la chambre double #5 | morts qui marchent

retour sur quelques éléments autobiographiques tus jusqu’ici


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The walking dead—seemingly alive, but—. #16

J’en ai rêvé combien de fois, depuis la toute première fois dans l’adolescence, jusqu’à aujourd’hui les soixante années passées ? Je dirais huit.

Le compte précis d’un rêve récurrent est difficile à établir. Je n’ai pas cette discipline de noter chaque jour les rêves. Et puis c’est dangereux : on les éduque à résister, ils tirent des rideaux plus épais. Quelques rêveurs y parviennent, on a aujourd’hui des blogs et sites qui en témoignent.

Mon art du rêve restera grossier, m’avait prévenu Audeau, je ne suis pas de ces orfèvres. Plus tard j’ai compris que cela vaudrait aussi pour l’écriture. Lors de ces apprentissages qui supposaient d’entrer dans d’autres rapports au monde que celui de la raison, j’ai croisé d’autres silhouettes, celle de Pierre Michon revu avant-hier m’a remémoré cette histoire (où il ne figure pas, Michon est dans la traque, pas dans le rêve, et il a fini l’apprentissage depuis longtemps : « Regarde ma main », m’a-t-il dit à Rouen avant-hier, et j’ai immédiatement mesuré, regardant le dos de sa main, où il était parvenu et que j’avais encore à atteindre – l’effroi seul parfois est en partage).

C’est dans un paysage toujours géométrique, et souvent presque monochrome, ou bien fait de couleurs désaturées, avec des contrastes tranchants vifs. De cela aussi j’ai appris, bien plus tard : ce n’est pas forcément ma vision de myope qui était en défaut, à mon peu de perception de couleurs, mais à ce qu’Audeau m’avait aidé à lentement développer quant à une vision utilisant plus la périphérie rétinienne, et les perceptions visuelles telles qu’elles parviennent à ce qu’on nomme les amygdales du cerveau, le cerveau d’avant le développement de ses hémisphères. Les apprentissages que nous retransmettait Jean Audeau s’appuyaient peu sur les hémisphères (mais, au contraire, travaillant à leur relative mise au repos en se concentrant sur ce « corps calleux » qui en fait la jonction), et nous apprenions à privilégier cette vision proche du monochrome, celle qui survit maladroitement chez le chien et le cheval, dont les autres univers de perception heureusement sont plus développés, mais qui est le premier support du rêve. « Se concentrer sur les fréquences », disait souvent Audeau, puisque celles associées au thalamus sont un cran plus rapide que celles parcourant les hémisphères – mais laissons.

Ces paysages monochromes et presque abstraits, je les ai souvent retrouvés dans la peinture. Il faut apprendre à lire les géométries de Mantegna comme une trace même de cette volonté d’enregistrer et transmettre son propre apprentissage, j’ai eu la surprise d’en retrouver des traces plus dissimulées chez l’anglais Constable (plutôt que chez ceux qui affectent un peu trop de les mettre en avant, naïvement comme William Blake ou de façon plus précieuse, bien plus tard, chez Rossetti ou Burne-Jones. On le retrouve aussi dans l’écriture que dessinent les corps de Fuseli, plus que dans le dessin des corps eux-mêmes, et à ceux qui se sont moqués de mon goût pour De Chirico je n’ai jamais osé répondre sur quoi il se fondait.

Mais lorsque naît ce paysage dans le rêve, je sais que vient celui que je nomme depuis toujours Gourdiau (bien avant ma rencontre avec Douteau puis Audeau, d’ailleurs, mais dans nos pays d’ouest ces terminaisons sont dominantes, voire écrasantes). Ou bien, si je suis face à celui que je nomme dans le rêve Gourdiau, je sais qu’autour de lui, si je parviens à en détourner les yeux ou seulement élargir le champ de mon regard pour me protéger du sien, je vais forcément retrouver ce type de paysage, abstrait et presque monochrome.

« Il est dans la logique même du rêve qu’à cet instant il cesse », avait coutume de dire Audeau. Non, lorsque paraissait l’étrange et cordiale, presque amicale ou fraternelle, de ce Gourdiau, je ne rêvais plus, j’étais bien dans la vie réelle.

Parce que réel était ce paysage abstrait et monochrome, réelles les sensations que j’en éprouvais, réels mes déplacements et bien réelle ma peur.

Les huit fois qu’avait paru ce Gourdiau dans mes rêves, j’avais traversé le rêve et m’étais réellement retrouvé dans ce paysage monochrome et abstrait, avec parfois au loin des silhouettes qui passaient. Quelque temps après la mort d’Audeau, en hommage, j’avais essayé d’écrire au plus précis ces villes où alors je me déplaçais, et qui les habitait : j’avais nommé ces textes Fictions du corps.

Ceux qui dessinent des têtes de mort ou s’en font tatouer les insignes et symboles ne savent pas vraiment à quoi ressemblent les morts qui vous croisent. Qui sait reconnaître les morts dans la ville (ils sont peu, mais on les voit) sait aussi leur relative détresse : ils ne la rompent qu’en vous trouvant, vous, et à chacun un seul être est voué – Gourdiau et moi sommes liés.

Les morts qu’on voit dans la ville, quand on a appris à les voir parce que – simplement – on a appris à connaître son propre mort, sont plus lents et dérivants, ont le regard à la fois un peu plus fixe et infixable, et vous n’assisterez jamais à la rencontre qu’ils attendent de celle ou celui à qui ils sont voués. Il n’y eut jamais de témoin à mes huit rencontres avec Gourdiau (Audeau y réussit une fois, mais c’est autre chose).

La difficulté, avec le mort qui vous est réservé, dans cette vie réelle qui soudain a aspiré et votre sommeil et vous-même (on ne dort plus, tout de vous est progressivement hérissé, écarquillé, à vif – et terrible l’épuisement dans lequel on retombe ensuite, tout aussi réel), c’est que rien ne le manifeste comme tel avant que vous soyez entrés en contact. Peut-être qu’il marche à côté de vous, peut-être que vous êtes engagés dans une conversation banale et cordiale. Il m’est arrivé à trois reprises que la contemplation de ce paysage, et l’étrangeté de ce paysage, ait précédé la sensation que je n’étais pas seul dans cette observation, et que je me rende compte à cet instant de la présence de Gourdiau.

« Les morts qui marchent sont peu nombreux dans la ville, mais pour qui sait les reconnaître on n’y prête plus tant attention », disait Audeau.

« Garde-toi de troubler dans la ville celui que tu as reconnu pour un mort qui marche, et probablement attend celle ou celui qui est ici son partenaire inconscient », disait Audeau.

« Ne redoute pas ton Gourdiau », disait Audeau, considère comme une chance que tu aies pu, à sept reprises déjà (nota : la dernière rencontre eut lieu peu après son décès, c’est lors de celle-ci que je le devinai, présent et témoin, attentif, dans ce paysage que Baudelaire aurait dit morne et désolé, mais aussi dans cette beauté douce et terrible de la mort, celle que j’éprouvais dans ces premiers jours suivant le décès de Jean Audeau). « Ne le redoute pas, sache seulement qu’un jour vous aurez traversé ensemble cette limite de ce que tu nommes paysage, et qu’alors ce sera un soulagement autant pour lui que cela le sera pour toi. »

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 22 avril 2015
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