à propos des blogs, pour le Magazine littéraire
L’ami Anh Mat (des Nuits échouées) a la bonne idée d’aller collecter la première phrase mise en ligne par laquelle ont commencé une série de blogs proches. Question difficile pour moi, est-ce que c’est l’ancien journal photo, du moins la partie discrètement gardée dans un coin du site, est-ce que c’est ce billet le tsunami et l’escalier de la toute fin décembre 2004 au moment où je basculais en spip ? Du coup il cite cet entretien que j’avais complètement oublié, pour le Magazine littéraire. Qu’est-ce qui a changé, en 7 ans, et l’irruption des réseaux sociaux, de nos questions à nos blogs ? Frappant, encore plus que l’avant-réseaux sociaux, et par démonstration négative, la place prise depuis lors par de vrais supports numériques de lecture (1ère liseuse pour moi juillet 2008, 1er iPad avril 2010, dernier achat Kindle PaperWhite février 2013, et la maturité définitive des tablettes...).
note initiale – novembre 2006
Lucie Geffroy m’envoie pour une enquête du Magazine Littéraire une série de questions, j’y réponds bien volontiers. Et c’est aussi une partie de la réponse, que mettre en ligne ces 58’ clavier, en découvrant les questions à mesure qu’on rédige une réponse : ça sert à ça, un blog.
Je signalerai ici quand ce dossier paraîtra : on répond sur le fond, on en profite pour réfléchir soi-même, et libre à eux d’en prendre ce que bon leur semblera. D’ailleurs, ça pourrait être un exercice : rédiger soi-même, aux mêmes questions,
ce qu’y auraient répondu ceux que je répertorie dans mes propres liens blogs galaxie...
Non complété, non retouché (sauf la phrase sur les 3000 lettres de Beckett : point que je considère vraiment important).
PS (19/11) : merci à La Feuille, à Internet’Actu, à Affordance, à Lignes de Fuite (voir mes liens) d’avoir diffusé réagi à cet article
bruit de fond & création : blogs d’écrivains
Vous avez été l’un des premiers écrivains français à vous intéresser aux richesses de l’informatique et d’Internet (ou je me trompe ?). Vous déplorez que les auteurs comparativement aux scientifiques, musiciens, artistes visuels se soient pour l’instant assez peu appropriés l’outil informatique. Selon vous pourquoi cet état de fait ?
L’un des premiers, pas tout à fait (mon site personnel était quand même le 800ème site Internet créé en France !), mais c’est étonnant comme le monde littéraire se défie du Net. Non pas de l’outil informatique : toute la « chaîne » du livre passe par l’ordinateur, tous les auteurs ont un mail et travaillent à l’ordinateur, mais Internet est perçu comme un média traditionnel. Un média de plus, cantonné à la critique littéraire ou à la vitrine commerciale : une majorité écrasante d’auteurs confiant à leur éditeur le soin de leur existence réseau, alors que ce paysage éditorial est en recomposition instable et rapide. Et qu’Internet, de toute façon, est bien plus que la transposition au réseau des médias existants. Je ne sais pas si ces auteurs, trop timides pour se préoccuper du Net, sont vraiment conscients des risques qu’ils encourent : non pour leur publicité (étymologiquement dit), mais comme si nous n’étions pas responsables nous aussi d’un statut menacé du livre dans la société, comme si nous n’avions pas chacun, à notre place, à défendre l’idée même de la littérature dans la société.
Quand exactement et pourquoi avez vous commencé à écrire un blog ?
Il faut d’abord s’entendre sur le mot blog : l’important, c’est la présence de notre littérature, des études qui la concernent, de sa vie créatrice, dans l’espace neuf de circulation de sens et de langage qu’est le réseau. Au tout début, notre priorité à quelques-uns (bien avant même le site BNF et la récente découverte par les politiques de ces questions…) a été de mettre en ligne un minimum de textes du patrimoine, de Rabelais à Proust, via Baudelaire et Rimbaud. Ensuite, d’implanter sur Internet les ressources dont ont besoin les étudiants, les bibliothécaires, les entretiens ou inédits dont nous voulions faire mémoire, ça a été pour moi la création, avec quelques amis, du site remue.net, avec ses dossiers sur des contemporains, Bergounioux ou Echenoz par exemple. Avec la généralisation du haut débit, et la banalisation d’Internet auprès de l’ensemble des professionnels, est apparu un nouvel enjeu : pas seulement installer des ressources fixes, mais la possibilité d’un dialogue au fil des jours, comme à la radio, ou dans un périodique. Nous disposons d’outils qui permettent des mises en ligne instantanées, très simples. Ce qu’on appelle blog, c’est une maquette préformatée, mais limitée, de ces outils. Aussi bien remue.net, site collectif, que mon site personnel, tierslivre.net, ont évolué vers cette idée de lieux d’écritures en constant renouvellement, carnet de liens et informations. Le rss est venu consolider ces pratiques nouvelles : on peut aisément suivre, avec netvibes par exemple, une cinquantaine de sites ou bien plus, en sachant instantanément ce qu’il s’y écrit de neuf. Cela aussi c’est un outil qui peut créer de nouvelles possibilités, ou déplacements, du rapport de la langue au monde.
Qu’est-ce que pour vous, en tant qu’écrivain, le blog offre de particulièrement intéressant ? comment l’envisagez vous ?
Dans cette optique, si le blog c’est simplement un reflet de l’usage quotidien, cela ne m’intéresse pas particulièrement. Certains se sont révélés, via le blog quotidien, des vocations de diariste, au sens noble du terme, tant mieux. Mais le fait que le blog permette une circulation et une consultation de journaux personnels, et l’apparition massive de ces journaux, n’implique pas qu’on ait à faire de cette forme d’écriture notre forme dominante.
Avez vous lancé le blog dans la perspective de Tumulte, ou les choses se sont-elles réalisées de manière plus empiriques ?
La question devient alors : est-ce que j’ai d’un côté mon activité d’écrivain, via le livre, et de l’autre côté mon activité au jour le jour, humeurs, photos, compte rendu des déplacements, rencontres, ou coups de gueule, ou bien est-ce que l’outil Internet, si plusieurs centaines de personnes vous font cette confiance, jour après jour, de suivre vos propositions et travaux, peut interférer sur la démarche littéraire elle-même ? Mon site reflétait cette division, les livres d’un côté, le quotidien de l’autre, alors je me suis donné cette contrainte, je m’étais donné arbitrairement un an pour voir, d’écrire sur le Net au jour le jour, sans regarder en arrière. Aujourd’hui, j’en suis à considérer qu’un site, via son effectivité très concrète, la façon dont il est lu, est une production esthétique aussi mûre que les autres. Elle ne concurrence pas, ne remplace pas le livre graphique, mais ces associations texte, son, image, sont potentiellement une combinaison, une production de temps, comme le cinéma et la musique produisent du temps, qui en fait un champ spécifique : dans la mesure où chacun, assigné à l’ordinateur par son travail, confère à l’outil informatique une part de son rapport au monde, c’est un champ poétique comme un autre. Plaçons ici de la langue. Retrouvons, même ici, notre fonction originelle : la littérature comme question posée au langage.
Quel bilan tirez vous de cette expérience (Tumulte, le blog devenu roman) ?
Trop tôt pour un bilan, sauf déjà que je ne crois pas que je puisse revenir en arrière. La découverte qu’Internet peut m’amener aux mêmes sensations littéraires, au même risque littéraire, que la publication, ou lire en public, ou produire un texte de théâtre. Un autre enjeu aussi : les « formats » du texte littéraire n’ont jamais été indépendants de leur condition d’usage ou de circulation, de Bossuet et Saint-Simon à Maupassant ou Carver. Ce rapport à la circulation du texte via écran nous réouvre par exemple l’espace esthétique de la prose courte, comme ont pu la développer, en pleine conscience, Robert Walser ou Franz Kafka. On peut assumer la contrainte du bref, et chercher à retrouver nos vieux démons littéraires, le fantastique, le lien au réel, nos journées de lecture… Pour moi, c’est ce que je dois comme découverte à l’expérience Tumulte.
Vous avez écrit récemment sur votre blog : le livre reste un objet tel que l’informatique rêverait d’en produire. Selon vous qu’est ce que le livre a à envier à l’informatique ?
Ce n’est pas moi qui ai inventé cet axiome : si les ordinateurs étaient mille fois plus perfectionnés, on aurait une immense joie à inventer le livre… C’est notre chance, par rapport à la musique, par exemple. Mais une chance provisoire et fragile, à mesure que se développent les recherches sur le papier électronique. Je suis trop attaché à mes livres, depuis l’enfance. Le rapport du mental à la lecture, pour moi, passe toujours d’abord par le livre. Je n’ai pas envie d’un Michaux ou d’un Gracq seulement électroniques. Par contre, quand je cherche quelque chose dans Montaigne, je cherche d’abord dans mon disque dur, ensuite je reviens au livre. C’est un outil. Par contre, dans l’évolution des usages sociaux, l’ordinateur tend à devenir transparent, tant il se mêle à tout. On veut trouver son chemin en voiture ou consulter les horaires de la piscine, on regarde sur Internet. On peut considérer que notre vie intellectuelle, l’étude, la lecture, le partage du poème, cela doit rester en amont, ou à côté. Mais c’est déjà trop tard. Autour d’une œuvre qu’on aime, la collectivité Internet, avec ses listes, ses forums, est déjà un partage ancré dans nos pratiques. La réflexion intellectuelle passe aussi par les usages réseaux. Alors oui, pour que les livres survivent, Michaux et Gracq on s’en saisit via Internet.
Peut-on approximativement dénombrer le nombre de blogs d’écrivains en France ? Les français ne sont-ils pas un peu à la traîne dans ce domaine comparativement à d’autres pays européens ou aux Etats-Unis ?
Quantitativement, la question n’a pas grand sens, parce qu’émergent via Internet des usages qui déplacent le statut même de l’écrivain. Des sites Internet qui ne sont pas littéraires questionnent l’écriture, l’ouvrent. Oui, le monde intellectuel français est à la traîne, et c’est dangereux : les universitaires même encore plus que les écrivains. Il n’y a pas aujourd’hui de musicien sans son site. Les maisons d’édition en gros ont rattrapé leur retard, mais avec des sites souvent uniquement fonctionnels. La bousculade culturelle qu’est le monde des blogs, avec sa réactivité, son désordre, est déjà centrale, en tout cas se mêle à égalité aux médias traditionnels, mais on fait comme si c’était une sorte de bruit de fond. La question plutôt devrait être : comment veiller ensemble à ce que ce soit un véritable espace critique, un véritable espace d’expérimentation et création ? Ajoutons que tout cela se passe bénévolement, sans aucune discussion ni soutien côté État ou grands établissements publics : un site comme remue.net se retrouve à occuper une place quasi centrale dans l’espace littéraire virtuel, à égalité avec des revues vénérables, alors que ce n’était pas du tout notre propos initial, et que nous tenons ce site sans aucun moyen spécifique. Parfois, c’est une responsabilité qui nous fait peur.
Est-ce que vous fréquentez d’autres blogs d’écrivains ? si oui lesquels ? si non pourquoi ?
Notre petite communauté de producteurs de contenus Internet est à la fois stable et mouvante. A mesure que nous apprenons ensemble à utiliser cet outil, construire qu’il interfère avec la littérature, bien sûr nous apprenons les uns des autres, et partageons beaucoup : personnellement, sinon, je serais techniquement largué. Donc oui, via mes fils rss, je suis de près une bonne trentaine de sites, les plus actifs, et pas forcément ceux de gens dont je me sens proche. Les sites qui m’intéressent le plus, je crois que c’est ceux qui utilisent vraiment l’outil Internet pour construire une intervention, une matière spécifique, plutôt que les sites qui sont seulement une médiatisation de l’activité de l’auteur concerné. Et c’est aussi vers cela que j’évolue personnellement, même si je suis déjà, dans ce monde des jeunes auteurs, un peu vieux jeu : mon modèle initial, c’était la vitrine d’un ami luthier, regard ouvert sur l’atelier, les outils, les livres en train d’être lus…
Le blog est-il actuellement, selon vous, l’outil par excellence de l’expression du moi pour un écrivain ?
Le danger du blog, c’est qu’il pourrait donner l’impression que ce que vous nommez « l’expression du moi » a un statut de supériorité, voire serait irréductible dans le travail littéraire. Si c’est une tendance de la société, cette hypertrophie du moi, ou cette exhibition de l’intime, alors les blogs vont l’accentuer. C’est sans doute ce qui se passe côté Skyblogs ? A nous de faire en sorte, si nous considérons que le travail littéraire n’est pas « l’expression du moi », d’insérer et faire vivre sur le Net d’autres modes de réflexion du monde, de travail de la langue sur le monde. Je ne me considère d’ailleurs pas indemne de cette réflexion, on n’avance que via ses erreurs.
Jean-Louis Kuffer [1] voit dans le blog un avatar du salon littéraire, sorte d’agora éminemment démocratique. Etes vous d’accord avec cette idée ?
A lire ce qui était, au temps de Flaubert et Baudelaire, ou Proust, l’échange dans la communauté littéraire, alors oui, Internet nous permet de restaurer, dans le monde d’aujourd’hui, son éclatement et sa dispersion, ce qu’ont pu exprimer, au temps des Lumières plutôt que dans l’image Verdurin, les « salons ». Par exemple, quel bonheur que la « liste Perec », et le fait que trois cents personnes puissent échanger sur Perec même si l’un est au Japon et l’autre dans les Vosges. Je suis plus réticent sur ce vocabulaire agora démocratique. D’une part le mot agora : personnellement, je souffre d’agoraphobie, ce n’est pas une pose. J’aime Internet parce qu’il me permet des dialogues, parfois très intenses, qui respectent mon besoin privé de silence. Mais le mot démocratie ici est déplacé : les journaux ou les sites qui mettent leurs « forums » au même niveau que leurs articles font passer le bruit de fond avant le travail de contenu. Pour ce qui est de l’écriture, l’ordinateur ne change rien à la difficulté, au harassement. L’Internet littéraire, c’est celui qui met en rapport avec l’énigme, pas celui qui la remplace par la conversation : imaginez un blog Celan… Parallèlement à cela, pour s’en tenir à Celan, sa correspondance est abondante, de la même façon qu’on a je crois quelques 3000 lettres de Beckett : c’est ce temps social de l’écrivain, cette activité autour ou en amont de l’oeuvre, que capte Internet : ce n’est donc pas un détournement, ni une fonction neuve .
Assez récemment le blog d’une jeune Irakienne fut nominé pour l’attribution d’un prestigieux prix littéraire anglais le Samuel Johnson Prize de BBC-4 ? qu’en avez vous pensé ?
S’il y a quand même un fond à la question précédente, c’est qu’Internet est aussi, désormais, un lieu d’échange prescriptif. Un lieu d’échange hors des prescriptions dominantes. On peut défendre un livre qui serait complètement ignoré du système consensuel dominant, avec ses éternels romans formatés, et ses académies ringardes. Le système des prix littéraires fait partie de ce qu’il nous est indifférent de voir s’écrouler un jour. Nous n’attendrons pas des vieilles valeurs le cautionnement de celles qui naissent. C’est ce que j’aime dans la communauté Internet : assez de belles choses pour qu’on ait envie de les suivre, on travaille sans se préoccuper du reste. Le meilleur, le possible de l’Internet littéraire est encore à venir. Mais déjà, c’est cela aussi la fascination : naissent des démarches, via l’outil Internet, qui interrogent notre rapport aux livres, à la langue, sans l’annuler du fait de l’écran, de la technique. Mais à condition que nous, ce lien, on l’exprime, on en fasse un objet de circulation, de résistance.
Questions posées par Lucie Geffroy pour le Magazine littéraire : on les remercie.
[1] voir carnets JLK/blogosphère -
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1ère mise en ligne 15 novembre 2006 et dernière modification le 9 juin 2013
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