la chambre double #7 | porte refermée

retour sur quelques éléments autobiographiques tus jusqu’ici


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Horrible boarding house — closed door never opened. #145

Audeau m’avait fait quitter l’autoroute, puis, une fois revenu à la ZUP Sud de la ville, avant les zones de supermarchés, prendre une route de desserte qui rejoignait, à deux kilomètres, l’aire de service de l’autoroute, à laquelle le personnel accédait par un portail de l’autre côté d’un parking qui leur était réservé, avec passage piéton et portail plus large fermé à clé et équipé de caméras pour les livraisons, choses d’ailleurs auxquelles je ne prêtai que peu d’attention, mais je suis familier de ces endroits et je note quasi automatiquement ces détails. La route continuait, mais herbeuse et peu entretenue, il me fit signe d’aller.

Six ou huit cents mètres plus loin, on bifurquait de nouveau. Le bâtiment semblait abandonné depuis longtemps, avec sa balustrade courant au long des chambres au premier étage, une cafétéria aux vitres éclatées, une sorte de kiosque aussi sur l’aire bitumée devant l’ancienne porte encore marquée « accueil ».

On s’est garé là, il n’y avait plus de grillage même si le portail tenait encore debout, et à voir les tags sur le ciment, et le verre éclaté des canettes de bière, on n’était pas ici les premiers visiteurs. De l’autre côté du bâtiment, la route qui rejoignait l’aire de service, où on voyait l’enseigne Total clignoter dans le plein jour (un jour gris, non pas brumeux, mais cette lumière un peu terne des jours couverts) et les publicités en néon rouge du « Café Route L’Arche », avait été condamnée par trois grosses pierres posées au milieu.

Que j’aie toujours eu goût pour les ruines urbaines, Audeau le savait, mais je ne comprenais pas bien ce que ça avait à voir avec notre relation et pourquoi il m’avait amené ici.

Nous marchions sur les débris de verre, traversions un genre de hall. Si la façade avant du bâtiment fonctionnait comme un motel ordinaire, et visiblement déserté, portes bâillantes, pièces sans mobilier, lavabos sans miroir, l’aile perpendiculaire, plus courte, qui partait du hall d’accueil semblait mieux préservée.

On a monté un escalier parmi les gravats : je me souviens avec précision d’une photographie encadrée, couleur et grand format, qui montrait le bâtiment peu après sa construction, avec l’équipe du personnel (je supposai) debout et souriant devant la porte, et on fond une famille chargeant des valises dans son break.

Au premier, encore un couloir. Les pièces étaient vides, des portes manquaient ou restaient ouvertes. À l’intérieur, plus de mobilier. Parfois un placard ayant gardé ses étagères ou même un cintre, un lavabo avec encore le miroir. Mais cela semblait avoir été démonté plutôt que vandalisé. Le silence impressionnait.

Puis une porte fermée. « Entre », me dit Audeau.

La porte s’ouvrit en résistant d’abord, puis en frottant sur le sol de linoléum. Il faisait très sombre dedans, à peine un peu de lumière qui passait de la fenêtre au store baissé, mais, alors que nous étions arrivés par temps juste nuageux et couvert, jour gris et légèrement venteux qui n’avait rien d’exceptionnel dans notre région, une lumière qui paraissait acier, ou comme émise, de l’autre côté du store, par un dispositif électrique réfléchissant.

Ceci je le reconstitue à distance. Le couloir, à cause des portes ouvertes des chambres et des fenêtres sans vitres, était très correctement éclairé, et quand je suis entré dans la pièce j’ai seulement dû mettre un instant à accommoder, et la lumière elle-même avait dû probablement mobiliser, mais brièvement, une attention surprise ou inquiète.

Et puis je les vis. Ils étaient accroupis, ou allongés. Ils manquaient de place. Ils étaient serrés, et presque les uns sur les autres, avec des bagages et des tissus. Au fond, une silhouette d’homme debout contre le mur, mais lui seul était debout. Il y avait aussi des personnes âgées et des enfants. Devant moi, à deux ou trois rangées, trois femmes, très près les unes des autres, me regardaient fixement. Je n’aurais pu avancer, ils étaient trop.

Cela dura. Je ne parlai pas, ils ne m’adressèrent pas la parole. C’était juste échanger les regards. Des enfants semblaient dormir, d’autres se retournèrent vers moi mais il n’y eut pas d’autre demande. Quand je cessai d’appuyer sur la porte, elle se referma – on aurait dit d’une pression d’un corps ou plusieurs, de l’autre côté, pour qu’elle se fermer. J’étais dans le couloir, j’essayai à nouveau d’ouvrir, mais je ne pus y parvenir.

Audeau n’était plus là, il m’attendait simplement dans la voiture. Quand je démarrai, je remarquai l’heure : on se serait arrêté 1 h 30 ? Cela aussi me semblait impossible.

« Les migrants, dit Audeau. Ce que nous apprennent les migrants. »

Et il n’en parla plus, et avec ce décalage des heures on ne devait plus perdre de temps pour que je le mette au train à Poitiers, à 70 kilomètres de là.

J’y retournai non pas le lendemain, mais le surlendemain, quittai l’autoroute au péage, passai le rond-point puis pris la petite route de desserte, celle qui rejoignait l’aire avec l’entrée de service, derrière la station Total et la cafétéria L’Arche (« Café Route »). Je me garai à quelques dizaines de mètres de l’ancien motel. J’avais pris mon appareil photo. Cette qualité particulière du silence, quand j’arrêtai le moteur de la voiture, puis de ce léger froid et la dureté de ce fond de vent dans les arbres lorsque j’en descendis et refermai la porte, me frappèrent de nouveau.

Rien n’avait changé non plus à la route qui reliait autrefois le motel à l’aire autoroutière, avec ses trois pierres déposées en travers.

J’entrai dans le hall, retrouvai les mêmes graffitis que l’avant-veille, et traversai vers l’escalier : il n’y avait pas d’escalier, pas de travée perpendiculaire. Les chambres du motel, au rez-de-chaussée et à l’étage, donnaient toutes sur le parking par lequel j’étais arrivé. Par la fenêtre sans vitre, je constatai que la forêt et les ronces arrivaient presque, maintenant, au mur du bâtiment. On entendait nettement, à quelques dizaines de mètres, le grondement filant de l’autoroute.

Je ne revis pas Audeau avant plusieurs mois. À notre rendez-vous suivant, c’était la première chose que je souhaitai lui demander. Il m’interrompit avant même que je parle :

« Tu y es retourné ? On y retourne toujours. »

Et c’est tout ce que je pus en tirer.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 avril 2015
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