mai 2014
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