73 | Göteborg de nuit, Noël 1979

tags : Suède, Göteborg, 1979, Edward Munch


Ce texte est un fragment d’un travail en cours, amorcé le 20 décembre 2020 et non destiné à publication hors site (pour l’instant).

Le principe est d’aller par une phrase par lieu précis de remémoration, et d’établir la dominante sur la description même, si lacunaire qu’elle soit, du lieu — donc public, puisque bar, bistrot, resto — de la remémoration.

La rédaction ni la publication ne sont chronologiques, restent principalement textuelles, et la proposition de lecture s’appuie principalement sur la navigation par mots-clés depuis la page des index lieux, noms, dates.

Point régulier sur l’avancée de ce chantier dans le journal #Patreon.

 

73 | Göteborg de nuit, Noël 1979


Et ce job tu finirais par t’en débrouiller, puisque fin décembre de la même année 1979, tu avais accompagné ce grand échalas de Ducros, ingénieur spécialisé métallurgie (je me souviens de son nom mais plus de son prénom, je crois qu’on s’appelait par nos patronymes : il était venu au début à Bombay avec moi, on avait appris à cohabiter à preuve cette échappée à Goa, il rêvait d’une échappée à Goa, ça ne me serait pas venu sans lui cette idée), je me rodais à cette promiscuité contrôlée des missions et chantiers — quand on franchissait une à une les étapes dans ce genre de boulot, il était convenu que c’était pour la vie —, je devais seulement l’assister pour une démo, dans ce chantier naval gueule ouverte sur la Baltique, d’une machine à ventouse (on pompait jusqu’au vide pour qu’elle s’applique de façon étanche à la coque) susceptible de réparer hors d’eau ou en bassin des fissures ou faiblesses ou tôle remplacée sur les coques de leurs sous-marins, non pas nucléaires comme les nôtres à l’Île-Longue mais traditionnels, sauf que oui, de la Baltique aux fonds arctiques ça pullulait dans le coin les sous-marins, et encore tout récemment un submersible russe qui s’était échoué dans leurs eaux territoriales, moi je m’occupais des jointoyages, des transfos et pompes à vide tandis que Ducros définissait ses paramètres et protocoles, avant que les échantillons soient sciés en deux et partent en labo, on s’en était parfaitement tiré même si en fin de compte c’est à nos concurrents allemands qu’ensuite ils achèteraient leur ventouse et moi c’est une collection éclatée d’images qui parviennent : le hall géant mais absolument vide de ce chantier maintenant reconverti à la recherche, on pouvait y tirer une frégate au sec mais jamais, jamais je n’avais marché dans un espace intérieur de cette taille et ça m’a bousculé des années durant mes rêves ; les parois boisées de la chambre d’hôtel où forcément le soir on se réfugiait puisque dès 15 heures il faisait nuit ; qu’avec Ducros on était allé, dans un auditorium en ovale au plafond tout entier boisé aussi, écouter du Bach sans que je me souvienne mieux mais c’était du Bach ; que seul, le samedi, j’étais allé au musée et étais resté comme tétanisé, immobile presque à paralysie, devant un Edward Munch là juste en plein dans l’entrée même si c’est seulement au retour, à cause d’un film sur la vie de Munch, que je mettrais mieux en place qui il était et pourquoi cet effet-là (je connaissais peu les musées, pas du tout l’art, c’était comme un court-circuit à partir de quoi tout plus tard se rassemblerait) ; qu’un soir de la fin de ces dix jours le responsable de ce labo soudage sous-marin qui nous accueillait, dont le prénom était Niels (le contraire de Ducros, lui c’est le patronyme qui m’échappe) avait prétexte que notre Ford Fiesta de location bénéficiait d’un toit ouvrant coulissant — moi, ma surprise, c’était plutôt l’impossibilité d’en éteindre les phares, même dans les quatre brèves heures de jour concédées en cette saison, pour qu’on l’emmène en périphérie acheter un sapin de Noël qu’on avait rapporté planté vertical dans la toute petite voiture, comme un mât de voilier et par moins quinze ou moins vingt dehors, jusqu’à son domicile dont je n’ai pas souvenir sinon qu’il y vivait avec sa compagne et des chats, je revois un intérieur molletonné et encombré, mais qu’on y avait mangé à la façon traditionnelle suédoise et que c’était un accueil parfaitement sans faute ; mais surtout et voilà ce qui légitime l’insertion ici de ce récit : chaque midi, après traversé ce hall sans limite et d’une hauteur encore plus impressionnante que ce que je découvrirais bien tard à l’aciérie de Fos-sur-Mer (parce qu’ici c’était vide alors qu’à Fos c’était pour y envelopper les machines géantes de la coulée puis du laminoir ?), on parvenait ensemble avec Ducros et le vieux Niels, son bonnet à pompon retombant façon carte postale, à une cantine où à peine on était quelques dizaines de types dispersés là où quatre cents auraient pu s’asseoir à l’aise (c’était forcément très masculin, les chantiers navals, à cette époque) et que sur le plateau on vous posait d’emblée un verre de lait quasi d’un quart de litre, je n’avais pas dû en boire le premier jour et puis finalement si, je ne sais pas même si ce n’était pas considéré comme obligatoire pour les soudeurs, en France aussi on avait une loi en ce sens, et ce goût du verre de lait et l’immensité du hall vide je les associe définitivement, en tout cas à quarante ans de distance, à cette grande façade vitrée d’où le soleil bas de l’hiver nous éclairait horizontalement pleine face, tandis que défilaient au ralenti dans le détroit d’énormes cargos et porte-conteneurs russes tout chargés de stalactites étincelantes — je les revois comme si j’avais fait des photos.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 16 janvier 2022
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