hommes qui dansent seuls

vues sur monde, cette semaine


Il y a eu les vacances : le bistrot était fermé, les chaises empilées à l’envers sur les tables alignées, et une feuille manuscrite au gros feutre noir sur la vitrine, avec la date de réouverture, vœux de bonnes vacances et même un « bisou à tous ». Moi le bistrot je n’y vais pas tellement. Il m’arrive de prendre un café en ville, ou à la gare, mais je ne me vois pas, de chez moi, faire les cinquante mètres pour boire un coup là et revenir. Autrefois, en ville, oui : en ville c’est différent. Mais ici, où elle se défait entre fleuve et jardins, non. On passe chez un voisin, oui, même pour rien, juste pour parler, plus facilement.

Le bistrot a eu deux propriétaires. Avant c’était une épicerie, c’était plus utile, et surtout aux vieilles gens, mais les épiceries de quartier ne tiennent pas la concurrence des supermarchés. Il reste la boulangerie, le charcutier traiteur, le garage de l’autre côté, et donc désormais le bar. Le boulanger, j’y vais tous les jours. Le charcutier, parfois pour un dépannage : eux aussi fonctionnent surtout avec la clientèle du travail, gens de bureaux ou de chantiers, pour un plat tout fait, le midi. Le premier gérant du bar on se saluait. Il avait connu des jours meilleurs, comme artisan, ça lui permettait de rebondir. Il était là le matin à six heures, pour le ménage, l’organisation, les premiers cafés. Il voulait ce cadeau-là pour son fils, qui se retrouvait chômeur après de précédents essais dans le commerce. Le fils faisait le midi et la soirée. Il restait plus que son père derrière le comptoir, profitait du robinet à bière : au bout d’un an il avait visiblement grossi, ils ont revendu.

Le nouveau gérant ou le nouveau propriétaire du bar a récupéré l’idée de la restauration du midi, cuisine faite à l’extérieur, formule à plats uniques : le midi, c’est plein. Il s’en occupe seul, de son bar. Ce mardi matin, c’était donc le retour
de vacances. Les chaises et les tables remises en ordre de guerre sur le carrelage, le menu du midi déployé sur le trottoir. Moi, quand je suis allé chercher le pain, vers 7 heures, et que je suis passé devant son bar, il dansait entre les tables. La porte était ouverte, je sais très bien qu’à l’intérieur il n’y avait ni musique ni radio : non, ce qui lui chantait, à cet homme-là, c’était dans la tête, et il a eu ce long pas de danse en diagonale, bras levés, regard au plafond. Il ne m’a pas vu, je l’ai dit à la fille de la boulangerie, pour la faire rire.

Et ce matin, un autre. Là on est plus au nord, au bout des rocades, où elles accumulent ces poches de supermarché. Je ne sais pas si celui-ci en a inventé l’idée, mais dans ce bâtiment de fer et de ciment il y a des tréteaux avec des fruits et des légumes au prix du marché, de fournisseurs locaux et une qualité qui n’a rien de commun avec les monstres environnants. On y passe une fois par semaine. Le truc a pas mal de succès. Il y a deux femmes à la caisse, et trois hommes qui font avec leurs cageots et diables les allers-retours entre la réserve et les tréteaux. On peut acheter un navet et trois carottes, ou deux mangues et des épinards, ou des tomates cœur-de-bœuf. Le petit homme on a fini par le connaître : souvent je le regarde faire, on dirait que pour lui ces fruits et légumes sont vivants. Une fois je l’ai vu à sa pause du midi : dans l’hypermarché voisin, où les poissonniers le connaissent, il mangeait un sandwich en arpentant le rayon fruits et légumes, comparant probablement. Ici, c’est comme s’il courait, et sans rien voir des gens. On n’était pas venu d’un mois : lui aussi, ce matin, dansait tout seul au milieu des clients, discrètement, mais c’était ça. Quand je le lui ai dit, ça l’a fait rire. Après, on a parlé des pommes, dont la récolte va commencer.

S’il n’y avait pas eu le second, je n’aurais pas parlé du premier. Hommes qui dansent seuls, par goût ou joie de leur travail. Est-ce que cela pourrait nous arriver, à nous, cette euphorie, et quand bien même, devant une table d’ordinateur, on n’aurait pas ce pas glissé et bras en l’air ? Peut-être une griserie parfois à un texte fini, avant que le lendemain on relise ? Le goût aussi, peut-être, des gestes habituels quand ils se laissent refaire : à cette place, dans ce déroulement d’heures, et que le travail avance ? Kafka quelque part parle de ce sentiment qui l’a pris, une fois, et si rare, d’avoir capté du bonheur, et peut-être même écrit du bonheur.

Il y a tout autour ce monde dur, de routes, d’immeubles et de ciment. Il y a la pauvreté qui bat dans la ville comme une houle obstinée, silhouettes à l’arrêt de bus, et celles qui reviennent d’un rendez-vous à l’hôpital. Il y a ce grondement rageur des voitures au feu, et l’ordre marchand de la consommation érigée aux portes de la ville en industrie. Chacun à son poste, rouage qui se révèle lorsque vous-même venez coïncider avec lui, et qui s’abstrait sinon. Et pourtant ces hommes-là dansent. Vous avez surpris l’instant où, pour ces hommes-là, le monde veut une danse.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 5 septembre 2006
merci aux 1209 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page