vers une écopoétique #03 | Jean-Christophe Bailly fait son jardin

écopoétique et éthique : une chance pour l’invention de récit ?



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vers une écopoétique, #03 | Jean-Christophe Bailly fait son jardin


On vous propose deux extraits du Dépaysement de Jean-Christophe Bailly (Seuil, 2011), soit le chapitre 7 au complet (le livre consiste en 34 « voyages en France »), soit simplement deux paragraphes pris isolément dans ce chapitre. Par exemple, extrait d’extrait, dans le paragraphe d’ouverture, la phrase :

Pierre noire et détrempée, remblais luisants, feuilles mortes, faubourgs d’industrie effilochés, abandonnés sous les hautes cheminées d’où plus rien ne s’échappe (comment devrait-on dire ? [..] le train qui, après avoir franchi le Rhône en venant de Lyon monte vers Saint-Étienne, s’étire entre des collines le long d’une vallée presque étrange à force d’être sans charme : on a l’impression que tout ce qui est là n’a pas véritablement voulu y être et que nul non plus n’a eu la volonté de s’en débarrasser : ce serait comme une table de cantine mise il y a longtemps et dont rouilleraient ici ou là les gamelles, un peu diverties par l’apparition de quelques ustensiles flambant neufs cherchant à donner le change.

Et, si on tourne deux pages, autre extrait de l’extrait, l’incursion dans les jardins ouvriers de Saint-Étienne :

Puis, selon les saisons, les talents, les patiences, processions de choux montés en bordure, suites argentées de cardons enveloppés pour l’hiver, salades tantôt rabougries tantôt épanouies s’alignant sous un massif de fleurs fanées, tomates ayant résisté ou non à l’humidité –- les vaincues formant de tristes grappes de retombées noircies –-, parcelles tirant sur la perfection d’un manuel de jardinerie ou, au contraire, tirant sur la friche avec une cabane qui donne de la gîte, tonalités de vert pâle et de brun rouillé griffées parfois d’éclats rouge orangé venant des fleurs ou, lorsque c’est la saison, de différentes sortes de courges -– les meilleures des parcelles selon moi étant celles qui s’équilibrent entre une culture effective, productrice, et un art consommé de l’improvisation bâtisseuse, la cabane en effet étant le point d’ancrage : non seulement local où ranger les outils mais aussi, grâce à l’appoint d’une petite tonnelle de préférence un peu fatiguée, d’une table et d’un banc (avec souvent, je ne sais pourquoi, un morceau de miroir cassé installé près de la porte), lieu où accueillir le soir quelque ami avec qui boire un verre, ce modèle réduit de sociabilité, qui ricoche de parcelle en parcelle et d’un groupement à un autre étant justement ce qui confère aux jardins ouvriers cette allure de zone franche peut-être pas rebelle mais tout au moins dédouanée, affranchie qui, sur les franges de la ville, entonne un chant très léger, peut-être en train de disparaître.

Et nous, on va chacun explorer ce qui, dans notre expérience personnelle, correspond à ce mot de jardin, si chargé chaque fois d’un noeud précis d’interaction homme/nature, en essayant que ce soit dans la même résolution attentive et poétique que les deux paragraphes proposés du Dépaysement (y compris dans l’écho de ce titre magnifique, appliqué au plus familier, ça vous va ?).

Premières minutes de la vidéo-consigne, après rappel concernant le début de ce cycle et ses deux premières propositions : sur le site de Françoise Renaud, son carnet d’installation 2023 : déménageant de l’Hérault en Creuse, l’appropriation du nouveau lieu (y compris par ce journal textes et photos), se fait les mains dans la terre, s’appropriant le sol, et cela non pas comme utilité mais un lien plus profond, incluant les fleurs, et les saisons.

Jardins : nous en conservons toutes & tous mémoire. Je cite : ce jardin partagé, petite enclave rectangulaire sous les hautes tours du Montréal downtown, les jardins ouvriers de Tours, où j’habite, dans leur lien à l’enclave ferroviaire de Saint-Pierre des Corps ou ce qu’on nomme ici « l’île Noire », mais aussi le rituel pérennisé du grand-père maternel, même après les années de guerre ou l’économie de subsistance de l’instituteur rural. Mais, dans le contexte urbain, les jardins à la verticale, ceux qui s’implantent sur les toits, ou ces quartiers (longé un à Blois récemment) dans lesquels les habitants font pousser des « herbes » au pied des arbres sur les trottoirs. Ou bien, tiens (même depuis la vidéo), le fait que dans mon petit bout de périphérie urbaine, dans le rayon kilomètre hérité des promenades Covid, je connaisse au moins cinq anciens bouts de jardin, l’un aussi minuscule que la pièce où je travaille, tombés en déshérence après décès, et qui pourtant ne sont pas encore revenus à la totale vie sauvage. Ou ces jardins dits éducatifs, ou thérapeutiques, là-bas dans les cités, ou la joie des enfants de maternelle à créer le leur.

Folklore ? Non, au contraire, un concentré de rapport homme-nature à la fois historicisé et socialisé. On n’a rien à dire qu’une traversée souvenir d’une allée de dix mètres entre deux rangs potagers ? Eh bien, si nous le multiplions par quelques dizaines de participants, quelle anthologie de ces rapports si complexes, et pourtant si déterminés par leur lieu même, nous obtiendrons.

Jean-Christophe Bailly ? Longtemps enseignant à l’École nationale supérieure du paysage de Blois, où il a été en charge notamment des « Cahiers » annuels — le dernier s’intitule Paysages futurs —, lui revenait de visiter ses étudiants de master dans leur stage de 2ème année, là où s’élaborait leur mémoire. Ce n’est pas déterminant (un des motifs de l’écriture de Le dépaysement c’était l’existence heureusement éphémère, en France, d’un « ministère de l’identité nationale »). Dans les 34 chapitres que compte Le dépaysement, le septième a pour titre « Légers jardins, à peine », dont je vous recommande la lecture intégrale (sept pages !). Mais, dans ces sept pages, le premier paragraphe, approche en train de la ville de Saint-Étienne, et, un peu plus loin, celui dont l’incipit est « à commencer par », où soudain s’inventorient les parcelles des jardins ouvriers minuscules et serrés de la vieille ville minière, avec leurs bricolages, cabanes, grillages, vieux sièges en plastique mais aussi recoins de convivialité apéro.

Et c’est tout ? Oui. L’enjeu du thème que nous explorons impose d’y entrer lentement, progressivement. D’en inventorier une matière. Cette progression, c’est l’accumulation de nos « jardins » qui va lui donner son amble.

Et ce sera une constante pour ce cycle : territoire neuf, rien qu’on puisse anticiper, avant que, collectivement, nous l’écrivions.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 15 septembre 2024
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