dans ma bibliothèque | Claudel, la Bible et le cadavre

suivre la grande prose jusqu’où elle se perd


Ce sont des livres que début des années 80 j’achetais chez les bouquinistes, d’abord parce qu’on ne les trouvait quasi nulle part, mais surtout parce que cela m’aurait semblé vaguement immoral de mettre trop de sous dans des entreprises comme celles-ci.

J’ai connu Claudel par son théâtre, les deux versions de La ville et par les âpres versets des Cinq grandes odes. C’est donc en farfouillant chez ces bouquinistes, vague souvenir d’avoir eu mes habitudes alors dans une boutique en haut du Faubourg Saint-Denis, que j’ouvre un de ces livres, peut-être plutôt la compile qui a pour titre Pages de prose.

Et je découvre la prose de Claudel, lourde, rythmique, presque grossière à force d’être épaisse, charriant devant sa matière avec une sorte de grondement qui l’emmène – peut-être aussi parce qu’il avance comme si personne n’était d’accord mais qu’on ne devait pas avoir possibilité d’entendre les voix discordantes, ou simplement divergentes.

Regardez cette première phrase : « Le livre d’Isaïe est une explosion. » Ou cette page qui s’arrête sur le mot hébreu Edom (de Dumah, silence) et en fait un chapitre d’une page, juste un bloc au carré mais on y trouve du latin, de l’italien et Dante.

C’est suffisamment rare. On a besoin de ces musiques, les avoir auprès de soi. Je n’avais pas encore beaucoup lu la Bible, mais Isaïe c’était avec Jérémie le premier continent où je cherchais ces voix à rage prophétique pour mes monologues, et je suis revenu chez moi avec cet Évangile d’Isaïe. C’est seulement en l’ouvrant, plus tard, que j’ai découvert la photo de cadavre, que Claudel y avait fait imprimer. ça ressemble à la momie de Bernadette Soubirou exhibée sous cloche à Nevers.

Mais chez Claudel page. Du coup, je crois que j’ai tout lu de ces livres déclassés, du temps que Gallimard raclait les fonds de l’idéologie catholique des bonnes familles. Il y a des monuments : la traduction des Psaumes par Claudel me semble une référence aussi définitive que celle de l’Apocalypse par Bossuet. Mais, lorsque Claudel est en forme, il rajoute des versets et s’en explique : s’il a l’inspiration, c’est qu’elle lui vient du bon Dieu, qui souhaite cet ajout par son humble main.

Et c’est une sorte non pas de délire, mais de journal intérieur, de prose qui pousse au dedans, de quoi bien vous faire rire quand des esprits malingres vous disent que le danger d’Internet c’est qu’on écrit trop, à preuve votre blog mon cher.

Ça fait 30 ans que j’ai ce cadavre exhibé pleine page qui me grince dans la tête. Je crois que depuis je n’ai jamais écrit un livre sans me poser la question de quel cadavre grince là sous les pages, Baudelaire ou Proust ou de bien plus secrets.

Et comment il en parle, Claudel, de cette Mélanie exhumée en 1918, quatorze ans après sa mort : « — Je suis noire, mais je suis belle ! Vous parlez de quelqu’un qui regarde ! Pour mieux voir elle s’est débarrassée de ses yeux, il n’y a plus que ces gouffres qui vont jusqu’à l’âme, ces espèces d’entonnoirs béants ! Ces dents superbement rangées que nous vante le poème et entre lesquelles si souvent a pénétré le souffle de Salomon, il ne leur reste plus que de quoi admirer ou de quoi prier. » Fin du ban.

 


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1ère mise en ligne 21 juin 2014 et dernière modification le 21 janvier 2015
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