visualiser le monde autrement

entretien sur les ateliers d’écriture


L’hebdomadaire Politis vient de proposer un hors-série consacré à l’éducation populaire, pour lequel Olivier Doubre m’a soumis quelques questions sur les ateliers d’écriture, je les reprends ici, en le remerciant.

Depuis une quinzaine d’années, vous animez de nombreux ateliers d’écriture auprès de divers publics. Dans Tous les mots sont adultes, votre méthode pour l’atelier d’écriture (Fayard), vous notez le changement de statut des ateliers d’écriture au cours de ces dernières années. En quoi et de quelle manière s’est produite cette évolution ?

Le début des ateliers d’écriture en France, c’est 1973, donc une histoire qui a pu sédimenter. D’une part, les enseignants, d’autre part, les éducateurs, formateurs, soignants sont de plus en plus nombreux à utiliser les techniques d’écriture créative. La liste des lieux où ces initiatives sont proposées est aussi de plus en plus diversifiée, même l’université s’y met. Troisième point, les écrivains de jeune génération n’ont pas eu à traverser la même coupure, la même hostilité. En amont d’un projet d’écriture, on a donc beaucoup plus de repères, on peut s’appuyer sur les expériences existantes. Alors le niveau monte, et les tricheurs restent en arrière. Mais il y a un terrible déficit, en particulier dans la formation. En deux ans d’IUFM, les futurs enseignants ont 4 heures avec un orthophoniste pour ce qui concerne l’oralité, qui fera 80% de leur métier, pour l’écriture créative, zéro pointé.

Pourquoi l’atelier d’écriture est-il un « formidable vecteur pour l’appropriation de la littérature » ? Est-il ainsi, selon vous, un exemple parfait de forme d’éducation populaire ?

Pour apprendre la philosophie, on s’exerce à philosopher. Cela semble d’évidence. Or on continue de fétichiser l’expérience littéraire, au prix d’énormes contresens sur la posture ou l’intention de l’auteur. D’où la très grande coupure de l’enseignement des lettres et d’œuvres qu’il lui serait urgent de s’approprier pour que les élèves, et pas seulement ceux qui affrontent plus de difficulté sociale, puissent percevoir le lien nécessaire de la langue et du monde qui constitue notre immédiate réalité : une réalité en mutation rapide, chaotique, obscure. On prend une page de Beckett, de Perec, et on explore avec son propre bagage ce que ce territoire formel précis révèle de soi-même : je ne crois pas qu’on puisse se dispenser de cette énonciation du monde, par ceux-mêmes qui le disent de l’intérieur de cette mutation. Peut-être, de Balzac jusqu’à Proust, la littérature pouvait parler pour eux : plus maintenant.

L’atelier d’écriture est un espace qui amène des personnes qui sans doute écrivent rarement à se mettre à le faire. Mais vous notez également que, outre des « déclencheurs d’écriture », ils amènent souvent aussi les publics qui les fréquentent à la constitution de la « bibliothèque qui les accompagne ». Les ateliers d’écriture participent donc à une formation au goût de la lecture ?

Je n’aime pas l’expression « goût de la lecture », qui la relègue à une forme de loisir, même d’aristocratie du loisir. La lecture, c’est violent, sauvage. Ça appelle à de la solitude, à du risque : les lectures qui nous fondent, Artaud, Kafka, ne nous laissent pas indemnes. Mais il s’agit d’apprendre à y marcher seul, élaguer la profusion marchande, et savoir comment appréhender une œuvre difficile. Nathalie Sarraute est une auteur corrosive, urgente, indispensable. Mais si on ne guide pas la première entrée, on ne saura pas comment elle peut nous aider à vivre. Cette question de bibliothèque, c’est aussi qu’émergent des pratiques d’ateliers quelques livres qui accompagnent le chemin d’écriture, lui ouvrent des possibles. Au lycée, on lit la Métamorphose de Kafka, mais pas son Journal. On parle de la Disparition de Perec, mais pas de Espèces d’espaces. On fait comme si les écrivains qu’on étudie n’avaient pas eu besoin d’apprendre.

Vous dites qu’il n’y a « pas de déclinaison particulière de l’atelier d’écriture selon ses publics, seulement une façon de positionner soi-même ». Pourtant, vous devez certainement ajuster votre animation de ces ateliers selon qu’il s’agit de lycéens, de détenus ou de malades en hôpitaux psychiatriques. Quelles différences y a-t-il dans votre pratique selon les publics ?

Le mot animation convient au macramé, pas à l’écriture. On est devant la même urgence, la même nécessité, qu’on intervienne à Normale Sup ou dans un centre de détention. Pour travailler sur le rêve, j’utiliserai aussi bien à Normale Sup qu’en centre de détention le même texte d’Henri Michaux. Bien sûr, sans doute, les questions que je me poserai quant à la vie et au chemin de Michaux seront différentes. Mais pas le texte d’appui, et certainement pas non plus les textes produits : notre travail, c’est d’apprendre à les faire résonner les uns sur les autres. L’an passé, j’ai mené simultanément un atelier à l’école des Beaux-Arts de Paris et au conservatoire de théâtre : le statut du corps, et symétriquement le statut du texte, comment on le renvoyait au monde, différait radicalement. C’est là qu’il y a pour nous un espace passionnant : on ne peut pas écrire des livres comme si rien n’avait changé autour.

Ecrivain, vous expliquez que les ateliers d’écriture vous ont permis « d’infléchir » votre travail personnel, ouvrant « des pistes esthétiques d’exigence neuve ». Ils ont été aussi pour vous l’occasion de « réapprendre l’intensité de l’acte d’écrire […] dont le métier peut éloigner » ? Comment se réalise cette inflexion ? Comment ont-ils modifié votre métier d’écrivain ?

D’abord, parce que je visualise le monde autrement. Selon des logiques qui ne me sont pas accessibles de mon propre fait, sans l’expérience menée ensemble. Un texte de SDF racontant la rue piétonne cul par terre déploiera une autre image de la ville. Alors j’écris pareil, uniquement sur ce qui me concerne moi, mais ce qui résonne à l’extérieur est plus complexe, accepte aussi plus de fragilité. Et si ça passe avec les gens, c’est que j’ai su leur dire en quoi l’expérience menée ensemble m’apportait à moi aussi. J’apporte mes propres questions, ce à quoi je ne sais pas répondre. Les auteurs qui pour moi comptent. Donc l’expérience est une révélation pour eux autant que pour moi. Le risque qu’ils prennent, je réapprends à me l’imposer : justement parce que, écrivain, ce n’est pas un métier ?


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1ère mise en ligne et dernière modification le 23 septembre 2006
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