à propos de ces voleurs d’histoires

à propos de cette conversation entendue hier


Il était là, il écoutait mais, j’en suis bien sûr, il ne prenait pas de note.

Qu’importe, ce genre de mots on se les fixe dans l’oreille. On ne mémorise pas, on n’en appelle pas à la mémoire pour qu’ils reviennent : simplement, on écrit et sous la main ce sont eux, ces mots, qui se refont. Ces mots exactement.

Qu’est-ce qu’on écoute, alors ? La cadence d’une voix, sa façon de faire écart, de placer des silences, et l’appui sur ces plaques glissantes que sont certains mots, et d’avoir choisi celui-ci plutôt qu’un autre. Puis on se place à cet endroit, c’est une façon d’employer le pronom, c’est une façon de désigner le monde à sa fenêtre. Voilà : dans les mille strates que sont à chaque point d’une énonciation les étapes précises par quoi on se représente le réel ou bien qu’il se constitue à vous-même, une voix est l’ensemble des choix prismatiques de la sélection et de la disposition de ces strates.

D’ailleurs, on en avait parlé, à propos de cette sonde spatiale : pas très grosse, à peine un mètre de diamètre, et qui avait, pour rejoindre la lune, consommé moins d’essence qu’il vous en faut pour votre semaine d’allers-retours au travail, avançant en spirale par déflexion électrique – effectivement je n’avais pas tout compris. Ce qui est sûr, c’est qu’on avait fait qu’elle s’écrase à la frange de la surface visible de la lune (on parlait de terminateur pour cette ligne entre ombre et lumière, je ne connaissais pas le terme) et pour la cartographie chimique de ce qui nous entoure, jusqu’au bout de l’espace, on utilise des prismes, des spectres, des franges : une suite de raies discontinues, voilà la lumière. Pourquoi, du rapport d’une voix au réel et ce qui signe une histoire, un visage, on se dispenserait de cet éclatement ?

Donc, aujourd’hui, j’ai lu mon histoire, telle que rapportée par l’autre, celui qui écoutait, n’avait pas pris de note, mais — non plus — ce n’est pas à lui que je racontais cette histoire. Il était là en tiers, mangeait sa salade, et pourquoi à un inconnu j’aurais raconté de telles précisions, ouvert ce qui est le tout petit arbitraire de la vie, telle qu’elle se fait pour chacun, ni plus, ni moins. Pour qui, la vie ne serait pas ainsi faite de ruptures et d’inflexions, de franges et de raies, pour ce qu’on en aperçoit dans l’instant qu’on traverse ?

Les éléments qu’il m’a pris, quiconque pourrait en fournir de tels. Je ne lui en veux pas. Il a gardé le nom de la ville, il aurait pu donner (puisqu’il a su mon adresse, ma rue), une photographie de mes fenêtres ou, pourquoi pas, de l’intérieur de ma pièce, mon appartement. Les lieux parlent, et cependant ne parlent pas : on a besoin d’évoquer avec précision, pour se souvenir, la disposition des murs, des fenêtres et des portes, la façon dont on avait mis les meubles et quoi décorait les murs, on ne galvaude pas la mémoire en partage. Si vous avez eu des heures, ici, à se regarder dans les yeux, à s’écouter ou même se battre. On a besoin des lieux pour rouvrir le théâtre intérieur, et s’y présenter comme on doit : convoquer à chaque instant de soi-même la totalité de ce qu’on est. J’avais peut-être eu une phrase comme ça : est-ce que c’est cela qu’il en a gardé, le nez dans sa salade, et qui parlait de chaussures, qu’il lui faudrait le lendemain je ne sais où aller récupérer ? Moi je parlais de cet appartement, puisque j’allais bientôt quitter cette ville, la ville qu’il a nommée.

Je n’aime pas le nom qu’il m’a donnée, dans son récit. Je n’aime pas qu’il en ait produit d’aussi simples figures. Il y a cela dans Racine, cet incipit — moi j’ai lu, j’ai toujours aimé lire, et pourquoi des phrases, des récits vous touchent plus que d’autres, dessinent un paysage comme on ferait du doigt sur une vitre, mais celui-ci vous enferme : malgré lui malgré elle ils se séparèrent, le latin que cite Racine n’a pas de virgule ni de coupe. Je racontais une histoire de ce genre, parce que celle qui est mon amie de si longue date avait gentillesse de s’en enquérir, et qu’elle était accompagnée. Devant un tiers on réserve sa parole, on dira le détail d’un appartement, on ne dira pas le détail d’une rupture. On s’en tient aux lignes, aux phases, aux virages : oui, si j’avais été silencieuse, c’est que j’avais pris sur moi, pendant quelques semaines et même des mois, ce qui en fait tenait à au-delà de moi. Pour qui n’en serait-il pas de cette façon ?

On a peine à démêler, dans l’écheveau des forces qui vous traversent, et sur quoi vous agissez à tâtons, comme vous pouvez, ce qui tient à cette façon que vous avez de peser, à la façon aussi dont l’autre résiste, pèse, agit, et puis comment vous deux êtes traversés de tant d’autres lignes, images, mémoires. On est là deux à deux, on s’imagine main dans la main, dans cette pièce dont vous sauriez dire même à distance la moindre lumière et tous les objets, et d’autres bras partent de vos épaules chacun, portant d’autres histoires. On croit les avoir laissées arrière soi, et l’effort de s’en défaire ne cesse pas.

Mais aujourd’hui cela m’est revenu, de face. Voilà, c’était mon histoire, racontée par celui que je n’avais vu que de profil, mangeant sa salade, regardant la vitre et ce qu’on percevait, au-delà, de la ville, et qui n’avait parlé que de ses chaussures, qu’il lui faudrait je ne sais où récupérer le lendemain. Qu’est-ce qui reste de sa propre histoire, racontée par un autre, sinon ce que cet autre cherche de lui-même ?

L’inquiétude seule est commune, elle est ce qui permet de se passer ainsi nos colis de main à main : des colis d’histoire humaine, en franges et raies dans un prisme, minuscules autant que le face à face de deux êtres quand la terre est remplie d’histoires pareilles, et que ces minuscules colis sont le seul vocabulaire, la seule langue et sa grammaire, pour tâcher de nous comprendre nous-mêmes. On ne se renseigne pas sur soi-même, à écouter sa propre histoire racontée par un autre. On a de la colère à l’indiscrétion : cela, qu’on rapporte pour une seule, un tiers n’a pas à s’en saisir. On fait le compte de ce qu’il perd, on met sous le régime d’une naïveté, d’une difficulté à comprendre, ce que simplement on a tu, parce qu’on n’évoque pas cela devant un tiers. Et puis que de toute façon on a barre sur soi-même : la rupture, on l’accomplit, le déménagement on le fait. Des petites avanies de la vie au mois le mois, on guérit.

Cela, aujourd’hui, je le lui ai dit. En fait, que je lui souhaitais les mêmes, de ruptures, de raies, de franges dans son prisme. Aux informations il précisaient que là-bas la petite sonde spatiale volait à 7200 kilomètres heures au moment de son impact, sur la ligne qui sépare l’ombre et la lumière et qu’on nomme terminateur. Qu’un observatoire avait saisi le flash de l’impact, la petite sphère ayant rebondi, et qu’on pourrait en analyser la teneur des matériaux soulevés et projetés, que ce serait une première. Ainsi de ce qu’on cherche, malgré soi malgré l’autre (et de Racine c’est le déploiement qui compte : pourtant contenu d’avance dans une seule phrase) : cette frange aperçue de la vie des autres quand on vous met en tiers, un midi et sans l’avoir cherché, regardant la ville, de l’autre côté de la vitre, rien plus que ce qu’on apprend d’un matériau inconnu, par disposition de raies et déformation de lumière ?

Ce sont des questions, j’avais fini pour mon amie, et lui qui maintenant commandait un deuxième café. Les questions qui font qu’on se préoccupe du monde, quand bien même ce n’est rien là-bas qu’un choc invisible : roulez en voiture au long des maisons, des immeubles, des rues de la ville, la devinerez-vous, la masse invisible des chocs dont vous ne saurez pas l’histoire ? Des questions, rien que des questions : et ce qu’on raconte à l’autre, jamais que pour se les figurer à soi-même. La savoir pour soi-même, la ligne qui sépare la lumière et l’ombre.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 5 septembre 2006
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