la chambre double #4 | acéphale

retour sur quelques éléments autobiographiques tus jusqu’ici


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Anencephalous or brainless monster who survives and attains prodigious size. #90

C’est un de mes plus anciens souvenirs concernant les premières années de ce travail. Nous nous y étions rendus à trois : Audeau, Douteau et moi. Douteau conduisait, Audeau avait à ce moment-là une Renault 6, blanche je crois. Ne pas oublier que Douteau avait commencé deux ans plus tôt que moi.

Audeau aimait dans ce cas-là prendre la place passager. C’étaient encore ces voitures où on commençait de disposer de ceintures de sécurité mais non pas d’appuie-têtes et je me souviens comme d’hier de leurs cous, les cheveux coupés courts et nets d’Audeau, qui d’autre part ne se séparait jamais d’un vieux cartable de cuir presque devenu sans couleur, et dont je suis aujourd’hui dépositaire (là, sur mon armoire), où il avait régulièrement un des livres dont il se servait pour nos apprentissages, et Douteau à la façon des années 70 ces gros favoris et la pointe des cheveux châtain qui rebiffait sur la nuque : un des prodiges d’Audeau fut de nous avoir guidé dans ce système d’expérience duelle sans que nous ayons jamais, Douteau et moi, à construire une ressemblance.

On avait passé Champ-Saint-Père et pris vers Saint-Avaugourd-des-Landes, et il indiqua à Douteau un chemin de terre qui s’en allait droit sur le marais, enjambait trois canaux presque invisibles, sinon la trace des anciennes digues, avant de buter sur l’ancienne rive encore marquée par de vagues effondrements de grès et là, lovée à même la pierre blanche, une ferme dont j’estime que les murs remontaient probablement au XVIIe siècle, ce qui n’a rien d’inhabituel en ce pays alors prospère, et qui s’est endormi progressivement à la fin des guerres dites de religion, et l’éloignement progressif du rivage (il revient maintenant).

J’ai une mémoire précise du lieu, et j’y suis retourné il y a peu. Le corps de ferme est toujours là, mais la grange qui était notre but de visite avait fait place à une structure sur charpente métallique, abritant une moissonneuse-batteuse, un énorme tracteur et d’autres instruments agricoles d’aujourd’hui, l’obtention de subventions européennes supposant d’apporter la preuve d’achats mécaniques même sans justification précise de leur emploi.

On s’était arrêté à l’écluse, une de ces vieilles écluses à madriers de bois sur armature de poutres en fer bitumé. Audeau nous a fait descendre de voiture et regarder la ferme de loin, le corps de bâtiments avec la grange à la perpendiculaire, et il a seulement dit : « Néfaste ». Je n’ai jamais employé ce mot depuis lors sans l’entendre, lui, le dire à cet instant.

Ensuite nous étions allés jusqu’à la ferme, on s’était garés dans la cour, Audeau a parlé – mais sans nous – avec les gens qui l’occupaient, un couple trop loin pour que j’en distingue le visage, puis on est allé à la grange, Douteau a poussé le lourd portail de bois. Dedans, pas de lumière, mais dans ces vieux fenils il passe toujours assez de jour, d’ailleurs un jour doré, qui s’associe à la vieille poussière, aux objets de cuir, bois et chanvre rangés contre les murs sur le sol de terre battue, quelques anciens instruments aussi.

L’acéphale était tout au fond, sur une sorte de bâti en bois, avec ces fourragères à claire-voie qu’on employait autrefois dans les étables. Mais il n’y avait pas de bétail dans la grange.

On s’est approché. Audeau est venu même à le toucher, a posé sa main sur ce qui était le front, ou aurait dû être le front s’il ne s’était pas agi d’un acéphale. Il nous a dit après (mais il en a très peu dit, comme si, de ces choses-là, mieux valait taire tout ce qu’on pouvait taire) qu’il s’agissait d’un désordre humain bien rare, mais dont la présence était attestée depuis longtemps, si longtemps. Qu’ils vivaient très vieux, et qu’on les entretenait toujours, du moins, depuis aussi longtemps qu’il le savait, avec ce soin extrême.

Quand il nous a fait approcher, Douteau et moi, on a compris cette importance qu’il donnait au corps immobile, et dans lequel le cerveau ne s’était pas développé. Un cerveau embryon, peut-être, mais devenu ici infiniment résonnant, et qui pensait avec le vôtre. Ou bien, à distance, l’éclairait d’une lumière transverse, révélait les ombres de ce que vous ne saviez pas du vôtre. Et nous en savions si peu.

Audeau m’a fait reculer, puis m’a dit de revenir tout auprès, tandis qu’il faisait reculer Douteau d’un pas. J’étais préparé, je pouvais supporter seul cette sorte de rayonnement qui me traversait au dedans.

On ne dit pas de quelqu’un qu’il « dort » lorsqu’il est sous anesthésie ou dans le coma : c’est l’impression que donnait l’acéphale. Des traits du visage sans cerveau, je ne suis pas autorisé à parler. Dans cette lumière qu’éveillait dans nos propres cerveaux le rayonnement provenant du sien, ou l’embryon du sien, se percevait une figure très ancienne – comme une silhouette dans un lointain, mais dont il était évident qu’elle nous était origine commune. L’air de famille (et pourtant sans regard).

L’acéphale occupait tout le fond de la grange, dans le sens de la longueur. C’était un corps énorme, bien plus énorme que les plus gros animaux qu’on puisse ici connaître (l’éléphant, la baleine) ou du moins dans cette échelle de taille disproportionnée à l’humain. Audeau plus tard nous dit que les fonctionnements hormonaux inhibant le développement continu de la croissance n’existaient pas chez l’acéphale, un peu comme Julio Cortazar avait continué toute sa vie de grandir. Mais cela donnait une impression d’immobilité, de sécheresse, d’un énorme poids fixe. Il était même peu probable que les gens que nous avions aperçus tout à l’heure aient à le nourrir, sinon le faire boire : on aurait dit de la peau une espèce végétale.

Audeau nous avait confirmé qu’ils étaient très rares. Et que c’était peut-être les derniers : les hôpitaux aujourd’hui sont dans d’autres rationalités.

La tache d’un brun très sombre de liquide dans la rigole au-dessous était compacte, peu étendue au demeurant, avec une odeur vaguement douceâtre.

J’y suis donc retourné il y a quelques semaines. La ferme est toujours là, et occupée par des gens plus jeunes. J’avais un appareil photo, ils m’ont pris pour un touriste en ballade. Mais il n’y a plus la grange. Du moins elle a été démolie et reconstruite, au même emplacement exactement, par une de ces habituelles constructions en charpente portique, recouverte de plaques fibro-ciment ondulé. Dessous, comme je l’ai dit, une moissonneuse-batteuse, un tracteur grand gabarit et du matériel moderne. Un autre bâtiment rajouté en prolongement, étable en ensilage. Derrière, le long du chemin, quelques restes de bois où avaient poussé des ronces attestaient de l’ancienne grange.

En longeant par le chemin du retour ces bâtiments neufs, devant le museau de la moissonneuse-batteuse, et pensant au corps acéphale gigantesque, mais entretenu depuis quel âge, dans la semi-obscurité du fond de la grange, j’ai repensé à ce mot « néfaste », comme l’avait prononcé Audeau. Mais il n’y avait plus Audeau non plus.

Sur tout le reste, silence.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 22 avril 2015
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