dans ma bibliothèque | Maurice Blanchot, Thomas l’obscur

de l’art de passer de l’écriture longue à une autre bien plus brève


Il y aurait une sous-série dans cette série qui serait celle des livres dégradés, abîmés, et qu’on garde quand même malgré leur état.

Ce n’est pas faire preuve de mépris ou de mauvais soin. Dans des bibliothèques publiques comme celles de Beaubourg, chaque année on établit la liste des livres à renouveler parce que trop usés.

C’est quand même un indice de ce qui me sépare de ce que je ne suis pas : la collection, la bibliophilie. Le livre est une espèce d’entité dont le rapport commence par le sol. Il est souvent en vrac par terre, en pile jusqu’à limite d’écroulement dans les bords de la pièce. Le transvasement numérique est beaucoup trop lent pour remonter les strates de la bibliothèque.

Ainsi, je commence à être équipé (de façon privée, l’offre commerciale est encore ridicule) dans ce qui m’est nécessaire pour le travail et l’enseignement : Blanchot sous forme numérique, à commencer par ceux qui ont rapport le plus élémentaire à cette fonction utilitaire, au plus haut sens du terme : L’espace littéraire, Le livre à venir, Faux pas, La part du feu.

Blanchot, pour ceux de ma génération, ça ne se discutait pas : il fallait commencer par tout lire, critique, récits, romans. J’aurais tendance à dire que l’axiome vaut toujours, qu’un auteur ne se lit pas par titres, mais dans la disposition et l’ensemble de ces titres.

Ainsi, de Blanchot, ces deux romans qui ne sont pas assez mis en avant : Aminadab et Le Très-Haut qui sont l’ouverture de l’oeuvre, tout comme L’écriture du désastre et Le pas au-delà tout à son terme.

Ce jour-là il s’était mis à pleuvoir brutalement. J’habitais rue de Rochechouart, je marchais comme souvent un moment dans l’après-midi en remontant la rue Saint-Denis, il y avait ce bouquiniste chez qui j’entrais régulièrement, mais s’il n’avait pas plu ce jour-là je n’y serais pas entré et je suis tombé de suite sur ce Thomas l’obscur introuvable, la première version, imprimée en janvier 1942 avec les visas officiels dans l’achevé d’imprimer. Sans doute que l’état actuel du livre, que pourtant on a ménagé, qui n’a eu pourtant que peu de lectures depuis cet été 1981 où je l’avais acheté, tient à la fabrication en temps de guerre, qualité du papier et des colles.

C’est une version de 300 pages, qui sera republiée en 1950, Blanchot n’en ayant gardé que 120 pages. J’ai appris beaucoup plus récemment qu’il existait 6 versions intermédiaires non publiées.

J’avais déjà lu à l’époque (ou commencé de lire, puisque je ne sais pas si L’attente, l’oubli et les autres il y a une limite à la relecture) le Thomas l’obscur version définitive, ce que les universitaires nommeront écriture blanche.

Ce soir-là je m’enfonçai dans le Thomas l’obscur échevelé, romantique, proche du Gracq période Château d’Argol.

Ce qui était fascinant, c’était ça : ne pas entrer dans des catégories de valeur, passages ratés ou bavards – rien n’était raté, rien n’était bavard – mais lire, à pleine surface de page, le refus de l’écrivain allant jusqu’à son droit d’annuler ou de détruire son propre livre. Ce que je lisais dans le premier Thomas l’obscur, c’était son annulation possible en chaque mot, la non-réalité indépendante et autonome des phrases pourtant aussi matérielles que dans tout autre livre.

Dans les jours qui suivraient, la version de Sortie d’usine que je croyais alors bouclée, et qui tendait vers les 250 pages, se réduirait à 160, et ça commencerait à fonctionner, même s’il s’en fallait encore d’un an avant publication.

Un an plus tard encore, on aurait un bref échange épistolaire avec Blanchot. En 1998 ou par là, lors d’un déménagement, je mets soigneusement à part ces lettres reçues, Blanchot, Claude Simon, Bernard Noël et quelques autres. Et puis erreur d’aiguillage, je découvre plus tard qu’elles sont parties avec les papiers détruits.

C’est aussi avec ce savoir-là qu’on écrit : qu’il n’y a pas de matérialité propre à ce qu’on organise – les musiciens et les théâtreux doivent aussi en avoir conscience, j’imagine.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 22 novembre 2014
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