la chambre double #6 | de l’invisible

retour sur quelques éléments autobiographiques tus jusqu’ici


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Man followed by invisible thing. #55

 J’étais passé prendre Audeau en milieu de matinée et il m’avait proposé que nous allions à Niort, ville tranquille. C’était un samedi et il y avait du monde. C’était avant la désolation de maintenant.

L’exercice qu’il me proposait était le suivant : suivre où qu’elle aille une personne déterminée. Et d’abord repérer dans la foule des rues piétonnes et des courses hebdomadaires cette personne que je suivrais.

Je me méfiais de ces propositions. Ces exercices ayant pour but de vous confronter à des situations imprévues, et de vous faire progresser en vous mettant face brutalement à un abîme d’incohérence, il était arrivé plusieurs fois que je découvre après coup qu’Audeau s’était fait aider de complices, y compris tel ou tel de ses élèves que je ne connaissais pas et qui, après avoir été joués eux-mêmes, devenaient les acteurs du même jeu.

Je restai un moment immobile, j’aurais même pu entrer dans un café, je regardai vaguement les vitrines. Il m’avait dit que l’inquiétude devait me guider, ou, plus précisément : « ce qui circule d’inquiétude avec ceux qui l’emportent ». Il m’avait dit aussi que l’exercice consistait à être aussi proche que possible de la personne suivie, mais que sans jamais elle me remarque. Que ce n’était pas difficile. Que les suiveurs affichent d’abord leur chasse ou leur traque elle-même, et que moi j’aurais à faire l’inverse : me fondre dans le monde vu, perçu, pressenti par la personne que je suivais. Qu’alors elle ne me remarquerait pas, ni personne. Que je me concentre donc plutôt sur l’inquiétude qu’elle emportait avec elle.

Au bout de quelques minutes, mais peut-être quelques dizaines de minutes, comment j’aurais su ? cela devenait plus palpable. Certains promènent un cône noir et sec qui est la forme de leur peur, restreinte et comprimée. Ils vont un chemin étroit : fermés à leur peur, ils se ferment aux autres et aux présents.

Mais l’inquiétude est palpable sur chacun, elle suit les autres comme un tremblement palpable. Elle est plus tourbillonnante, elle aspire ce qui est devant, s’intercale entre soi et le présent. C’est ce trouble-là que j’avais à suivre. Audeau m’avait dit : « Ne te sers pas de ton corps et encore moins de ta volonté, laisse seulement ta propre peur rejoindre celle de l’autre, elles s’assemblent. »

Un fou criait des choses incohérentes, avec des gestes brusques, mais ses yeux étaient opaques : la peur alors est un trait noir, qui l’enserre depuis le dos. Ce n’était pas non plus lui, le but de l’exercice.

J’ai commencé à marcher lentement, sans direction – la foule était suffisamment aérée, suffisamment dense, chacun marchait apparemment sans but : les marchandises et vitrines qui avaient organisé cette partie de la ville, longtemps qu’elles ne nous intéressent plus.

Alors j’ai bien senti comment mon inquiétude, se mêlant à ce trouble perçu de l’air derrière qui je suivais, se faisait pour moi plus perceptible. Devenait perceptible. De la personne que je suivais, je ne me mêlais ni de son trajet, ni de ses tracas et occupations. C’était une forme presque remplaçable. À certain moment, je perçus qu’elle utilisait un téléphone portable, et que sa part d’inquiétude devint plus tremblante, plus opaque, c’était pourtant, à ce que j’en pus juger, une conversation banale.

Audeau m’avait dit que l’exercice avait besoin de la durée, de l’épreuve, de cette apparente insignifiance de l’exercice, mais prolongée. Alors je m’en rendis compte peu à peu : à se faire conscient de la peur, et en utilisant celle des autres pour se révéler à soi-même la sienne, on découvrait cette autre part du grand dehors – dans la peur une présence. Ni opaque, ni vide, seulement présente. Dans l’inquiétude de l’autre, et dans la mienne, un élément que ni l’autre ni moi-même ne contrôlions, et qui était là, suivait chacun, mais ceux qui avaient peur de plus près que les autres.

Que je relâche ma traque discrète (jamais la personne que j’ai suivie toute une part de ce matin-là n’a remarqué ma présence), et cette part étrangère de la peur ne m’était plus perceptible, ni pour l’autre, ni pour moi-même. Que je fonde à nouveau mon inquiétude à qui me précédait, et j’en percevais la menace muette, la surveillance présente. Oui, les tragédies, l’accident, le destin, la maladie aussi étaient ce dehors invisible de l’inquiétude, mais que la diffraction de deux inquiétudes mêlées rendait concrètement palpable, quoiqu’invisible.

Alors le temps s’était mis à fuir. Alors, approchant cette part invisible et irréductible à la toucher des mains, c’est moi qui m’étais mis à trembler. Cela donc qui en permanence vous suit, vous pouvez entamer avec (pas de pronom, il faudrait le neutre, on n’en dispose pas en langue française) un dialogue, une résistance, voire même le tromper par des biais obliques ?

Bien plus tard voilà, j’étais dans une partie de la ville que je ne connaissais pas. Mon propre itinéraire pour en arriver là, je n’en étais absolument pas conscient. J’étais perdu, littéralement perdu (mais c’est relatif, dans une ville moyenne de province). La personne que je suivais était montée dans une voiture et partie, avec son inquiétude s’était dissipée la présence de la mienne. Je remarquai des bâtiments aux entrées et balcons régulièrement disposés, de ces résidences comme toute ville les a multipliées, avec cinq étages et devant dans le carré ouvert formé par trois des bâtiments un parking autour d’une pelouse mitée et quelques buis.

Pourtant Audeau était déjà là, assis sur un banc, comme s’il m’attendait depuis longtemps : « Souviens-toi de cet exercice », me dit-il.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 25 avril 2015
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