chant pour l’acteur mort

hommage à Daniel Znyk


Parce qu’il disait : avant de jouer, je dors, je dois dormir. Je ne sais pas comment se transmet cette tradition chez les acteurs. Je sais qu’ils sont en nombre non négligeable à pratiquer cela. De quel maître, qui le premier, est-ce que c’est dans un livre, est-ce qu’ils l’ont appris à l’école, après ? Je n’aurai pas l’opportunité de le lui demander, désormais, à Daniel Znyk.

Et cela parfois directement sur le bord de la scène, dans l’immédiate coulisse du décor, ou, s’ils arrivent plus tôt, dans le décor même : j’en ai vu. S’installer là, y dormir. Ils apportent dans leur matériel de loge un tapis de gym, qu’ils déroulent. Lui, il dormait dans la loge. Il s’excusait, vingt minutes avant jouer : — J’y vais.

Il se passe quoi, dans ce sommeil-là ? Pour ma part, je n’ai jamais pu écrire qu’au réveil. J’avais eu cette chance-là, je crois que c’était il y a au moins vingt-cinq ans, en tout cas avant de publier mon premier livre, d’être tombé, je ne sais plus où ni pourquoi, sur un livre qui s’intitulait L’art et le sommeil, pratique du sommeil fractionné. Peut-être que j’invente le titre. C’était un de ces genres de livres sous autorité américaine pour faire sérieux, les livres efficaces, les livres comme les guides de jardinage, la gymnastique pour les yeux (j’ai pratiqué longtemps la gymnastique des yeux, j’en connais encore des exercices), les manuels pour la mémoire ou les performances intellectuelles. A l’époque, on ne s’en méfiait pas, de ce genre de livres. Le Centre national du livre s’appelait encore Centre national des lettres, il y avait des bibliothèques avec de la littérature dans les entreprises, et les Cultura ou autres grandes surfaces à prétention marchand de culture nous auraient semblé un rêve improbable, un rien vulgaire. Aujourd’hui, on le cherche, le coin littérature, dans les librairies qui vendent des livres. J’avais donc découvert que le sommeil fractionné se travaillait comme une pleine discipline, et que les militaires, les marins en savaient quelque chose. Qu’on pouvait décomposer sa journée avec deux phases de sommeil profond de huit minutes, et qu’alors la nuit pouvait se réduire à cinq heures sans perte essentielle. J’ai adapté cela, dès cette époque, à mon usage, parce que déjà j’écrivais tôt le matin, et culpabilisais de prendre le luxe d’une brève sieste : et pourtant, qu’il était important, ce sommeil du jour, et la façon dont on en récupère, le corps et les idées, encore tout secoué d’un rêve comme vu de bien plus près qu’un rêve ordinaire, les rêves de la nuit, la grande nuit. Travaillez de quatre heures du matin jusqu’à sept heures, dormez vingt minutes, un bon café par là-dessus, et en route pour un travail plus utile que vos pages.

Les acteurs donc pratiquent une autre version, une version plus secrète, parce qu’ils écrivent peu, en parlent rarement, du sommeil fractionné. La trouille avant la scène, ils en parlent tous. On me reproche parfois cette contradiction : je ne vais pas au théâtre, en tant qu’art cela me semble porté à bout de bras par des subventions publiques obscènement plus généreuses que ce qu’on concède à la littérature, avec des chefs de théâtre nommés par décret d’état comme s’il s’agissait d’un poste de juge ou de cour des comptes, mais s’exposer soi avec sa voix pour un temps irréversible en partage avec qui vous écoute, oui cela me concerne et m’appelle. Quand j’émerge du sommeil fractionné, il faut un temps d’adaptation : on est debout, on oscille, on est prêt à marcher, mais il faut un temps avant l’élan. La tête n’est pas encore là, les membres vous semblent lointains. Voyez Kafka, toutes ces occurrences dans son Journal des rêves advenus sur le canapé, la transition de sa sieste nécessaire à la table d’écriture.

Est-ce que cela lui conviendrait, à Daniel Znyck, que pour parler de lui on se serve de tout autre chose ? Il avait ce visage lunaire et ces yeux qui vous regardaient de façon fixe. Puis il souriait quand même, et on travaillait. Et puis, juste avant d’entrer en scène, alors que vous vous concentrez sur votre respiration, conscient déjà du bord noir qu’on va prendre, lui : — J’y vais. Et il partait dormir. Quand il était entré à la Comédie Française : — Juste, j’ai apporté un lit de camp. Ils n’avaient pas de lit de camp, il lui en fallait un dans sa loge. `

Alors, eux, les acteurs dormeurs, se lèvent, se redressent, et il n’y a plus de monde autour, il n’y a plus de monde derrière. On a la tête vide, on ne se souvient de rien, on serait bien en peine de retrouver même le début de son texte, et puis voilà, on est debout, on entre sur la scène, on marche vers un vide, on parle et tout est là : tout est là qui parle en vous.

Cette fois, il s’est réveillé comment, Daniel Znyk ? Son étroit lit de camp est dans un théâtre. C’est la coulisse, il fait noir. Un peu plus loin, les rumeurs, la lumière. D’ordinaire, il est maquillé, en costume : cette fois-ci, il n’est pas maquillé, n’a pas de costume. Mais pourquoi pas. Et peut-être l’était-il cependant, maquillé, en armure, prêt. Il est debout, il s’avance.

Seulement, ce théâtre-là, il ne le connaît pas. Il ne l’a jamais vu. Est-ce que, lorsqu’on a passé toute sa vie à répéter, comme lui qui travaillait tout le temps, avait souvent trois spectacles en même temps, on se dit que si on a de toujours répété c’était pour cet instant-là, cette pièce-là ? Il ne nous en dira rien, de la pièce, et du texte qu’il s’est trouvé à dire. On verra quand on y sera. Quand on sera du public, nous autres.

Il s’est réveillé, il était maquillé, en habit, et a marché sur la scène.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 14 septembre 2006
merci aux 2587 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page