Ensba, 4 : Kafka

Beaux-Arts Paris, cours littérature


Kafka donc.

Obligatoire, Kafka, parce qu’un tremblement qui a contaminé toute la littérature depuis lors.

Plus qu’un grand écrivain, comme Proust ou Dostoievski ou Faulkner, plutôt une figure très simple qui vient, et qui vous pousse tout cela du bras.

Ma difficulté : une oeuvre encore devant nous lorsqu’il s’agit de la constituer comme fait, comme image ou monument.

Cela tient aux aléas de l’édition : l’édition allemande chronologique vaut mieux que le découpage français par genre. Du coup, on sépare le roman des nouvelles, on coupe l’ensemble des lettres et du journal.

Et puis tellement de clichés ont pesé sur Kafka, parce qu’on voulait trop qu’il ressemble aux personnages de ses oeuvres : même Max Brod y a contribué, bien trop tôt. L’oeuvre secoue notre lecture du monde, les fonctionnaires, le pouvoir, notre désarroi, alors on invente l’adjectif kafkaïen et on fait de l’oeuvre la preuve de l’adjectif.

A l’inverse, suivre l’oeuvre dans sa genèse : le temps de Kafka. Les cahiers déchirés. L’accumulation des cahiers. La décision de journal. Le Kafka de 17 ans qui écrit à son ami Pollack :

Un livre est la hache qui brise la mer gelée en nous.

Et puis, le 25 décembre 1911, alors qu’il a 24 ans (et 11 ans de travail devant lui pour toute l’oeuvre à venir), ce texte d’une intense profondeur sur la littérature mineure, cette phrase :

Quand bien même l’affaire individuelle serait parfois méditée tranquillement, on ne parvient pourtant pas jusqu’à ses frontières où elle fait bloc avec d’autres affaires analogues ; on atteint bien plutôt la frontière qui la sépare de la politique, on va même jusqu’à s’efforcer de l’apercevoir avant qu’elle ne soit là et de trouver partout cette frontière en train de se resserrer ... Ce qui au sein des grandes littératures se joue en bas et constitue une cave non indispensable de l’édifice, se passe ici en pleine lumière ; ce qui là-bas provoque un attroupement passager, n’entraîne rien de moins ici qu’un arrêt de vie ou de mort.

Et c’est sur cette phrase que Deleuze et Guattari appuient en 1975 leur Pour une littérature mineure qui reste, et je les ai tous reparcourus cette semaine, le meilleur et plus pénétrant travail sur Kafka, avec les textes de Maurice Blanchot rassemblés dans son Pour Kafka.

Surtout, à tenter de voir d’un même bloc la continuité d’écriture, des nouvelles au journal, du journal aux lettres, des récits aux 3 romans, il semble se dégager une cellule originaire, liée à un sentiment de présence et d’exactitude du réel, et que ce cristal, par triangulation, par emboîtements, est justement ce qui permet de dévier l’illusion dans le fonctionnement fantastique (la discussion sur les horaires de travail au début de La métamorphose qui interdit toute interrogation à rebours sur le pourquoi et le comment de la transformation du narrateur en "vermine", et en fait une évidence narrative), ce cristal est le même dans le moindre récit bref et dans l’incroyable force logique des romans.

Honneur à Deleuze et Guattari d’avoir les premiers mis sur cette piste : c’est précisément à cause de cette relation "locale" au réel que ce jeu de triangulation/emboîtement confère aux récits et nouvelles leur format, de l’ultra-bref au court, et qu’il produit dans l’intérieur des romans cette obligatoire discontinuité, qui parut suffisamment scandaleuse à Kafka pour ne pas publier les 3 manuscrits de roman, et qui est précisément sa plus décisive et actuelle invention littéraire.

C’est compliqué, cela, et largement vierge. J’aurais souhaité que nous allions ensemble dans ce terrain inexploré. Alors on y reviendra. Parce que pour moi aussi c’était difficile : difficulté d’ordre logique, parce que le raisonnement devient mimétique de l’oeuvre, une oeuvre qui dénie toujours, vous dit chaque fois qu’elle est plus simple que cela, se refuse à tout mouvement qui prendrait distance de cette présence immédiate, par quoi elle tire sa force narrative, mais aussi appuie sa dimension de théologie négative, détruit toute métaphore.

Et principalement, j’ai tenté de le dire, la figure même de l’écrivain. Comme si là était le premier coup porté à la continuité de l’histoire littéraire. Et que cela ne se revendiquait pas via posture intellectuelle, aussi haute qu’elle puisse être, au même endroit, chez Maurice Blanchot ou Georges Bataille, mais dans la vie même de Kafka, continuant jusqu’au bout ses heures de bureau, ses voyages dans toute l’Europe, ses rapports à la machine à écrire, pour la prévention des accidents du travail, voire même, ensuite, sur ce mystère qui nous émeut tous, le refus du sanatorium salvateur dans l’ultime étape de la maladie.

Alors bon, j’aurais voulu partager Kafka comme on présente un ami, un frère. Un frère de trente ans.

Je voudrais insister : lisez ces ultimes récits, découvrez Kafka par l’extrême. Dans ses toutes dernières années, voire même, dans les derniers mois de sa vie, une poignée de textes, qui se refusent à l’allégorie ou la métaphore, accompagnant de très près l’arpenteur du Château, prennent pour personnage principal un artiste.

Artiste le personnage de Premier chagrin (le trapéziste et son imprésario dans le train), artiste ce Champion de la faim (un champion de jeûne, Der Hungerkünstler), artiste suprême enfin dans le tout dernier texte de Kafka, une nouvelle inépuisable, et prenant en nos temps normalisés (les vers de Hölderlin : "à quoi bon des poètes en temps de détresse" ou "là où croît le danger croît ce qui sauve"), le récit Joséphine la cantatrice, cette souris dont l’art suprême est un sifflement que son peuple ne peut plus comprendre.

Et le texte qui leur est toujours associé, Le Terrier, penser que le titre allemand, Der Bau, prend une autre résonance dans une école comme la vôtre.

Prenez une nuit, lisez ces trois textes plus un...

Principaux liens Kafka : Detlef Wilske (site de référence, en allemand), The Kafka’s Project, un peu la tour de contrôle internationale, In memory of a good man, belle iconographie. En français ce site Kafka.

Je termine par la photo que j’ai toujours préférée : dans ce village où Kafka s’était isolé, malade, pour écrire le Château, sa soeur Ottla l’avait accompagné...


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1ère mise en ligne et dernière modification le 24 février 2005
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