Sonia H Davis | De la vie privée de H. P. Lovecraft

un document essentiel : souvenirs de la vie avec H.P. Lovecraft par son épouse – màj n°11


 si vous avez déjà visité cette page, rendez-vous directement au dernier ajout ;

 ce document essentiel est bien connu maintenant des lovecraftiens : édité et commenté pour la 1ère fois dans son intégralité en 1985, réimpression en 1987 et 1992, il est sous © Necronomicon Press, ici il s’agit seulement d’une pré-version française pour le web, achat de droits en cours pour publication ;

 l’établissement et l’annotation du texte sont dus une fois de plus à S.T. Joshi, le contributeur essentiel à ce que nous savons de H.P. Lovecraft depuis plus de 20 ans ;

 Sonia H Davis n’appendra qu’en 1947 le décès de son ancien mari, qui, 10 ans après sa mort, accède enfin à la reconnaissance ; elle publie en 1948 ce recueil de souvenirs, contribution essentielle à notre connaissance de Lovecraft, notamment en raison de la disparition de ses lettres à Sonia ; la version dactylographiée de ce recueil est confiée à August Derleth, ST Joshi se basant sur la version conservée à la John Hay Library, augmentée de corrections manuscrites ;

 ce texte a bien sûr contribué fortement à l’établissement de l’image de Lovecraft, il n’en reste pas moins basé sur une période très restreinte de vie commune (1922-1926) et l’arrêt de toute relation à partir de 1928 après une fin de mariage plus que compliquée – il nous faut réapprendre aujourd’hui un Lovecraft plus complexe et avec un nombre considérable d’autres facettes que le point de vue de Sonia, pourtant pièce décisive du puzzle ;

 en amont d’une éventuelle publication, je propose ici mon propre déchiffrage de ce texte, larges extraits mais notes non incluses ici.

 

Sonia H Davis | De la vie privée de H. P. Lovecraft


Howard Phillips Lovecraft vit le jour le 20 août 1890 à Providence, Rhode Island. Son père, Winfield Scott Lovecraft, avait été autrefois représentant de commerce pour la Gorham Company, Silversmiths. Susie Phillips, sa mère, était la fille de Whipple Phillips, né et élevé à Rhode Island. M Phillips disposait de nombreuses propriétés à et autour de Providence, et était à cette époque très prospère.

Après Susie, la deuxième fille, vint un fils qui mourut en bas âge, ne laissant pas d’héritier mâle à la famille Phillips et son nom. Des trois filles, la plus âgée, Lilian, se maria à un Dr Franklin Clark, qui décéda alors qu’Howard était encore jeune garçon [Note STJ : le Dr Clark mourut le 26 avril 1915]. La plus jeune, Annie, se maria à M Gamwell, autrefois éditeur et propriétaire de la Cambridge Tribune.

Howard m’expliqua une fois que par les Phillips il descendait d’une ancienne lignée de gentlemen de haute éducation et culture, parmi lesquels on trouvait des juges, des prêtres, des bienfaiteurs publics et des professeurs. Un de ces ancêtres combattit dans la Guerre révolutionnaire en tant qu’officier de marine, et un autre figurait parmi les signataires de Déclaration d’indépendance. Cet officier naval, dont il était un descendant direct, était Abraham Whipple, dont le portrait ressemble exactement à ce qu’aurait pu être Howard en 1775. Howard me montra une fois un récit de son ancêtre dans un de ses livres, dont je ne peux pas me rappeler le titre. J’ai essayé d’en retrouver la trace dans la bibliothèque de la Ve Avenue. La seule trace que j’ai pu trouver c’est dans le premier volume du Dictionnaire des biographies américaines. « Abraham Whipple, officier naval révolutionnaire, est né à Providence, Rhode Island, le 16 septembre 1733 », etc. Le grand-père de Howard descendait de cet ancêtre et son nom de baptême venait de lui. La grand-mère de Howard était une cousine de M Phillips. Quand « Gramp » et « Gram » (comme Howard les appelait) moururent, tout ce qui restait de leur héritage fut confié au notaire de la famille. Son seul cousin, Phillips Gamwell, était décédé plusieurs années avant ma rencontre avec Howard [Note STJ : Il mourut le 31 décembre 1916].

La maison originelle des Phillips à Providence était un grand bâtiment de deux étages, au coeur de ce qui avait été la très prisée Angell Street. Quand ils durent la revendre, elle fut transformée pour devenir un établissement médical. Quand la diminution rapide de leurs revenus exigea qu’ils vendent cette maison de quinze pièces, avec plusieurs domestiques, ils déménagèrent au 598 d’Angell Street.

Howard m’a dit autrefois que malgré son jeune âge à l’époque il regrettait toujours la vente de cette maison, et que pendant de nombreux mois il s’y rendait chaque jour et s’asseyait sur les marches du perron. C’était elle SA maison !

Durant mes voyages à Providence avant notre mariage, Mme Gamwell et Howard m’emmenèrent voir cette vieille maison familiale, avec ses belles et vastes pelouses, ses grandes dépendances plus écurie (c’était avant sa réfection en bâtiment moderne), et ses trois façades de ce qui est devenu maintenant une rue aux maisons contiguës. Avec une grande expression de regret et beaucoup de fierté, Mme Gamwell me montra l’anneau pour attacher les chevaux sur le trottoir, et posa amoureusement sa main sur lui. C’était le soir et il ne m’était plus possible de la voir distinctement, mais quand elle détourna la tête, je pense que c’était pour cacher les larmes qui lui montaient aux yeux.

Howard m’a souvent raconté comment, chaque Noël, on appelait les domestiques au « parloir », et qu’ensemble eux et la famille entonnaient les chants de Noël, et qu’ensuite le grand-père Phillips leur donnait à chacun pour étrennes une enveloppe contenant un chèque généreux. « Comme j’étais heureux dans ces rassemblements familiaux ! » Il y avait la cuisinière, le jardinier qui était aussi le cocher, une servante et le garçon d’écurie. Le grand-père leur serrait les mains à tous et leur souhaitait le joyeux Noël. Mais tout ceci remontait à quand il était tout petit enfant. Quelle mémoire il avait !

Avec les années, Howard s’habitua à la petite maison de cinq pièces sur Angell Street. Ce fut sa maison jusqu’à son mariage ; et avec le temps il se prit à l’aimer. Quand il atteignit l’âge d’homme il en ressentit même une affection plus profonde, et il appelait le « 598 » sa « bienheureuse maison ».

Il me montra autrefois une pièce de broderie qu’à la fin du siècle dernier il était de bon ton de faire faire aux jeunes filles de la bonne société.

C’était la mode aussi à cette époque, pour les mères, de constituer des « trousseaux » pour leurs filles dès avant la naissance, et quand Mme Winfield Scott Lovecraft attendait son premier enfant, elle espérait que ce soit une fille ; et elle le conserva même après la naissance de son garçon. C’est ainsi que ce « trousseau » continua d’être progressivement constitué, pour être remis un jour à l’épouse d’Howard. À l’âge de trois ans, il avait une coiffure de boucles blondes dont toute petite fille aurait été fière. On garda ces boucles. Howard me montra la masse cisaillée. Il les avait conservées jusqu’à l’âge de six ans. Quand lui-même à force de protester obtint qu’elles soient coupées, sa mère l’emmena au coiffeur et pleura amèrement, tout le temps que les lames « cruelles » les séparaient de sa tête. Avec ses boucles blondes et son profond regard brun, les passants s’arrêtaient pour admirer ce bel enfant. Il me montra une photographie de lui-même à cet âge et me dit : « Et regarde comment me voilà maintenant... » Toutes ces photographies de petit garçon montrent un enfant ouvert et coquet. Il attribuait sa physionomie très singulière à deux incidents : le premier, quand il était un adolescent de quinze ou seize ans, faisant la course avec un camarade sur leurs bicyclettes, il était tombé et s’était cassé le nez ; l’autre, disait-il, tenait à toutes les nuits qu’il avait passées à regarder les étoiles dans son télescope, alors qu’il était passionné d’astronomie. J’acceptai les deux comme un témoignage de l’humour subtil de Howard.

Howard ressemblait beaucoup à sa mère. Toute la famille avait un menton massif et prognathe. Les femmes de la famille avaient le même menton proéminent, mais seulement de taille moindre. Et tous et toutes avaient cette lèvre supérieure extrêmement mince.

On ne mit pas Howard à l’école à l’âge ordinaire où on y envoie les enfants. Sa mère lui apprit à lire et à écrire, et quand il fut temps de l’envoyée à l’école privée il savait déjà tout ce qu’il y avait à apprendre. Comme il n’était pas de constitution et de santé très fortes, il s’empêchait de rejoindre les autres enfants dans leurs jeux. Ce fait à lui seul, plus qu’aucun autre – je crois – a été responsable de cet enfermement de l’enfant dans son monde. D’une intelligence précoce par rapport à son âge, et d’une nature extrêmement sensible et imaginative, sans camarades, il se tourna vers des livres bien qu’on lit d’ordinaire à un âge bien plus avancé.

Même à cette époque, me déclara-t-il, il se passionnait pour les histoires mystérieuses. Edgar Allan Poe le fascinait. Le meurtre dans la rue Morgue était son préféré (du moins à cette époque de son enfance). Son grand-père avait une bibliothèque de plus de deux mille ouvrages quand ils vivaient dans la grande maison d’Angell Street, mais après la mort de « Gramp », quand ils déménagèrent au 598, ils durent en vendre un grand nombre parce qu’ils n’avaient pas la place pour eux.

En raison de ses sévères problèmes nerveux, on dut le retirer de l’école, et on engagea un précepteur pour lui. Après plusieurs années, les syndromes nerveux s’étant résorbés, il revint à l’école. Mais à la fin du secondaire, l’université lui aurait été un supplice. Ses connaissances, je crois cependant, étaient bien plus approfondies que celles de la majorité des étudiants.

Il devint un lecteur avide de tout sujet théorique ou abstrait imaginable. Bien plus, ses connaissances étaient tellement supérieures à celles des autres étudiants, que ses lettres à nombre de journalistes amateurs avec lesquels il échangeait devenaient une véritable encyclopédie de la connaissance sur tous les sujets possibles. En fait, ces lettres ont encouragé bien des écrivains amateurs à s’engager sur le chemin de la littérature. L’une d’entre elles a été insérée dans un manuel pour la 7ème classe, de l’éditeur McMillan.

Quand il devint plus vieux, commença son intérêt passionné pour les très vieilles maisons. Il existait à Providence un jeune artiste dont les dessins de vieilles maisons paraissaient régulièrement dans le journal préféré de Howard. Je crois que c’était le Bulletin de Providence. Chaque fois qu’un de ces dessins était publié, il partait à la recherche de l’originale, et explorait le quartier où elle se situait. Ceci, ajouté à son goût pour les histoires mystérieuses, a constitué le noyau de son inspiration pour les récits d’horreur (weird tales) qu’il a composés. Ses derniers récits prouvent une maturité artistiques avec laquelle on ne peut comparer ce qu’il a écrit dans ses premières années. Son amour pour le bizarre et le mystérieux, je crois, est né de cette absolue solitude.

Il ne s’est jamais intéressé du tout aux chiens – « je les aime quand ils restent à leur place », disait-il – mais il aimait les chevaux ; tandis que les chats étaient « des gens » d’un intérêt particulier pour lui. Je crois qu’il aimait ses frères félins plus qu’il aimait l’humanité. En fait, je peux en témoigner sans exagération. Je crois que c’est un fait qu’il haïssait l’humanité en tant qu’idée. Il me dit une fois : « C’est plus important de savoir qui haïr, que savoir qui aimer ». Et qu’il valait mieux être mort que vivant, et que le mieux de tout était de ne pas être né. Il serait bon d’être resté dans cet heureux état de néant d’avant la naissance.

J’ai lu récemment l’hommage de W Paul Cook : In memoriam Howard Phillips Lovecraft. C’est un louable et intéressant éloge d’une personne vraiment méritante, mais, telle qu’elle se présente, avec nombre de fausses idées concernant la vie privée de Howard Phillips Lovecraft, que je souhaite corriger ; en particulier de fausses idées sur la période de 1921 à 1932, à propos desquelles ni M Cook ni personne ne sait rien. Il y a aussi de nombreuses fausses idées ou observations erronées du rapport de Lovecraft au Rhode Island, dans les écrits de Grand Hadley ; ainsi que dans une part de son histoire telle que reconstituée par Mme Clifford Eddy, dont j’ai souvent entendu Howard parler, mais que je n’ai jamais rencontrée.

Et parce qu’elles sont d’une nature très personnelle, c’est en présentant mes excuses à M Cook et à Mme Eddy que je rétablis ces faits, pour tous ceux qui se seraient fourvoyés sans mauvaise intention, écrivant sur mon propre rapport à Howard, sans connaissance directe sinon par la rumeur et la conjecture.

Des premiers incidents de sa vie, dont Howard lui-même m’a fait part, et qui ne sont pas d’une sorte qu’on répète aux autres, et d’autres incidents, je parlerai selon ma propre expérience, pour tout le temps que je fus son épouse.

C’est pour ces raisons et en fonction de ce projet que je donnerai pour titre à cet écrit la « véritable histoire de la vie privée de Howard Phillips Lovecraft », et les descriptions qu’on trouvera dans ses pages seront probablement différentes et bien plus fiables que celles des autres biographies.

À la page 14 de son excellent panégyrique,soit M Cook a pris sur lui-même d’écrire ce qu’il dit, ou alors il a été abusé par ses informateurs : « Quand Lovecraft vivait dans sa chambre de Clinton Street, à Brooklyn, son épouse subvenait abondamment à ses besoins ». Lorsque Howard et moi-même nous sommes mariés, je l’ai accueilli en tant que mon mari dans mon logement modeste mais confortable de Parkside Avenue, Brooklyn. Je pensais qu’il était un génie, et pour le dégager de toute responsabilité, je m’arrangeais seule de la dépense du ménage. Ses tantes, qui géraient l’héritage familial, lui envoyaient 5 dollars par semaine pour son argent de poche ; même si ce n’était pas vraiment nécessaire, et qu’Howard n’ait rien désiré, j’ai fait en sorte qu’il bénéficie de ce qu’il m’était possible de gagner.

Depuis plusieurs années, au moment de mon mariage, je disposais d’un haut salaire de cadre de direction dans un établissement de mode féminine réputé de la Ve Avenue. Mon salaire approchait les 10 000 dollars par an. Il me servait à payer toutes les dépenses, pas seulement à partir de notre mariage, mais j’essayais de lui fournir aise et confort même alors qu’il était encore à Providence, lui fournissant autant de timbres-postes qu’il lui fallait pour son volumineux courrier, pas seulement les lettres qu’il m’envoyait mais toute sa correspondance avec les autres membres du mouvement des journalistes amateurs. Et fréquemment, pour son anniversaire ou autres fêtes, je lui envoyais de l’argent avec l’excuse ou le subterfuge que, ne sachant pas quoi lui acheter, qu’il accepte cette « somme insignifiante » pour acquérir ce qu’il souhaitait le plus, et que mes compliments et meilleurs souhaits accompagnaient le cadeau, etc.

Une fois mariés, il me fut nécessaire d’accepter un emploi excessivement bien rémunéré, mais hors de New York, et je suggérais qu’il ait un de ses amis avec lui pour partager notre appartement, mais ses tantes pensaient que, revenant une fois toutes les trois ou quatre semaines pour les nécessités d’achat de mon employeur, il serait mieux de trouver un studio assez grand pour que je puisse stocker mes affaires, et où Howard pourrait installer sa bibliothèque et les meubles qu’il avait apportés de Providence. Il aimait énormément ces anciens objets de sa maison du Rhode Island. Comme il n’y avait pas assez de place pour mes meubles modernes et ses antiquités (nombre d’entre elles en mauvais état) auxquelles il s’accrochait avec une ténacité morbide, pour lui complaire je me séparais de mes meubles les plus précieux. Je les vendis pour une somme dérisoire, mais qui permit qu’il vive entouré autant que possible de l’atmosphère qui lui était familière. C’est ainsi que nous décidâmes de l’installation Clinton Street, à laquelle je subvenais au mieux de mes possibilités. Non seulement je lui envoyais un chèque chaque semaine, mais, chaque fois que je revenais en ville, je lui laissais assez d’argent pour qu’il n’ait pas à se priver sur la nourriture ou n’importe quoi d’autre qu’il eût besoin.

Quand je critiquai son manteau vieux de dix ans, il me rétorquait qu’il pouvait encore très bien le porter. Je lui répondais que le pauvre chiffonnier d’en bas de la rue en avait certainement besoin plus que lui ; nous nous rendîmes chez un tailleur à la mode, où je choisis pour lui un manteau qui était plus compatible avec les goûts d’un gentleman que l’ancien. J’insistai aussi pour qu’il se procure un nouveau costume, de meilleure apparence que celui qu’il portait. Et des gants, et une pochette d’apparence décente, parce ce que je n’aimais pas la pochette ancienne mode, très mince, qu’il dénouait pour donner le change. Et il sembla ne pas aimer du tout ce changement.

Il était précautionneux à l’extrême, et épargnait l’argent que je lui donnais. Le seul argent qu’il dépensa pour moi sur ce qu’il avait gagné fut celui qu’il reçut pour ce manuscrit perdu de Houdini, qu’il avait laissé par inadvertance en attendant à la gare le train qui l’emmènerait vers New York et moi-même la veille de notre mariage. C’est moi qui insistai pour ne dépenser que la moitié de cet argent pour l’alliance, sa propre générosité l’emporta et il insista que la future Mme Howard Phillips Lovecraft devait avoir la plus belle bague de mariage, incrustée de diamants tout le tour, même si cela épuisait tout ce qu’il avait gagné sur cette réécriture très bien rémunérée. Je l’appelai mon cher et généreux panier percé, mais il me rétorqua qu’il y en aurait de nombreuses autres à venir ; hélas, cela ne se produisit jamais sauf de minuscules chèques lorsqu’il publiait une histoire -– pas si souvent –- dans le magazine Weird Tales.

Je suis aussi désolée d’avoir à faire remarquer que ses tantes n’ont jamais affrété de camion qui ramène Howard à Providence pour l’y enfermer à double tour. S’il est revenu à Providence en tant qu’« être humain », c’est que j’avais fait spécialement le voyage retour à New York pour l’aider à emballer ses affaires et tout remettre en état avant de partir. Et c’est sur mon argent qu’on a payé son déménagement, son propre billet compris.

Si Howard y est redevenu « un être humain, et quel être humain », ce n’est pas parce qu’il s’était « forgé au feu », mais grâce à ma patience et mes soins amoureux.

Si à un moment donné il a manqué d’argent, je n’en suis pas informée ; tant qu’il a été mon mari, j’ai veillé à ce que son entretien soit assuré sur mes revenus. De ses propres revenus sur l’héritage ses tantes étaient supposées lui envoyer quinze dollars par semaine, mais du temps que je fournissais à tout elles ne lui envoyaient que cinq dollars et encore, pas si régulièrement.

Je lui avais dit que si elles souhaitaient ne plus rien lui envoyer, parce que ça les mettrait en difficulté, c’était un plaisir pour moi d’assurer sa subsistance, jusqu’à ce qu’il soit en état d’y fournir, et je lui redisais que j’avais confiance sur le fait qu’un jour il gagnerait plus que ce dont je bénéficiais. « Un jour, vous me rendrez tout avec intérêt, j’en suis sûre. » Et cela nous faisait bien rire.

Même s’il a dit autrefois qu’il aimait New York et que ce serait dorénavant sa « ville adoptive », je découvris bientôt qu’il la haïssait, et particulièrement ses « hordes étrangères ». Quand je protestai en disant que j’en faisais partie, il me disait que je « n’avais plus rien à faire avec ces bâtards de métis ». « Maintenant, vous êtes madame Lovecraft, du 598 Angell Street à Providence, Rhode Island.

M Cook ne fait pas mention du fait qu’Howard avait une épouse pendant son séjour Clinton Street, qui gagnait de l’argent et prenait grand soin de lui, mais peut-être que M Cook ne le sait pas, et que Howard était réticent à en parler aux autres. Mais Morton, Loveman, Belknap Long et sa mère savaient que j’aidais Howard par tous les moyens possibles, y compris en dactylographiant ce manuscrit perdu. Ce n’est pas « une sténographe publique » qui recopiait les notes manuscrites de Howard sur le manuscrit de Houdini. Il n’y a que moi seule qui fus capable de lire ces notes mi-effacées et entrecroisées. Je les lui lisais lentement, tandis que Howard les recopiait sur une machine à écrire empruntée, empruntée au bureau de l’hôtel de Philadelphie, et c’est ainsi que notre passâmes un jour et une nuit à dactylographier ce précieux manuscrit pour respecter les délais de l’imprimeur. Quand nous en eûmes fini de ce manuscrit, nous étions si fatigués et épuisés qu’il ne fût plus question de lune de miel ou quoi que ce soit d’autre. Mais je n’aurais pas laissé tomber Howard pour rien au monde. Le manuscrit fut publié à temps.

Les années qui précédèrent notre mariage, je faisais ce qu’il me plaisait de mes revenus et prenais mes propres décisions. Quand Howard entra dans ma vie, je m’effaçai entièrement et me reportai sur lui pour toutes questions et problèmes domestiques, sans même me préoccuper d’enlever ou réduire autant que possible quelques-uns de ses complexes. Même en ce qui concernait mon propre argent, non seulement je le consultais, mais j’essayais de faire en sorte qu’il se sente « le maître de maison ».

J’aurais voulu qu’il m’accompagne là où je devais aller pour gagner ma vie, mais il me dit qu’il haïssait l’idée de vivre dans une ville moyenne du Midwest, qu’il préférait rester à New York, au moins y avait-il quelques amis. (Il détestait se faire de nouveaux amis, mais il était loyal avec ceux qu’il avait.) C’est ainsi que fut prise la décision du studio Clinton Street, qu’au début il sembla aimer. Il admirait l’ancienneté et le pittoresque de cette partie de Brooklyn ; quand il découvrit la foule dans le métro, dans les rues, dans les parcs, il se mit à les haïr et souffrait de cette haine. Il se référait principalement aux peuples sémitiques. Il les appelait « Asiatiques aux yeux de fouine, à face de rats ». Et tous les immigrés en général, des « bâtards d’étrangers ».

C’était un soir alors que lui-même et –- je crois –- Morton, Sam Loveman et Rheinhart Kleiner dînaient dans un restaurant du côté de Columbia Heights, entra une bande d’hommes épais et chahuteurs. Il était si outré de leur comportement grossier que de cette rencontre il tira Horreur à Red Hook. Rien que cette histoire suffirait à illustrer sa haine grandissante pour New York – une haine qui servit de berceau à sa nostalgie pour sa chère Providence.

Rien de ce qui concerne la mémoire du père ni de la mère de Lovecraft n’est dissimulé dans la plupart des livres sur lui ; alors pourquoi ne pas dire aussi la triste et importante vérité concernant l’attitude de Howard envers les Juifs, les Noirs, les Étrangers ?

Il haïssait tout ce qui était neuf et non familier ; que ce soit un appareil, une ville, un visage. Pourtant, une fois habitué à la nouveauté de quoi que ce soit, d’abord il l’acceptait avec réticence, ensuite il l’adoptait.

Je me souviens très bien du jour où je l’ai emmené chez un tailleur, comment il protestait à propos du manteau et du chapeau neufs que je l’avais persuadé d’accepter et de porter. Il se regardait dans la glace et protestait : « Mais, ma chérie, c’est beaucoup trop stylé pour Grand’Pa Theobald, ça ne me ressemble pas. On dirait un de ces dandies à la mode. » À quoi je répondais : « Tous les hommes qui s’habillent à la mode ne sont pas forcément des dandies. »

Je crois vraiment qu’il fut heureux que ce manteau et nouveau costume achetés ce jour-là lui furent volés plus tard. Mais il ne s’était pas débarrassé de son vieux costume et de son manteau. Heureusement, il put les remettre.

L’argent que je lui remettais, il le dépensait le plus souvent dans ses livres, ou pour moi ou ses amis – et pas les derniers de ceux-ci, plus son propre argent –- à être de cette fraternité du monde du journalisme amateur qui lui envoyait des lettres de douce escroquerie. Il leur envoyait cet argent de lui-même, et personne ne savait rien de cette générosité hors moi-même et le destinataire.

Il a recommandé à l’un d’entre eux d’éditer mon Arc-en-ciel, mais cet éditeur garda le manuscrit pendant un an, renouvelant ses prétextes à ne pas vouloir l’imprimer. L’éditeur me demanda comme faveur spéciale de lui envoyer la totalité du montant qui lui serait facturé pour le travail parce que, disait-il dans sa requête, sa femme était malade et qu’il avait besoin d’argent pour le médecin et les médicaments. J’envoyai la somme, mais L’Arc-en-ciel] dut finalement être publié à Brooklyn. Howard en avait tellement honte pour lui qu’il refusa que j’écrive pour réclamer le remboursement de mon argent.

Quand nous nous mariâmes, il était grand et mince, plutôt l’air d’un affamé. Je m’étais habituée à aimer cette silhouette d’apparence ascétique, mais Howard l’était quand même un peu trop à mon gré, et je pris l’habitude de cuisiner chaque soir un dîner équilibré, et de lui faire prendre un petit-déjeuner consistant (il raffolait du soufflé au fromage — pourtant un plat inhabituel au petit-déjeuner), et quand je partais je lui préparais quelques sandwiches, un morceau de gâteau et un fruit pour son déjeuner (il aimait les douceurs), et vérifiait qu’il se préparait du thé ou du café. Tout cela, bien sûr, tant que j’avais mon emploi d’acheteuse à New York. Il aimait tant le sucré qu’il buvait son thé au citron en remplissant la tasse de sucre. Il disait que la seule raison qu’il avait pour boire du thé, c’est qu’il aimait tant le sucre et le citron.

Parfois il me rejoignait après mon travail et nous dînions dans quelque restaurant confortable, puis allions à un spectacle, au cinéma, ou à l’opéra comique. Il n’avait aucun sens de l’heure. Combien fois j’ai dû l’attendre dans quelque hall d’immeuble ou à un coin de rue avec une température à moins dix, ou encore moins : je n’exagère pas. J’ai souvent dû l’attendre de trois quarts d’heure à une heure et demie. Il était toujours en retard à ses rendez-vous, que ce soit avec moi ou n’importe qui d’autre. Lorsque nous habitions Parkside Avenue, il devint plus corpulent et prit une apparence et une allure merveilleuses. Il était vraiment devenu cet « être humain plus intéressant » ! Je crois qu’avant de me connaître il mourait de faim à moitié, et s’est probablement laissé mourir de faim à nouveau lorsque nous fûmes définitivement séparés.

Avant que nous soyons mariés je les invitais, lui et ses tantes, à dîner avec nous deux [sic]. À Providence, le plus souvent c’était à l’hôtel Biltmore. J’aimais leur musique, l’éclairage d’ambiance, le service impeccable. Ses tantes et lui-même me trouvaient extravagante pour cela. Mais elles aimaient ces sorties, et lui aussi. Je les avais invités à me rejoindre à Boston mais ses tantes ne l’ont jamais accepté ; elles tolérèrent cependant qu’Howard me rejoignît, mais seul, à Boston. Il ne fut pas autorisé à découcher jusqu’à ce qu’il eût plus de trente ans.

Il avait trente-quatre ans quand nous nous mariâmes J’étais un peu plus âgée que lui (note STJ : Sonia avait, elle, quarante-et-un ans lors de son mariage), et l’employé de l’état civil ne voulut pas le croire quand il enregistra nos âges respectifs. Il pensait que j’étais la plus jeune et Howard l’aîné des deux. Quand j’avais l’occasion de voyages d’affaires en Nouvelle-Angleterre, Howard me rejoignait à Boston, je me consacrais mes journées à mon travail, pendant qu’il explorait les musées, les cimetières, les maisons anciennes et je ne sais quoi. Et nous nous rejoignions le soir, dînions au Copley Plaza ou dans un restaurant grec qu’il aimait particulièrement, parce que les fresques qui coloraient les murs relataient quelques scènes de la Grèce classique. Où nous avons mangé ailleurs n’a guère d’importance, mais chaque fois que je venais à Boston, nous dînions au moins une fois dans son restaurant grec préféré, et tout du long il me parlait de la Grèce et de la Rome antiques, tandis que je considérais comme un immense privilège de l’écouter ainsi après une dure journée de travail.

La principale raison pour laquelle je descendais au Copley Plaza où un autre hôtel de première classe, c’est que l’entreprise qui m’employait insistait qu’en voyage je fréquente des hôtels de première classe puisque notre société était une des premières de New York, et ne pouvait imaginer que ses représentants descendent dans moins qu’un hôtel première classe à la mode. Mais Howard prenait en général une chambre au Brunswick, avant de me rejoindre au Copley. Il me disait qu’il n’avait pas l’habitude de dîner dans de tels endroits depuis que leur fortune, à ses tantes et à lui, s’était évanouie ; que la bonne musique, jouée par un véritable orchestre, ou les serviteurs en redingote étaient pour lui des choses d’un passé enfui. Je lui répondais qu’il s’y habituerait bientôt de nouveau, et que ce n’était pas si difficile à apprendre et apprécier.

Moi-même, « Russe blanche » de l’ancien régime des Tzars, suis une grande amoureuse de musique. J’arrivai en Amérique à l’âge de 8 ans. Quand ma mère se retrouva veuve, elle m’emmena à Liverpool, en Angleterre, où je fus scolarisée pour la première fois, pendant deux ans. Ma mère vint aux USA en visite ; comptant revenir rapidement, elle me laissa avec ses deux frères et belles-soeurs, mais une fois arrivée à New York on la persuada de rester. Elle y rencontra un homme prospère et se maria.

Quand j’eus terminé ma deuxième année d’école, ma mère me fit venir. Par son mariage, en 1891, elle devenait automatiquement citoyenne américaine. Mais une fois que j’eus grandi et eus fini mes études, et complété par des cours du soir à l’université Columbia, quand je dus partir en Europe pour ma première entreprise (en 1921), je découvris que depuis la Première Guerre mondiale je devais disposer par moi-même de papiers américains ; je m’étais mariée en 1899, mais je ne pus retrouver nulle part trace du dossier de naturalisation de M Greene, et je dus repousser mon voyage en Europe jusqu’à avoir obtenu la nationalité américaine pour mon propre compte. Plus tard il me fut possible cependant de me rendre en Europe sans avoir à risquer d’être bloquée au retour par les quotas.

Mon amour pour la musique s’augmenta et se cultiva par les propres dispositions de M Greene pour cet art. j’avais seize ans et lui vingt-six quand nous nous mariâmes. Il était russe lui aussi, arrivé en Amérique à dix-sept ans, établi à Boston il devint l’ami d’un M John Greene, lequel se revendiquait d’être un descendant de l’historique Nathanaël Greene, et qui lui persuada de changer son nom pour celui qui lui avait été légué par le dernier John, devenant ainsi plus ou moins le fils adoptif de cette famille historique. Nous eûmes ensemble une fille, qui a été depuis lors la correspondante en France de journaux américains. M Greene est décédé en 1916. Après plusieurs années de veuvage, j’épousai H P Lovecraft.

Après avoir soupé au Plaza ou ailleurs, Howard me promenait dans ces petites rues étroites du vieux Boston et ses lieux historiques. Parfois sur notre chemin nous trouvions un étal de poissonnerie. Nous avions la même répulsion chacun pour l’odeur de poisson. Il haïssait le poisson quelle qu’en soit l’espèce, alors qu’il m’est possible de manger du poisson si je n’ai pas à en supporter l’odeur cru ou à le cuisiner. Mais cru ou cuisiné, Howard ne le supportait pas et n’en aurait pas mangé.

Il me montrait avec grande fierté les lieux historiques les plus anciens. Il m’avait aussi montré avec grande fierté la plaque de bronze avec le nom de Francis Smith, l’auteur de My country, ‘Tis of thee, et avec une fierté plus grande encore il me dit que c’était le grand-père de notre cher « Mortonius ». Et comme je connaissais le bon vieux James Junior bien des années avant de rencontrer Howard, j’eus un vrai frisson à découvrir qu’il était le petit-fils d’un homme aussi célèbre.

Dans son À la mémoire de HP Lovecraft, M Cook fait dire à Howard : « Je me retiens encore de revenir vers les miens, tant cela me semblerait ramper ignoblement en arrière dans la défaite » [6]. C’est seulement une partie de la vérité. Il voulait plus que tout au monde revenir à Providence, mais il voulait aussi que je l’y accompagne, ce qui ne m’était pas possible de faire tant que je n’avais pas une situation qui me le permette ; j’entends : qui convienne à mes capacités, et à mes besoins. Et tant qu’il se refusait à repartir sans moi, il resta Clinton Street, d’où surgit ce cri d’un coeur souffrant.

Je crois qu’il m’aimait autant que son tempérament lui permettait d’aimer. Il n’a jamais utilisé le mot amour. Il disait plutôt : « Ma chérie, tu ne sais pas combien je t’apprécie. » J’ai tout fait pour le comprendre, et lui étais reconnaissante de toute miette venue de ses lèvres qui s’accordait à mes sentiments.

Plus que quiconque à l’époque j’ai perçu et senti quel grand génie, pourtant encore en sommeil, existait en Howard. Pourtant, lorsque je le pressais d’entrer dans le monde professionnel de l’écriture, il me répondait : « J’écris seulement pour mon plaisir ; et si quelques amis aiment mes épanchements, c’est déjà assez de récompense. » Et pendant ce temps, il passait l’essentiel de son temps à réviser et corriger l’atroce prose de gens qui le payaient une misère, et qui, en tant qu’auteurs, sont devenus connus et tout aussi prospères. Et l’un en particulier, dont il ne serait pas moral de prononcer le nom, qui devint un conférencier public sur un tas de sujets scientifiques dont il savait à peine les rudiments [7]. Quand il voulait citer la Bible ou n’importe quelle autre source, il l’indiquait par un mot ou deux, sans rien savoir de ce qu’il voulait vraiment, et Howard fournissait les informations souhaitées. À Los Angeles j’ai assisté à des conférences de ce monsieur sur la psychologie, devant un très large auditoire principalement composé de femmes, cherchant du réconfort pour les causes perdues, les frustrations amoureuses, la perte de fortune, et des consolations matérielles pour les maladies spirituelles, mentales et physiques ou les déceptions de la vie.

Cet homme a écrit un livre de soi-disant poèmes [8], que la naïveté du contenu rendait si ridicule que j’engageai vertement Howard à ne plus perdre ses forces et son esprit avec ça. Mais il en prenait l’idée générale et récrivait ces atrocités de telle façon que l’auteur n’y reconnaissait rien mais lui en était reconnaissant et le payait aussi peu qu’il l’osait [9].

Il avait plusieurs clients comme celui-ci, encore que pour la plupart il travaillait pour rien. Et il se plaignait lui-même de la stupidité de la plupart de ces manuscrits qu’il devait reprendre.

S’il avait mis moins d’honneur à ne pas vouloir écrire pour l’argent, il ne se serait pas condamné à mourir de faim.

Ayant reconnu ce génie dans Howard, je pris à coeur de l’amener à la surface.

Nous discutions de notre mariage à venir dans le plus grand sérieux. Je l’avais rencontré la première fois à la convention de Boston, où se tenait le congrès des journalistes amateurs de 1921. J’admirai sa personnalité, mais tout d’abord, franchement, pas sa personne.

Comme il essayait sans cesse de trouver de nouvelles recrues pour le journalisme amateur, il proposa de m’envoyer des échantillons de littérature amateur, pas seulement de sa propre plume, mais d’auteurs dont il pensait que l’univers conviendrait à mes goûts de lecture, des textes bien différents de ceux publiés dans les journaux de l’association.

Dès ce moment nous commençâmes une correspondance soutenue, et je me sentis particulièrement flattée quand il me dit, dans certaines de ses lettres, que les miennes témoignaient d’une fraîcheur pas indemne d’immaturité, mais plutôt rafraîchissante par l’originalité et le courage de mes convictions quand je n’étais pas d’accord.

Et c’est souvent que je n’étais pas d’accord, non pour être désagréable, mais parce que je voulais plutôt, si possible, éradiquer ou au moins affaiblir certaines de ses idées les plus fixes.

James F Morton Jr était mon ami depuis bien des années. C’est lui qui m’avait introduit dans le milieu du journalisme amateur, quand il avait besoin de réunir ses amis du Blue Pencil dans mon appartement [10]. De nombreux amis de Morton participèrent à ces réunions. Pendant tous ces mois de dense correspondance, Howard mentionnait régulièrement les nom de plusieurs de ses amis journalistes amateurs, la plupart desquels il ne connaissait que par lettre. L’un en particulier, beaucoup plus que d’autres, était Samuel Loveman, de Cleveland, Ohio, que Howard appelait Samuelus. Howard n’avait jamais rencontré Loveman, mais il souhaitait que Loveman et moi-même commencions à correspondre. (Il latinisait le nom de ses amis et correspondants, comme Mortonius, Kleinerius, Mocrates, Galpinius, Belknapius, etc.).

Je n’acceptai pas immédiatement, mais le prévins qu’un de mes voyages professionnels m’amènerait tôt ou tard à Cleveland et qu’alors je le rencontrerais et lui transmettrais les amitiés de Howard.

Lorsque je me rendis à Cleveland pour la première fois, je découvris que Loveman répondait effectivement à tout ce que Howard en disait de bien. De fait, Howard devait avoir grand respect pour lui, puisqu’il en avait fait un des personnages d’une de ses histoires, La déposition de Randolph Carter, lequel est empli de louanges subtiles et même, je dirais, d’admiration pour lui.

Après ma journée de travail, Loveman me fit la surprise de rassembler presque tous les « amateurs » disponibles dans un des salons de réception du Statler Hotel, tout récemment ouvert à l’époque. Nous passâmes une soirée vraiment agréable, à la fin de laquelle nous signâmes tous ensemble une carte postale avec une vue de Cleveland pour l’envoyer à Howard.

Quand je lui écrivais un peu plus tard, je déplorais le fait qu’il n’ait pu être avec nous ; que sa présence aurait rendu mon bonheur complet ce soir-là, etc.

En réponse, je trouvais chez moi une lettre chaleureuse et encourageante, venant de lui, mais où même cette chaleur était abondamment mêlée de réserves.

À partir de ce moment-là, j’eus deux correspondants : Howard et Loveman. Comme ils ne s’étaient jamais rencontrés en personne, je les invitai à venir tous deux passer Noël et le Nouvel An à New York. Je leur laissai mon appartement, tandis qu’une aimable voisine me laissait dormir dans un coin de son appartement. Le soir, nous serions ensemble, nous irions dîner et voir des spectacles.

J’étais moi-même si impressionnée d’une telle audace de ma part – est-ce que c’était aplomb ou courage –, avoir invité deux hommes à mes frais pour être mes hôtes du soir aussi bien que mes invités à la maison. N’avoir jamais fait cela auparavant me paraissait plutôt excitant, mais je préférais ne pas me laisser emballer. J’avais pour cela une excellente raison dont je parlerai plus tard dans ce récit [11]. Nous nous rendîmes dans un restaurant italien réputé, et plus tard au nouvel opéra comique, La Chauve-Souris, dont un des airs, Le mardi des soldats de plomb, est devenu plus tard si populaire.

C’est la toute première fois que Howard se rendait dans un restaurant italien. Et la toute première fois qu’il dégustait un Minestrone, une merveilleuse soupe aux légumes italienne servie avec du formage de Parmesan. C’est aussi la première fois, nous dit-il, qu’il mangeait des spaghettis avec de la viande et de la sauce tomate, généreusement agrémenté de fromage de Parmesan. Mais il refusa de boire même une goutte de vin. Il dit qu’il n’avait jamais aimé l’alcool ni la bière, et qu’il ne souhaitait pas commencer maintenant. Nous nous permîmes alors quelques plaisanteries auxquelles il se joignit. Il était toujours prêt à plaisanter sur lui-même, et ne se formalisait pas d’être la cible de l’humour des autres.

Parmi tous les autres plats de choix qu’on trouve dans un restaurant italien, le tiramisu [12], une sorte de crème anglaise glacée, avait aussi les faveurs de Howard. Il était complètement fou des crèmes glacées, un véritable « plat de résistance » à ses yeux. Loveman et moi-même essayions de toutes choses dans crainte ni discrimination, nous étions comme Mathusalem qui « mange ce qu’il trouve dans son assiette » et nous aimions beaucoup, y compris les vins.

Pendant le séjour de mes invités, à plusieurs reprises j’invitai quelques-uns de leurs amis journalistes amateurs, les samedis soirs ou dimanches. Ces conclaves ont été les plus délicieux que j’eus imaginés. Parmi les « amateurs » il y avait Morton, Belknap, Kleiner, Pearl K Merritt qui plus tard épousa Morton, les Dench et plusieurs autres jeunes hommes ou femmes dont j’ai oublié le nom. Nous avons tous pleinement vécu ces réunions.

Loveman dut bientôt repartir à Cleveland et Howard resta seul. La voisine qui me prêtait si généreusement un coin où dormir avait un magnifique chat persan qui l’accompagnait dans mon appartement. Sitôt que Howard le vit, il se prit à l’aimer. Il semblait avoir un langage que ses frères félins comprenaient, parce qu’il se lova sur ses genoux et se mit à ronronner de contentement.

Mi-sérieux, mi-moquerie, je lui lançai : « Quelle réserve de parfaite affection vous avez pour un simple chat, alors qu’une femme l’apprécierait tellement ! » Sa réponse vint aussitôt : « Comment une femme pourrait aimer un visage comme le mien ? » Je lui répliquai : « Une mère le peut, et d’autres qui ne sont pas mères n’ont pas dû l’essayer véritablement... » Nous en rîmes, tandis qu’il continuait de caresser ce chat, qui s’appelait Felis.

Sans être capable d’écrire de la fiction moi-même, il me semblait percevoir le talent et l’habileté de Howard. Je pensais que ce serait merveilleux, si c’était possible, de le rendre mieux conscient de ses points les plus sensibles ; et pour cela, si s’en présentait l’opportunité, de ne pas lui épargner de discrets compliments. Ce qui a pu être entrepris de mon côté comme l’expérience d’amener Howard à lui-même, était peut-être la meilleure route qui me conduirait à ma propre suggestibilité. Quoi qu’il en soit, j’étais reconnaissante aux Dieux cosmiques de m’y avoir conduite.

Howard se mit à penser que Loveman étant reparti, il serait bon qu’il reparte aussi. Mais franchement, chaque fois qu’il partait en équipées d’exploration avec les « Boys », je ne le voyais pas de plusieurs soirs et je réalisai combien il était poignant pour moi d’en être séparé. C’est alors que je lui proposai, au lieu de repartir chez lui à Providence, d’installer « Providence » Parkside Avenue. Il ne pensait pas cela possible. « Essayons », insistai-je. Et chacun de nous rédigea une invitation pressante à chacune de ses tantes, et après un minimum de persuasion la plus jeune des deux tantes, Mme Annie Gamwell, fit le voyage. Il y avait largement de quoi dormir à trois dans mon appartement, puisque je m’y étais réinstallée, et ne m’en allai plus dormir « à côté ». Mme Gamwell nous accompagnait dans toutes nos sorties et je crois qu’elle y trouva un réel plaisir, puisqu’elle aussi avait autrefois un peu fréquenté l’univers du spectacle.

Mais après quelques semaines, elle insista sur le fait qu’ils devaient retourner à Providence. Avant de s’en aller, cependant, nous rencontrâmes la mère de Frank Belknap Long et elle-même et Mme Gamwell furent heureuses de faire connaissance et devinrent vite amies. Mme Gamwell rencontra la plupart des « amateurs » du Blue Pencil Club, qui représentait l’Association des amateurs.

Quand Howard et sa tante furent repartis à Providence, je réalisai pour la première fois, et quand bien même je ne le croisais jamais à ces heures du matin, ne le voyant que le soir, combien il me manquait.

Après son retour chez lui, je n’eus pas honte à lui dire qu’il me manquait énormément. Qu’il reçoive cette confession de ma part a considérablement compté, je crois, pour établir notre relation sur un socle plus sérieux et peut-être plus dangereux.

Je savais très bien qu’il n’était pas dans son esprit de se marier, même si ses lettres indiquaient son désir de quitter sa patrie et venir s’établir à New York.

Nous réfléchissions et envisagions tous deux la possibilité de vivre ensemble. Quelques-uns de nos amis commençaient à se douter de notre liaison, et à ces demandes amicales j’admettais que c’était mon souci principal, que je prenais toute chose en considération et que s’il le souhaitait de mon côté je serais heureuse d’être sa femme. Mais rien de définitif n’avait été prononcé entre nous.

Après deux ans de correspondance quasi quotidienne – Howard m’écrivant tout ce qu’il faisait et partout où il allait, me citant le nom de ses amis et ses jugements sur eux, remplissant parfois 30, 40 et même 50 pages de son écriture minuscule – il décida de rompre avec Providence.

Tout au long de ces quatre ans d’échange épistolaire et des fréquents séjours d’affaire que je fis en Nouvelle-Angleterre, je ne manquai pas d’évoquer les circonstances adverses que nous aurions à subir, et de tous les problèmes que nous aurions à surmonter entre nous, et que si nous nous soucions plus l’un de l’autre que des problèmes qui surgiraient devant nous, il n’y avait pas de raison pour que ce mariage ne fût pas un succès. Il y souscrivit pleinement.

Ainsi, un jour mémorable de 1924, Howard arriva-t-il à New York comme dans sa nouvelle patrie. En dépit d’un état d’esprit, de son côté, laissant penser qu’un mariage civil suffirait, il insista sur le fait que nous soyons mariés par un prêtre chrétien et que le mariage se tienne à l’église Saint-Paul, « où George Washington et Lord Howe et tant d’autres grands hommes sont venus se recueillir et prier ».

Je le laissai faire à sa façon, comme je ferai plus tard, en bien des choses juste pour le satisfaire. En presque toute chose il était le « vainqueur » et moi la « vaincue ». Je ne voulais le contredire en rien qui puisse contribuer à éradiquer ses complexes.

On trouvera un compte rendu de notre mariage dans Le Brooklynien, le bulletin d’avril 1924 du Blue Pencil Club de Brooklyn, New York.

Avant qu’il quitte Providence pour New York, je lui enjoignis de préciser à ses tantes que c’était pour se marier, mais il me répondait qu’il préférait leur en faire la surprise. Dans toutes les formalités de préparation de la licence de mariage, pour l’achat de la bague et tous les autres détails liés au mariage, il semblait d’une telle jovialité. Il alla jusqu’à dire qu’il lui semblait se marier pour la neuvième fois, tant nous accomplissions tout cela de façon méthodique.

Alors qu’une fois nous visitions Magnolia, Massachusetts, nous marchions le long de la route qui menait à Gloucester. En chemin, il me récita tout un fragment de l’Empereur Jones, de la pièce d’Eugène O’Neill du même nom, dans un excellent dialecte nègre. Et lorsque nous habitions Brooklyn, dans mon premier appartement, lui-même et James F Morton jouèrent toute une scène de Richard III, au point qu’en les regardant on eût vraiment pu croire qu’il était un vrai acteur.

Sa voix était claire et résonante quand il lisait ou déclamait, mais dans la conversation courante devenait mince et aiguë, basculant dans le falsetto par instants, alors qu’en récitant ses poèmes favoris il maintenait sa voix dans l’ancrage d’une profonde résonance. Quant à sa voix lorsqu’il chantait, elle n’était pas en force mais particulièrement douce. Il ne se lançait jamais dans des chansons modernes, et se cantonnait toujours à ses airs favoris, ceux d’il y a cinquante ans ou plus.

Dans sa jeunesse, il avait appris à jouer du violon, mais en prenant conscience qu’il ne serait jamais un virtuose, affirmait-il, il avait préféré y renoncer entièrement (note ST Joshi : dans ses lettres, Lovecraft écrit qu’il dut renoncer au violon à cause de son état nerveux). Il s’était pris de passion pour l’astronomie, et avait tenu une chronique hebdomadaire dans un des journaux de Providence (Ndt : notamment le Providence Tribune puis le Providence Evening News), pour lesquels il préparait aussi les cartes du ciel à date de leur parution. Il avait deux carnets de notes, épais, grands et lourds, une vingtaine de kilos chacun, remplis d’extraits et calculs sur ces sujets.

Il prenait plaisir à dessiner des caricatures de lui-même tel qu’il serait quand il deviendrait vieux. C’était en général un vieil homme à gros ventre, longs cheveux et grande barbe, avec des lunettes ancienne mode sur le bout de son nez ; quelquefois ces lunettes étaient à leur place, d’autres fois relevées sur son front ; il prétendait alors, en écrivant, qu’il n’arrivait pas à les retrouver.

Une fois il m’envoya un dessin illustrant La maison maudite, bien avant qu’il écrive l’histoire. Une autre fois, il utilisa sa connaissance des techniques du violon dans son histoire intitulée La musique d’Erich Zann.

Lors de notre séjour à Magnolia, cette magnifique et exclusive propriété pour séjour d’été sur la côte nord du Massachusetts, nous marchions souvent jusqu’à Gloucester, qui était distante d’environ six kilomètres. En route, nous longions une très belle esplanade. Un soir, alors que nous marchions le long de cette esplanade, le pleine lune se réfléchissant dans les eaux, et le sommet rond des piliers submergés par la marée faisaient de la corde qui les reliait comme une gigantesque toile d’araignée, et donnait à une imagination un peu vive l’idée toute prête d’un solide conte d’horreur. « Oh, Howard, je m’exclamai, vous auriez là tous les éléments d’une histoire vraiment étrange et mystérieuse. » Et il me dit : « Eh bien pourquoi pas, écrivez-la... – Oh non, je ne saurais lui rendre justice, je répondis.... – Essayez ! Dites-moi quelles scènes vous viennent à l’imagination... » Et tout en marchant, nous approchâmes du rebord de la falaise. Alors je lui décrivis comment j’interprétai le décor et les bruits. Il m’encouragea avec un tel enthousiasme et une telle sincérité que je le surpris et le choquai en l’embrassant. Il en fut si troublé qu’il rougit puis blêmit. Je l’en taquinai, et il m’avoua alors que personne ne l’avait jamais embrassé depuis qu’il avait été un tout petit enfant, que jamais sa mère ni ses tantes ne l’avaient embrassé, ni aucune femme depuis qu’il avait atteint l’âge adulte et que personne probablement ne l’embrasserait jamais. (Mais je lui prouvai le contraire.) (Il avait une peau très lisse et douce, sauf quelques poils plus durs dans la barbe, qui le gênaient et l’ennuyaient, et il avait recours à l’épilation pour s’en débarrasser.) Enfin maintenant savais-je au moins qu’il aimait sa mère et ses tantes de façon positive mais n’était guère démonstratif dans son affection.

Après nos vacances à Magnolia, chacun repartit dans son domicile respectif. Mais notre correspondance, en se faisant plus intime, fut ce qui mena à notre mariage. Juste après être mariés, il me dit que, quelle que soit la société que nous aurions à recevoir, il aimerait qu’elle soit « aryenne » dans sa majorité.

S’il ne pouvait plus tolérer Brooklyn, je lui suggérai moi-même qu’il pourrait retourner à Providence. Il me répondit : « Si nous pouvons tous deux revenir vivre dans Providence, cette sainte ville où je suis né et ai mes ancêtres, je suis sûr que je vivrais heureux. » Je confirmai : « Je n’aimerais rien mieux que de vivre à Providence si je peux y faire mon travail, mais je crains que Providence n’ait pas de niche particulière où je puisse m’employer. » J’y reviendrai bientôt.

Howard vivait à cette époque Barnes Street, dans un grand studio dont il partageait la cuisine avec deux autres occupants. Sa tante Lilian, Mme Clark, avait une chambre dans la même maison tandis que Mme Gamwell, la plus jeune tante, vivait ailleurs. Nous eûmes alors un rendez-vous avec elles deux. Je suggérai que je pourrais prendre un appartement plus grand, m’assurer d’une femme de ménage sérieuse, que je me chargerais de toutes les dépenses et qu’elles, les deux tantes, pourraient vivre avec nous sans rien dépenser, ou du moins que pour une dépense minime elles vivraient mieux. Howard et moi discutions à ce moment du loyer d’un tel logement, avec en sus une option d’achat si nous nous y trouvions bien. Howard en utiliserait une partie pour son bureau et sa bibliothèque, et j’utiliserais l’autre partie pour mon propre commerce. À ce moment-là, les deux tantes m’indiquèrent fermement que ni elles ni Howard ne pourraient supporter que l’épouse d’Howard ait à travailler pour vivre à Providence. C’était ainsi. Je savais maintenant où nous en étions. La fierté veut qu’on souffre en silence ; la leur et la mienne.

Une fois qu’Howard se fut réinstallé à Providence, je retournai à New York, me contentant d’un emploi moins payé que ce qu’on m’avait offert dans le Midwest, tout en restant à proximité de Providence pour que je puisse m’y rendre les fins de semaine. Mais l’offre qu’on me faisait à Chicago était trop généreuse pour que j’y renonce, aussi je l’acceptai. Je décidai Howard à venir à New York pour passer quelques jours avec moi avant mon départ. Et je savais que je pourrais avoir quelques jours avec lui, chaque quinzaine, chaque fois que j’aurais à faire un de mes séjours pour approvisionnement.

Chacun de nous suivait maintenant sa route, lui à Providence et moi à Chicago. J’y demeurai de juillet à Noël, hors ces déplacements à New York pour achats. Moi aussi je haïssais Chicago. Il y faisait brûlant en été, et l’hiver on s’y gelait. Je décidai de venir à Providence pour un bref congé, espérant qu’il se produise quelque chose, je ne savais quoi.

Il faisait un froid glacé à Providence cet hiver-là, mais comme j’aimais ces grands froids je persuadai Howard de m’accompagner pour une exploration dont le but pouvait être intéressant. Mais comme il ne put supporter ce froid intense, je dus l’aider à remonter la colline, marchant à ses côtés un bras autour de sa taille, et de l’autre lui tenant le bras. En d’autres circonstances j’aurais hélé un taxi, mais il n’y en avait aucun en vue et je n’osai pas l’abandonner pour partir en chercher un. Une fois chez lui, je lui enlevai vite ses chaussures et commençai à frictionner ses pieds gelés. Il était allongé sur le lit à demi inconscient. Après avoir désengourdi ses mains et ses pieds, je lui fis boire un peu de thé très chaud avec du citron et beaucoup de sucre. Il me fut très reconnaissant de mes soins.

Quelques jours plus tard, ayant maintenant bien récupéré de sa « congélation », nous entreprîmes un voyage à Boston. Là, nous descendîmes dans un hôtel victorien, Commonwealth Avenue, construit au début des années 1890. Bien qu’il portât le nom français de Vendôme, Howard l’aimait pour son atmosphère de l’ancienne société. Là aussi nous avions de la neige jusqu’aux genoux, mais nous nous aventurâmes comme d’habitude en promenades et explorations. Les trottoirs et les passages piétons avaient été dégagés, aussi nous n’avions pas vraiment à piétiner dans la neige, ce qui arrangea Howard. Oh ! Combien il haïssait la neige et le froid. Nous passâmes du temps à la bibliothèque et au musée. Dans de tels lieux d’intérêt, Howard devenait le plus passionnant des individus. Pour éviter qu’il souffre trop de froid, je fis en sorte que plusieurs fois nous nous rendîmes à un café proche. Le soir nous revînmes au Vendôme, et le lendemain à Providence.

Je passai plusieurs semaines de la sorte, mais comme le compte en banque commençait à baisser, je dis repartir à New York. Là je louai un appartement, repris du garde-meuble ce que j’y avais laissé de mobilier et m’installai à ma façon, puis ouvrit une petite boutique de mode dans le voisinage.

Notre vie maritale pendant les mois suivants se résuma à des rames de papier couvertes de rivières d’encre. Plus tard, ce printemps 1928, j’invitai une fois de plus Howard à me rendre visite. Il accepta avec joie. Pour moi, même des miettes de sa proximité c’était mieux que rien. Mais tout le temps de ce séjour, je ne le voyais qu’à l’aube, quand il revenait de ses virées avec soit Morton, soit Loveman, ou Long, ou Kleiner ou un groupe d’entre eux. Puis il fut invité à Yonkers par Vrest Orton, et lui et Orton s’y consacrèrent à leurs explorations de vieilles maisons, vieux cimetières, vieux chemins, après quoi il retourna à Providence au début de l’automne.

Tout au long des mois suivants, nous vécûmes à nouveau seulement d’échanges de lettres. Cela correspondait à ses souhaits et il semblait satisfait de vivre de cette façon, mais moi pas. Je commençai à le pousser à une séparation légale, ou, pour le dire crûment, un divorce. Mais durant cette période, il essaya par tous moyens qu’il put imaginer de me persuader de combien il m’appréciait, et combien un divorce le rendrait malheureux ; et qu’un gentleman ne divorce pas de son épouse à moins d’avoir un sérieux motif, et qu’il n’en trouvait aucun. Je lui répondais que j’avais essayé tout ce que je pouvais pour faire de notre mariage un succès, mais qu’un mariage ne pouvait consister seulement en échange épistolaire. Il me répondit en me parlant d’un couple de sa connaissance, paraît-il très heureux, où l’épouse vivant en Virginie avec ses parents tandis que le mari était retenu ailleurs par sa maladie, et que les lettres avaient préservé intact leur mariage. Ma réponse fut que ni lui ni moi n’étions malades, et que je ne souhaitais pas être une épouse longue-distance, ni n’avoir qu’un mari longue-distance que je ne connaîtrais que par correspondance.

Chaque fois qu’il venait me voir, je fournissais à ses besoins et dépenses même quand il vivait Clinton Street, après que nous avions cessé de vivre ensemble et que j’eus repris un emploi hors de New York, je l’avais toujours généreusement muni d’argent pour qu’il puisse inviter ses « Boys » quand il sortait avec eux, et ne soit pas les poches vides comme d’habitude.

Tout le temps qu’il vécut avec moi, ses tantes ne lui envoyèrent que peu ou pas d’argent, et chaque fois que je venais à Providence je prenais toutes les dépenses à ma charge, et lui laissai suffisamment d’argent puis ensuite lui en envoyait quand il en avait besoin. Alors il m’est difficile de lire qu’il « vivait avec 20 cents par jour », comme le prétendent ses biographes.

Lors de sa dernière visite, je lui dis que je considérai comme impossible de rester plus longtemps son épouse, même si je voulais bien rester son amie, s’il estimait qu’un telle amitié fût possible ; et que si nous divorcions il devrait trouver et épouser une jeune femme de son propre milieu et de sa culture à Providence, d’avoir une vie normale et d’être heureux.

« Non, ma chérie, si vous me quittez, je ne me marierai plus jamais, me répondit-il. Vous ne comprenez pas combien je vous apprécie », m’assurait-il de nouveau. « Ça par exemple, vous en viendriez à une vraie démonstration de votre affection ! » Je réitérai encore et encore. Après un an et demi de lettres quasi quotidiennes, de son côté comme du mien, nous finîmes par divorcer en 1929, mais nous continuâmes à correspondre ; cette fois de façon totalement impersonnelle, mais sur une base amicale, et les lettres continuèrent à intervalle régulier entre nous jusqu’en 1932, quand je partis en Europe. Je fus tentée de l’inviter, mais sachant que je n’étais plus sa femme je doute qu’il ait accepté. Je lui écrivis cependant d’Angleterre, d’Allemagne et de France, lui envoyant des livres et des reproductions de tous les paysages dont je pensais qu’ils pouvaient l’intéresser.

J’avais espéré – mais peut-être c’était juste un rêve) qu’en nous épousant cela ferait de lui non pas seulement un grand génie, mais aussi un amant et un mari. Tandis que le génie se développait et brisait sa chrysalide, l’amant et le mari disparurent à l’arrière-plan, pour n’être plus que des apparitions qui finalement s’évanouirent.

Et pourtant, sans égard pour cette candeur atroce, laissez-moi témoigner, dire et insister qu’à part ces côtés déplorables, Howard Phillips Lovecraft était une merveilleuse personne. Il était, selon le proverbe, « sage comme le serpent et doux comme la colombe », quand les circonstances le lui permettaient ; il n’a jamais été un esprit calculateur, ni n’a jamais cherché de compromis pour le succès.