H.P. Lovecraft | La musique d’Erich Zann

où se construit l’art fantastique de Lovecraft, qui suggère tout et n’explique rien – magistral


 

La musique d’Erich Zann, une introduction


Il est probablement possible de comprendre Lovecraft sans se figurer Providence.

Mais le basculement dans Lovecraft s’est fait pour moi lorsque, après s’être garé downtown (nous revenions de Narragansett et remontions vers Boston), nous avons traversé à pied cette mince rivière encaissée dans des maisons noires, avant d’escalader les pentes de la vieille université, pour retrouver les chambres que Lovecraft n’a cessé d’y occuper.

C’est ce dispositif géographique qu’on retrouve de façon récurrente dans ses livres – et principalement dans Celui qui hante la nuit. Ici il est le noeud même de la fiction – une rue qu’on ne retrouve plus, un paysage depuis une haute fenêtre qui peut faire surgir ou disparaître la ville.

Et puis la musique. Lovecraft était-il remonté jusqu’à E.T.A. Hoffmann pour tout centrer sur le personnage d’un musicien, et ce mystère qu’est le violon, la transe qu’il sait provoquer ?

Un volet qui claque, le craquement de l’escalier la peur du vieil homme muet : le fantastique est sans accessoire, il part de la réalité la plus immédiate, et jamais il n’est aussi fort.

Dans le texte original, comme pour le Dupin de Poe, une référence à un Paris lointain : cette rue d’Auseil, le nom Blandot, ou le fait que Zann tend au narrateur un mot écrit en mauvais français ajoutent à l’énigme. Pourtant, la géographie de la ruelle est bien celle des ruelles qui, à Providence, tombent depuis la colline vers la rivière encaissée et le vieux centre.

Le violoniste de Grillparzer qui enchantait Kafka, le Gambarra de Balzac, la représentation de Don Giovanni jouxtant la chambre d’hôtel chez Hoffmann, jusqu’au Adrian Leverkühn du Doktor Faustus de Thomas Mann, lorsqu’un musicien intervient directement dans la littérature c’est d’abord la porte du fantastique qui s’ouvre – voilà le paysage que nous rejoignons avec Erich Zann.
Et puis il y a un autre mystère, qui pourrait suffire à nous faire lire ce texte de façon incantatoire, presque mystique : Lovecraft n’était guère attiré par la musique, surtout par l’apparât par lequel à Boston, concert ou opéra, elle se donne. Il exécrait le jazz, probablement pour des raisons encore moins saines. Mais, jeune, il a étudié le violon.

Et souvent, dans ses lettres, ou les témoignages qu’on a de sa conversation, lorsqu’il veut parler de la construction d’un récit, de l’effet d’hypnose que peut créer une histoire, lorsqu’il a besoin aussi de métaphores techniques, c’est au violon qu’il les prend. Alors peut-être dans ce curieux récit, face à la nuit de Providence, et dans ce mystère de la maison qu’on ne retrouve jamais, pouvons-nous aussi peut-être lire Erich Zann comme lui-même, Lovecraft, dans son art diabolique du récit, et le prix que lui, qui raconte, doit payer et que nous ne savons pas.

Sonia rapporte qu’il a dû abandonner l’instrument à cause de ses propres problèmes nerveux. Est-ce qu’ici ce ne serait pas le vrai point de départ, ce hérissement nerveux mais constamment appelant et vertigineux du jeu à l’archet ?

Bien d’autres mystères, dans ce texte admirable jusqu’à ce mort qui, à la toute fin, continue de jouer : une musique qu’on oppose à un bruit pour le tenir à distance, voilà une technique employée aujourd’hui dans certains dispositifs acoustiques les plus en pointe.

Ou le jeu narratif compliqué de ces papiers échangés, les notes prises et le récit de Zann détruit avait qu’il ait été possible au narrateur d’en prendre connaissance.

Lovecraft a publié ce récit solide comme une pierre en mars 1922 dans le National Amateur.

FB

 Ci-dessus : Dominique Pifarély, Argenteuil, mars 2007.

 

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1ère mise en ligne 13 novembre 2015 et dernière modification le 24 novembre 2016
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