#film #04 | Duras, dialogue avec camion

approche du dialogue avec Marguerite Duras



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#film #04 | Duras, parcours avec camion


Encore une vidéo un peu longue, désolé. Mais pas question de s’en tenir à une consigne technique, ce ue je veux, pour la liberté et l’ambition de l’exploration, c’est définir une approche, un questionnement, un territoire.

Donc très important pour moi de repartir de ce qui qualifie l’instance du dialogue, et comment il se construit littérairement non pas comme mimétique de la conversation, mais comme acte autonome, qui tirera sa force de l’illusion – en arrière de lui– d’une conversation réelle. Et, seulement à ce prix, lui confèrera et son illusion et sa réalité.

Je fais l’exercice devant vous dans la vidéo : qu’on ouvre Stendhal à n’importe quelle page, jamais un dialogue n’est symétrique, et les règles qu’il établit changent presque à chaque réplique. Dans le passage que je lis, entre trois personnages, c’est le silence de Clélia, à qui les deux autres s’adressent, qui crée la dynamique par déséquilibre.

Je parle aussi beaucoup d’un livre pour moi essentiel, ces entretiens où Koltès parle de sa façon d’écrire. Et notamment en posant le dialogue comme confrontation de temporalités croisées ou, au moins, superposées. Même dans l’écrit qui les fait se suivre linéairement, l’activité mentale du lecteur est toujours en tiers dans l’échange des répliques. Le lecteur est actif pendant l’écoute, tout comme l’acteur qui écoute son ou sa camarade dans sa réplique longue ou brève (le fabuleux texte de Claudel sur « à quoi pense l’acteur qui écoute une tirade de Racine dite par celui qui lui fait face »). La réplique suivante (mais la première réplique d’un dialogue est aussi réponse à ce qui a commencé avant le dialogue reproduit) n’est pas une réponse à celle qu’on vient d’entendre, mais la prise en compte de cette réplique initiale plus l’activité mentale double, de celui qui répond et celle du lecteur, pendant le temps d’énonciation de la première réplique. Le dialogue ne répond jamais, il déplace et il ouvre.

La question, pour l’animateur d’atelier d’écriture, quel que soit le texte source qu’il va convoquer (il n’en manque pas), sera de rendre précis un fonctionnement formel qui permette de se tenir à distance d’une copie mimétique du conversationnel.

C’est ainsi que je reviens sur la suite d’exercices pour l’approche dialogique rassemblés dans Outils du roman :
 dans et alors, il est où le dialogue, reprise sous forme narrative d’un basique des exercices de théâtre : on joue la scène sans dire les paroles, ça paraît une idée assez triviale, mais 1, essayez, 2, pensez toujours, quand vous écrivez un dialogue, qu’il y a toute une part de la conversation réelle, ou supposée réelle, qui sera prise en compte uniquement par le narratif – et si vous enseignez ou animez des ateliers, faites donc faire cet exercice à votre public, dès l’école primaire, ça vous convaincra... et nulle crainte, ils sauront toujours quoi raconter comme dialogue, d’autant mieux qu’ils auront la liberté d’en faire un film muet !
 dans la suite de 3 exercices, pompiers du dialogue, l’adresse à l’absent est un basique qu’on pratique tous aussi, et j’insisterais sur le dernier : une fois construit le dialogue, se forcer à en effacer un gros cinquième ou un petit quart, et faire en sorte que cette part enlevée crée la danse et l’élan de l’ensemble...

Ensuite, je reviens sur l’exercice qui m’est le plus familier, à partir de Rencontre avec Samuel Beckett de Charles Juliet, l’exercice que je nomme dialogue à un seul qui parle, et merci d’aller lire (même DH, oui, même DH) la présentation de cet exercice avant qu’ici on en arrive à notre consigne même. Vous le retrouverez, mais avec les contributions des participants, dans cette séance exemple nocturnes de la B.U. d’Angers en 2010 (ah, nostalgie de ce bel atelier).

Et maintenant, la proposition d’aujourd’hui, à partir d’un texte-poème, texte-roman, texte d’infinis miroirs et creusements, Le camion de Marguerite Duras.

Oui, c’est aussi un film, mais ce principe d’existence simultané, qui peut être seulement suggéré, est un constituant structurant de l’oeuvre de Duras, de L’homme atlantique à La mort du jeune aviateur anglais. Et c’est peut-être bien le premier déplacement qu’elle nous laisse en héritage, pour nous qui sommes en permanence mus par cette équivalence des médias dans notre confrontation au monde.

Si vous le pouvez, prenez donc le temps de revoir tout ou partie de ce film majeur....

Ce qui est fabuleux ici, c’est comment le dialogue est lui-même l’objet narratif central du film, montré comme tel, les deux personnages impliqués dans un dialogue qu’ils lisent, mais qui a été écrit précisément pour cette mise en scène d’eux dialoguant.

Avec évidemment tout le côté savant de la mécanique durassienne : quand le livre ajoute que Depardieu prononce Stuyvesant à la française, est-ce une didascalie ou un ajout ? Et le couple de personnages dans le camion est souvent un dédoublement (mais ne s’y réduit jamais) de leur propre couple, les mains de Depardieu, le fait que la femme soit petite et déjà âgée.

Tant que le film est accessible sur YouTube, soyez au moins attentif à comment Duras y construit progressivement du linéaire, poids de la conversation tenue par les deux personnages du camion, développement narratif de cette histoire (l’enfant, l’hosto psy), et ensuite, à mesure que ce côté concret pourrait avaler tout, la remise en abîme par le fait que cette femme, comme Godot aussi est un diptyque avec répétition indifférenciée de temps, fait la même chose chaque soir au bord de la même route indifférenciée aussi.

Noter comment Duras laisse cette possibilité narrative venir arbitrairement dans le film, la première fois, par son usage du conditionnel : Silence. Dans le film quelqu’un aurait dit : sans développer cette phrase à cet instant totalement incongrue, mais qui va devenir à son tour la base de la dernière boucle narrative (quelqu’un aurait dit ça, oui.

Le côté à la fois radical et unique du Camion pour notre exercice, c’est que tout le signifiant lié au monde, au réel, est déporté sur les images du camion traversant le paysage péri-urbain (roulant vers la mer, mais traversant cités et entrepôts, comme maintenu de force dans le parking du Auchan), et que précisément le dialogue de Duras, s’écrivant à elle-même son texte (ce n’est surtout pas une représentation d’une metteuse en scène lisant son scénario à un futur acteur) avec Depardieu ne garde plus que musique ouverte, comme les variations Diabelli infiniment déployées, espace résonant de langue interrogeant la durée et l’essence de ses propres mots... Ce qu’elle chante (la femme décrite), on ne le sait pas. Mais quand elle parle de fin du monde, le texte a valeur poétique inconciliable avec quoi que ce soit qui serait à cet instant montré.

Et donc, maintenant qu’on en est là, la consigne en trois lignes, enfin !
 convocation d’une situation dialogique, de ces moments biographiques de trouble qu’on garde longtemps, longtemps. On n’a pas chacun, de toute sa vie, cinq dialogues qui auraient compté comme ça.
 la mise en place du contexte – chez Duras, les didascalies en italiques avec les paysages traversés par le camion –, si c’est immobile c’est possible (la terrasse face coucher de soleil dans le Bella de Giraudoux, et j’assume le rapprochement), mais ça peut bien sûr être en mouvement, voiture, train (La modification), traversée à pied de ville ou chemin sur falaise ?
 comment le contexte va porter toute la tension et la signification, tandis que le dialogue en sera allégé, ne sera plus questionné qu’en tant qu’échange oral, en tant que cette oralité même...
 et penser musique, musique, musique – ce que vous proposerez, du dialogue, ne sera que sa musique, tandis que les visages, gestes, décors, objets, traversées, deviendront tout l’horizon, toute l’allégorie.

Petites suggestions pour finir :
 utilisez aussi la ruse, un dialogue est un artifice. Votre rôle à vous, c’est de construire cet artifice pour éliminer des paroles tout ce qui n’est pas nécessaire du point de vue littéraire, musique, harmoniques, d’alléger et utiliser l’élision pour que ce qui passe à l’écrit soit comme quelque chose entendu de loin, qui laisse au lecteur une part de travail pour reconstituer la conversation réelle.
 penser que la convention du tiret à la ligne n’est pas du tout obligatoire. On peut très bien signifier typographiquement le dialogue en allant à la ligne sans tiret. Ou en installant l’ensemble en continu. Voire même, comme Nathalie Sarraute, en interdisant au lecteur d’identifier qui parle parmi les protagonistes...

À vous d’écrire !

 

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1ère mise en ligne 30 août 2016 et dernière modification le 18 avril 2019
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