Cergy | de la vie de prof en père de famille

doute et fragilité de celui qui reçoit


Étrange fin de journée dans l’EnsaPC comme réaménagée de fond en comble par les diplômes 5ème année, effet déréalisant massif, avec ces silhouettes partout armées de perceuses ou plâtrées jusqu’aux épaules et qui vous sollicitent quand même sur tel point de rhétorique pour la soutenance.

Ce matin, séance à France Télévision Nouvelles Ecritures pour le projet Fos, avec préparation du tournage de juin, et questions à leur façon d’interroger et retourner les logiques narratives ou parti pris de réalisation, c’est du 10h-13h non stop. En fin de journée, mais pas inscrite dans mon plan de rendez-vous (école d’art et cabinet de dentiste des fois c’est le même genre d’organisation) L. me demande si on peut visionner son film. Je l’avais vu en version 4’, lors de la présentation à Patrice Rollet et Vincent Gérard. Elle a fait un montage de 20’, est revenue à une forme de 7’, et ce qui m’intimide c’est la prise de rôle qui m’est confiée : ceci, fragile et en chemin, comment faire état de ma position de spectateur sans l’appui d’analyse funambule que propose Patrice, comme de jouer tout le cinéma dans chaque nouveau fragment qu’on lui ajoute, mais pour la littérature certainement je fais pareil – seulement ce n’est pas transposable.

En même temps, ce matin, 3 heures durant, j’étais dans la position symétrique. Le film que je découvre est une lecture très plastique de la ville, dans les seuls moments de transition nuit-jour où jour nuit, depuis un point de vue unique d’où on part explorer les allumages arbitraires de façades, avec silhouettes saisies arbitrairement dans leur quotidien.

Et puis ce moment ensuite où on parle. Pourquoi soudain je demande à L. son âge, qui ne me regarde pas, et même le mois puis le jour. Je n’avais aucune raison de présupposer que c’était la même chose à 15 jours près que mon rejeton étudiant de cinéma et c’est seulement à ce moment-là, depuis ma position très fausse, que je comprends ce qui m’a engagé dans cette faille, moi qui le jour même de mes 61 balais me suis mis ce matin en position d’élève dans le collectif déployé pour le projet Fos. J. a décidé vers la 5ème qu’il irait vers le cinéma, il en a 24 et continue, en 4ème année de l’Insas.

Mais L. je connais ses empilements de carnets remplis de dessins, comme son travail de photo, comme les discussions qu’on a sur ses textes et sa hantise de ne pas savoir se risquer dans des textes longs, alors que ses carnets débordent de fragments, et c’est depuis ce point qu’elle se saisit du cinéma, avec ces 7 minutes qui sont son premier film. Alors évidemment on pige à peu près ensemble notre point d’arrivée : le film a-t-il besoin d’une voix off, dite ou sous-titrée, alors qu’il est la même prise de position que les textes des carnets et les photos, et par contre, si des carnets on extrait les questions et fragments qui se rapporteraient à ce que dit le film, est-ce que ce moment où le film n’est plus qu’une minute et demie d’écran noir avec bruit d’orage que j’écoutais au casque, ne serait pas lieu possible pour surgissement libre d’un texte ?

Juste auparavant, en début d’après-midi, on discutait avec Eric Maillet d’un ARC mensuel, l’an prochain, où chaque étudiant concevrait sur l’année un projet webdoc, donc précisément ce que j’apprends à France Télévision Nouvelles Ecritures. FIlm, son, texte, livre, image, parcours narratifs en arborescences, de tels objets deviennent viables et légitimes. En ouvrant le film sur le disque dur de L., tout à l’heure, mais c’est de plus en plus souvent avec les élèves ici, bien aperçu le dossier où se rassemble toute une bibliothèque de textes repris d’Internet.

La ville dont elle dresse l’image dans ce film, quel objet pourrait rassembler de façon fluide, comme on sait le faire dans nos salles mises au noir, le film avec ses traitements sonores et ses images sans texte, le travail photographique qui y a mené, et un texte qui pourrait aussi bien se projeter sur un autre mur de la salle, accompagner la projection en livret, ou tout simplement rejoindre l’objet transmedia ?

Ce qui est fascinant c’est ça : qu’aucun de ces questionnements n’induirait marche vers le livre, quand pourtant on pouvait interroger toute la littérature ou tout le cinéma pour être capable ensemble, dans cette rencontre qui est ici le travail même, accueillir sans abîmer, comme élargir l’espace en creux autour, de ce qui se propose ainsi, film, texte, photos, carnets. Et que c’est pourtant ma tâche ici, même si on doit se hisser aux formes neuves qui nous sont proposées, de faire le lien à la vieille bibliothèque qu’on a charge de transmettre.

Mais est-ce que j’aurais eu un tel doute et sentiment d’insécurité, après le visionnage des 7 minutes, le disque dur de L. branché sur mon MacAir, si moi-même ce matin je n’avais pas été dans la situation inverse, présentant avec l’équipe Fos notre projet à France Télévision et confronté à l’analyse et aux questions de Boris Razon ? M’en être alors sorti par ce biais que d’ordinaire je sais m’interdire, et sans savoir la conjonction d’âge, parce que ce que je cherchais obscurément et sans me le dire c’était que pour J. mon rejeton en 4ème année INSAS comme pour L. Q-G. élève de 3ème année EnsaPC en préparation de diplôme DNAP (découvrir son univers via par exemple ce sombre/lumineux) quelque chose s’était amorcé vers la classe de cinquième, lorsque le premier avait demandé à ses parents un camescope personnel sans rien imaginer de l’incongruité de la demande, que L. commençait d’accumuler des dessins dans des carnets, et que moi dans les vieux registres toilés de comptabilité au rancart j’écrivais des débuts de roman sans suite, et que dans le doute d’aujourd’hui, ce que j’interprète comme désarroi du monde, errance des formes, est à une génération près détermination et invention, mais dans un vocabulaire qui n’exige plus nos propres déterminations de forme.

Et ce qui les couperait sans doute ensemble de ce rapport au film que j’ai pu écrire ces jours-ci dans les Cahiers du cinéma 700, Le cinéma les yeux fermés, à quelle expérience cela correspond pour eux, qui les placés sur des chemins aussi distants pour arriver à 24 ans à ce que je n’ai jamais su faire : 7 minutes de film ? Ce sentiment de fragilité qui peut vous prendre (pas tout le temps, pas avec tous en tout cas jamais systématiquement, passionnante discussion par exemple à propos de Le Gray (l’exactitude et la vitesse sous l’agrandisseur) un peu avant avec Ayuko N., celle qui probablement utilise le plus les labos argentiques de l’école – et pourtant je ne suis pas plus dépositaire de l’histoire ni de l’art photographique), parce que dans ces inventions qui naissent devant vous et s’accomplissent toujours avoir à apprendre l’enfance dont elles viennent, et du même coup se séparent ?

Il faudra en tout cas que je cesse de considérer mon heure de retour TGV comme auto-analyse en désordre du vécu professionnel : être rémunéré par l’État pour cela, visionner sept minutes et se ramasser soi dans ses propres mains pour trois questions qu’on estime susceptibles de pousser plus loin (pour la littérature, on ne nous y aidait pas : mais est-ce une aide qu’on apporte, ou juste un peu de nuit autrement dire, pour ce film qui finissait sur une nuit ?).

En tout cas, cette projection et les questions qu’elle pose comme tout premier acte de cet ARC narration transmedia et outils webdoc qu’avec Eric Maillet et Vincent Gérard on va lancer l’an prochain, un mercredi par mois. Ce qui justifie amplement ce billet après tout.

Ce qui n’est pas du tout la fin que je voulais mais tant pis. Photo ci-dessus : en remerciement à L. G-Q., New York depuis ma chambre au Sofitel New York, nov 2012.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 22 mai 2014
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