Taryn Simon, choses cachées ou singulières, vues par Salman Rushdie

un livre légendaire, un bien commun dans notre inquiétude au monde


C’est par un livre culte, et probablement le plus beau de ma propre collection de livres de photos, que j’ouvre le cycle 2022 « défi 40 jours », avec un prologue dont la proposition s’appuiera sur lui : An American Index of the Hidden and the Unfamiliar.

Mon intro à ce livre, comment et pourquoi, et sur quelle base la proposition, ce sera dimanche 5 juin dans la vidéo de ce prologue.

Mais dès à présent, je reprends ici les mots d’introduction de Salman Rushdie au livre (je ne traduis pas, c’est juste une transcription via DeepL, avec 2 ou 3 corrections), et j’y ajoute quelques images du livre parmi les 62, celles proposées par l’éditeur lui-même.

Rappel : s’inscrire au défi 40 jours, 10 juin-20 juillet, c’est ici sur Patreon (niveau 3 ateliers) (ou, si vous préférez accès hors Patreon, uniquement pour ce cycle, inscription via la librairie du site).

 

François Bon | à propos de Taryn Simon, choses cachées ou singulières


Taryn Simon est née en 1975. Son père était lui-même photographe, mais fonctionnaire en mission à l’étranger, c’est l’Europe de l’Est ou le Vietnam et les pays voisins qu’il documente. Le premier travail qui fera connaître Taryn Simon ce sont The Innocents, suite de portraits de condamnés à morts aux USA, innocentés puis libérés tardivement grâce à l’expansion des analyses ADN.

C’est par une photographie de cet autre livre majeur, voire légendaire, The american Index of the hidden and the unfamiliar, que je découvrirai moi-même son travail : une armature de cornières sur un angle de ciment brut, et cinq câbles colorés surgissant de deux orifices au sol, grimpant droit vers le plafond, arrimés par des colliers de nylon à une autre armature de cornières en échelle –- rien qu’on ne puisse construire d’un coup de caddy au plus proche supermarché de bricolage en bord de rocade –- sauf qu’il s’agit de l’arrivée des câbles de fibre optique reliant l’Europe à l’Amérique.

Chacune des soixante-deux photographies sélectionnées par Taryn Simon pour le livre vaut pour l’immobilité, le mystère, la lumière, la géométrie certes, mais aucune qui pourrait valoir sans le texte purement documentaire qui l’accompagne. Cet homme sur un fauteuil roulant, c’est dans l’Oregon, seul État des USA à avoir légalisé l’euthanasie, et il est le premier à avoir rempli le formulaire de demande. Ces objets cylindriques régulièrement alignés et baignés d’une lumière bleue, on ne saurait pas sans le texte qu’il s’agit de déchets radio-actifs dans une piscine et qu’un homme mourrait en dix secondes s’il pénétrait dans cette enceinte. Trois perroquets gris dans des sortes de bocaux rectangulaires en plexiglas : oui, mais ils sont en quarantaine à la douane.

Après, à vous de faire votre liste, dans les dangers, les inquiétudes, les fissures du monde. Celles-ci nous parlent, parce que nous n’en sommes pas indemne. Cette citerne blanche banale dans une pièce vide : c’est le texte qui nous dit qu’elle abrite pour quelle éternité le fondateur d’un projet de cryogénie avec improbable ressuscitation, ils en étaient assez convaincus, lui et son épouse, pour l’essayer les premiers. Ou bien rien qu’un tas de sable : oui, mais après avoir tournée dans le désert californien son film Les dix commandements, ce monument de l’art du film muet, Cecil B de Mille enterre le gigantesque décor dans un lieu tenu secret, le plus gigantesque décor de toute l’histoire du cinéma, pour que personne ne s’en serve après lui. Las, un réalisateur opiniâtre identifie l’endroit, mais une procédure d’urgence va le classer comme site archéologique protégé : de quelle ruine s’agit-il, de quelle façon cela bouleverse-t-il notre rapport à la mémoire et à l’histoire, voire aux rêves ?

Ainsi, chacune des soixante-deux pages associant une image et un texte s’insère en nous comme depuis une facette pré-existante de notre rapport au monde, mais par ses frontières, ses pulsions les plus secrètes. Mais on n’en connaissait pas le nombre, l’étendue, le fractionnement, avant que soixante-deux fois on nous en fasse faire le voyage.

(extrait)

 

Salman Rushdie | préface à An American Index...


« Notre intérêt est à la limite dangereuse des choses », a écrit le poète Robert Browning dans l’Apologie de l’évêque Blongram (1855). Ce vers a inspiré des écrivains, de Graham Greene, qui a déclaré dans ses mémoires de 1971, A Sort of Life, qu’il pourrait servir d’épigraphe à tous ses romans, à Orhan Pamuk, qui le place au début de son roman Snow. Elle pourrait tout aussi bien servir d’introduction à la photographie d’une femme dont l’esthétique consiste à repousser les limites de ce qu’il nous est permis de voir et de savoir, à aller aux frontières ambiguës où des dangers –- physiques, intellectuels, voire moraux –- peuvent nous guetter. Elle n’hésite pas à entrer dans la grotte d’un ours noir en hibernation et de ses petits, ou dans une pièce remplie de capsules de déchets nucléaires dont les radiations bleues vous tueraient en quelques secondes si vous n’étiez pas protégé. Taryn Simon a vu l’étoile de la mort et a survécu pour en parler.

Je suis toujours immensément reconnaissant aux personnes qui font des choses impossibles en mon nom et ramènent l’image. Cela signifie que je n’ai pas à le faire, mais au moins je sais à quoi cela ressemble. Ainsi, le premier sentiment que l’on éprouve en regardant nombre de ces images extraordinaires est la gratitude (suivie rapidement d’une pointe d’envie : le salut de l’écrivain sédentaire à la femme d’action). J’ai connu un photographe sportif qui soudoyait un préposé à l’hippodrome d’Aintree à Liverpool, en Angleterre, pour qu’il lui permette de s’asseoir au pied de la barrière géante, Becher’s Brook, qui est l’obstacle le plus dangereux du Grand National Steeplechase de quatre miles et demi, afin de pouvoir rapporter des photos « impossibles » des puissants chevaux de course sautant au-dessus de sa tête. Si l’un d’eux lui était tombé dessus, bien sûr, il aurait presque certainement été tué, mais il savait, comme Simon, que l’un des arts de la grande photographie est de s’introduire dans le lieu – la salle radioactive, un centre de maladies animales, l’hippodrome, etc. ; un centre de contrôle des maladies animales, la clôture d’un hippodrome – dans lequel la photographie est sur le point de se produire, et de la saisir au moment où elle se produit.
« La plupart de ce qui compte dans nos vies se passe en notre absence », se dit le narrateur de mon roman Les enfants de minuit. Si Saleem Sinai avait vu les photographies de Taryn Simon, il aurait compris qu’il avait plus raison qu’il ne le pensait. Regardez ces innocents câbles orange et jaunes qui sortent du sol dans une pièce presque vide du New Jersey, protégés seulement par la plus simple des cages métalliques : ils ont parcouru quatre mille miles (en fait, 4 029,6 miles : Taryn Simon aime être précise) à travers le fond de l’océan depuis Saunton Sands au Royaume-Uni pour apporter à l’Amérique des nouvelles d’ailleurs –- 60 211 200 conversations vocales simultanées, dit-elle. Mais l’intérêt de ces câbles, c’est que vous avez peut-être deviné que de tels objets existaient probablement, mais vous n’aviez certainement aucune idée de leur emplacement, de leur nombre, de leur épaisseur ou de leur couleur, avant de voir cette photo. Vous n’auriez pas pu imaginer que votre voix entre dans cette pièce banale et pourtant magique, mais elle est là, transformée en petites parcelles d’énergie numérique. Chaque jour, nous traversons des mondes secrets comme ceux qui se trouvent à l’intérieur de ces câbles, sans jamais soupçonner ce qui nous arrive. Quel est donc le monde fantôme et quel est le « réel » : le nôtre ou le leur ? Ne sommes-nous pas plus que les fantômes de ces machines ?

Notre époque est celle des secrets. Au-dessus, au-dessous et à côté de ce que Fernand Braudel appelait les « structures de la vie quotidienne », il y a d’autres structures qui sont tout sauf quotidiennes, des vies dont nous avons peut-être entendu parler mais dont nous n’avons presque certainement rien vu, ainsi que d’autres vies dont nous n’avons jamais entendu parler, et d’autres encore dont il est difficile de croire à l’existence, même lorsqu’on nous en montre les preuves imagées. Auriez-vous cru à l’existence, par exemple, du magazine Playboy en braille ? Eh bien, le voici, avec ses oreilles de lapin et tout le reste, publié par un service de la Bibliothèque du Congrès, rien de moins. Et voici aussi une photographie qui ressemble à s’y méprendre à une scène de crime hitchcockienne légèrement mise en scène, comme, par exemple, la pente boisée dans The Trouble With Harry où nous apprenons pour la première fois quel est le problème avec Harry (il est mort, voilà le problème). Il s’agit de la photo du cadavre d’un jeune garçon en train de pourrir dans un bois, prise dans un centre de recherche du Tennessee créé spécialement pour étudier la décomposition des corps dans différents environnements. Ici, nous dit Simon, il y a jusqu’à 75 cadavres à un moment donné, se décomposant sur un site de six acres. Peut-être Patricia Cornwell ou les gens du CS1 connaissaient-ils ce genre de recherche médico-légale de pointe, mais pas moi, et même en regardant le tableau d’une beauté surnaturelle de Simon, avec ses branches nues et scintillantes, ses feuilles mortes et sa riche palette automnale, on s’interroge sur l’ingéniosité illimitée des êtres humains, sur notre besoin de savoir, qui fait que même nos propres cadavres pourraient un jour être mis à contribution, pour se décomposer dans une clairière.

Comment entrer dans certains des endroits les plus secrets du monde et en ressortir avec la photo ? Le grand journaliste Ryszard Kapuscinski dit qu’il survit aux zones de guerre les plus dangereuses du monde en se faisant passer pour quelqu’un de petit et d’insignifiant, qui ne mérite pas d’être tenu à l’écart, qui ne mérite pas la balle du chef de guerre. Mais Simon ne fait pas dans les images volées ; il s’agit de photos formelles, hautement réalisées, souvent soigneusement posées, qui requièrent la pleine coopération de leurs sujets. Le fait qu’elle ait réussi à obtenir un accès aussi ouvert, par exemple, à l’Église de Scientologie et au MOUT, une ville simulée inaccessible du Kentucky utilisée, à des fins d’entraînement, comme un champ de bataille urbain, et au Bureau impérial des Chevaliers mondiaux du Ku Klux Klan avec ses sorciers, ses Nighthawks et Kleagles, qui ressemblent à des personnages d’un film des frères Coen, et même la salle d’opération dans laquelle une femme palestinienne subit une hyménoplastie, une procédure généralement utilisée pour restaurer la virginité, prouve que son pouvoir de persuasion est au moins égal à son talent de photographe. Dans une période historique où tant de gens font de si grands efforts pour dissimuler la vérité à la masse du peuple, une artiste comme Taryn Simon est un contre-pouvoir inestimable. La démocratie a besoin de visibilité, de responsabilité, de lumière. C’est dans l’obscurité invisible que les choses peu recommandables se blottissent et se développent. D’une manière ou d’une autre, Taryn Simon a persuadé un bon nombre d’habitants de mondes cachés de ne pas se mettre à l’abri lorsque la lumière est allumée, comme le font les cafards et les vampires, mais de poser fièrement devant son objectif envahissant, en brandissant leurs tatouages et leurs drapeaux confédérés.

L’esthétique de Taryn Simon ne correspond pas à l’esthétique habituelle du reportage –- la caméra à l’épaule tremblante, la pellicule monochrome granuleuse du « réel ». Ses sujets –- perroquets gris dans leurs cages de quarantaine, plants de marijuana cultivés à des fins de recherche dans la ville natale de William Faulkner, Oxford, Mississippi, la forme rougeoyante du 44 Magnum photographié dans la chaleur de la forge, une paire de juifs orthodoxes unis contre le sionisme – sont inondés de lumière, capturés avec une clarté brillante, hyperréaliste et haute définition qui donne une sorte de statut de star à ces mondes cachés, dont les occupants pourraient être considérés comme les opposés des étoiles. Dans sa vision d’eux, ce sont des étoiles sombres mises en lumière. Ce que l’on ne connaît pas, que l’on voit rarement, possède une forme de glamour occulte, et c’est cette beauté noire qu’elle révèle avec tant d’éclat et de brio. Voici la maison de plage de Cap Canaveral où les astronautes se rendent avec leurs épouses pour un dernier moment d’intimité avant de s’envoler dans l’espace. Voici un homme embroché dans la poitrine, suspendu en l’air pendant la Lone Star Sun Dance.

Voici le terrain de basket éclairé de la direction de Cheyenne Mountain dans le Colorado, un poste de surveillance conçu pour survivre à une bombe thermonucléaire. On ne peut qu’imaginer quels étranges jeux post-apocalyptiques en un contre un, quels ultimes tirs à la volée pourraient être tentés ici si les choses tournent mal pour nous autres. C’est ainsi que le monde se termine : pas avec un bang mais avec un crochet du ciel. (Non, à la réflexion, il y aurait probablement un bang aussi).

Taryn Simon utilise le texte comme peu de photographes le font, pas seulement comme titre ou légende mais comme partie intégrante de l’œuvre. Certaines images ne révèlent leur signification qu’à la lecture du texte, comme sa photographie des dunes de sable de Nipomo à Guadalupe, en Californie, sous lesquelles, nous dit-elle, se trouve l’un des plus extraordinaires décors de film jamais construits, la Cité du Pharaon créée pour la version muette de 1923 des Dix Commandements de Cecil B. DeMille, et délibérément enterrée ici pour empêcher d’autres productions de « s’approprier ses idées et d’utiliser son décor ». Il existe de (rares) cas où le texte est plus étrangement intéressant que l’image. En cataloguant le contenu confisqué de la salle de contrebande du service des douanes et de la protection des frontières de l’aéroport John F. Kennedy, Simon offre une sorte de fugue surréaliste, une ode aux fruits (et à la viande) défendus qui surpasse même sa corne d’abondance d’images : « Des rats de canne à sucre africains infestés d’asticots, précise-t-elle, des ignames africaines ». Dioscorea, pommes de terre andines, cucurbitacées bangladaises, viande de brousse, chérimole, feuilles de curry (murraya), écorces d’orange séchées, œufs frais, escargot africain géant, calotte d’impala, graines de jacquier, prune de juin, noix de kola, mangue, gombo, fruit de la passion, nez de porc, bouches de porc, porc, volaille crue (poulet), tête de porc sud-américaine, tomates arborescentes sud-américaines, époque sud-asiatique infectée par le chancre des agrumes, canne à sucre (Voaceae), viandes non cuites, plante sub tropicales non identifiée dans le sol. »

Pour la plupart, cependant, ses images tiennent facilement la route, même lorsqu’elles sont accompagnées des informations les plus étonnantes. Le portrait fumeux, blanc sur blanc, de la capsule de conservation cryogénique à zéro degré dans laquelle reposent les corps de la mère et de l’épouse du pionnier de la cryogénie Robert Kittinger est plus qu’effrayant, il évoque de manière si éloquente notre peur de la mort et nos rêves d’immortalité que peu de mots sont nécessaires. Le plan d’une masse de déchets médicaux infectieux atteint la beauté abstraite d’une peinture au goutte à goutte de Jackson Pollock ou, peut-être, d’une pièce de Schnabel à la roche éclatée. Il y a des images d’une profonde humanité, comme le portrait de Don |ames, un malade du cancer en phase terminale, pris juste après qu’il ait reçu une ordonnance pour une dose létale de pétrobarbital, pour laquelle il s’était battu avec succès en vertu de la loi de l’Oregon sur la mort dans la dignité. Il y a des grotesques abrutissants, comme la photo du pasteur Jimmy Morrow, le manipulateur de serpents de Newport, dans le Tennessee, tenant un serpent Copperhead du Sud au venin mortel juste au-dessus d’un texte biblique nous enjoignant d’« appeler son nom Jésus » — et il y a des images épiques époustouflantes, comme le portrait rose d’une région de formation d’étoiles, la nébuleuse Pacman, située à neuf mille cinq cents années-lumière. (Cela représente un peu moins de 57 000 000 000 000 000 de kilomètres, d’après mes calculs : un long chemin à parcourir pour obtenir une bonne photo). Et dans au moins un cas, il y a une pièce remarquable d’art « trouvé ». Qui aurait pu prédire que ces quatre-vingt-dix capsules en acier inoxydable contenant du césium et du strontium radioactifs, immergées dans une piscine et émettant des radiations bleues, ressembleraient autant, lorsqu’elles sont photographiées du dessus, à la carte des États-Unis d’Amérique ? Lorsqu’un photographe propose une image aussi puissamment expressive, même un fervent défenseur des mots comme moi est obligé de reconnaître qu’une telle image vaut au moins mille mots.

 

(transcrit de l’anglais via DeepL)

 

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 1er juin 2022
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