Noël à Redon

on ne s’exprime pas sur les affaires judiciaires en cours


On ne décide pas de ce qui vous empêche de dormir.

Et cela vous est indifférent, au fond, cela ne vous rejoint pas, ce ne sont pas des visages qu’on connaît, ce ne sont pas des lieux où on s’est arrêté.

Sauf que justement, on ne décide pas de ce qui vous prend, comme ça, dans la nuit, et ne vous lâche plus.

Ce n’est pas une grande ville, pas une de ces villes même avec ces autobus, une gare, ou si on a ça c’est en tout petit. Une rocade, trois supermarchés, un centre-ville qui s’appelle centre-ville, avec sa place et ses sens uniques, les magasins qui restent. Une ville avec une grande ville plus loin, maintenant pour n’importe quoi, l’hôpital, le cinéma ou les courses c’est là-bas qu’on va.

Pour partir à la grande ville et se faire une vie, il faut avoir rompu de l’isolement.

Et puis tellement de choses qu’on ne sait pas. Se guérir d’imaginer ce dont on n’a pas connaissance, se guérir de fabriquer des images qui remplaceraient ce gris du monde où on est, le monde qui ne vous donne pas de détail ou d’image continue hors de ce qui vous entoure au plus près : comme on fait nous les myopes, en touchant.

Les éléments qu’on connaît sont si peu. Ce qui choque c’est cela : tant de bruit, et puis plus rien. Tant de bruit, et après on oublie. Sans doute que là-bas non. Là-bas, les mots sont extraction, convocation, on prépare un procès : il y a un procureur ou substitut du procureur et ces gens-là ont aussi un cœur et une cervelle, des enfants quand ils rentrent et la voiture à faire réparer, les courses à compléter. Ce n’est pas une mécanique tant que ça, même sous les papiers, les formalités.

Il y a l’image de la fille : des gendarmes qui l’entraînent, un vêtement tiré sur le visage, on aperçoit juste les cheveux, des cheveux tirés en queue de cheval, il y a ces types quoi photographient et qui filment : c’est leur boulot, ils le disent : nous on fait notre boulot, la voiture des flics qui s’en va, et leurs voitures à eux qui suivent, peut-être en s’arrêtant au café tout auprès, dans la petite zone commerciale, puisque aussi bien c’est fini, les images sont en boîte. Il y avait ces gens, en bas de l’immeuble : ils l’ont huée, ils ont crié. Eux ils n’avaient pas de vêtement sur la figure. Est-ce que sans les caméras ils auraient crié, l’auraient insultée ? D’habitude il n’y a personne ici : un escalier qui tombe des trois étages, une porte de verre près des boîtes aux lettres, le parking où on range les voitures, et le chemin à travers la mauvaise pelouse qui rejoint l’arrêt de bus. On est une ville avec juste quelques bus, centre-ville d’un côté, la zone commerciale au bout, le lycée et les immeubles sur le trajet, avec un crochet pour desservir les quartiers, la place avec la poste.

On n’avait pas parlé de son âge, par exemple. On disait « la mère ». C’est la fonction, c’est le profil. On corrigeait parfois : « la jeune mère ».

C’est un mot de la fonction tragique, celle qui est dépositaire de la vie, parce qu’elle la donne. Mais enlever la vie n’est pas forcément méchant. On peut étreindre, se coucher sur. Il suffit d’un oreiller, d’une couette, de son poids, et d’étreindre comme on étreint quand on aime : désespérément. C’était désespéré. Ensuite, c’est déjà fini. On prend un sac poubelle, parce qu’on ne ferait pas autrement, que c’est déjà le chemin de séparation, le plastique noir qui a séparé de l’identité, on prend un grand sac de sport, on a toujours ce genre de sac en haut d’un placard et puis on s’en va, on marche. Elle n’avait pas pris le car, ni la poussette, ni rien. C’était le fond de la nuit : ce moment des heures d’avant le matin, on ne croise personne. Dans une heure, oui, au retour, les types qui s’en vont à l’usine pour commencer à cinq heures, ou ceux qui prennent la rocade et l’autoroute pour aller travailler à la grande ville, ils sont nombreux, ici. Elle s’écarterait des phares, on ne la verrait pas.

Il faut se guérir d’imaginer même l’étreinte, et même le sac. Il faut s’en tenir à ce qui a été dit et rapporté.

C’est Noël, il y a des guirlandes en travers de la rue commerçante, il y a des ampoules dans les arbres, les arbres tout nus qui sont devant les immeubles, et des publicités clignotantes en face de l’arrêt de bus. L’appartement est à louer, il va être réattribué, c’est les services de la ville qui les accordent, tout a été déménagé, les parents y ont aidé. Il n’y avait pas grand-chose : un frigo, une cuisinière et une table dans la cuisine, un canapé et une télé dans le séjour, tout ça pas cher, ordinaire. Ce qui concernait le gosse on l’a donné, le reste on l’a entreposé dans le bout du garage, et ça ne regarde personne qu’eux.

On va la voir en prison : on le lui dit, on a fait état de comment on s’est arrangé pour ces questions-là, les questions pratiques.

C’est Noël et plus personne pour rien évoquer de tout cela, c’était il y a deux mois.

Il aurait fallu qu’elle parte, qu’elle change de nom. Mais il y avait tant et tellement de possibles avant, de possibles en amont. Sauf que pour ces trucs-là, avant, on ne vous aide pas. On vous met plutôt des obstacles : vous les franchissez, on accepte et on on vous laisse partir. Vous n’avez pas la force de les franchir, parce qu’ils vous semblent encore chargés ce qui déjà est si lourd, et encombré, et bouché, alors on se tait. On regarde fixement la personne qui vous a parlé du dossier, des rendez-vous, des conditions, on dit merci ou au revoir, ou rien du tout, parce qu’on n’a pas toujours envie d’être poli à ce stade-là, on retourne dans sa coquille : on fait à manger au gosse, et pour soi on prend ce qui reste. Il y a la télé d’allumée, ça colmate.

Elle avait monté cette histoire aussi invraisemblable qu’était tout ce qu’on invente dans le désespoir, dans le noir, à force de ces nuits, à force de ce temps recommencé, et de la solitude aussi.

Comment ça aurait pu marcher ? Les journaux parlent si souvent de ces enfants enlevés, d’une voiture qui s’arrête, d’un type qu’on a vu traîner. D’une femme qui s’est vu enlever son bébé dès la maternité. C’est une figure toujours recommencée : portraits d’enfants recherchés et disparus, enlèvements, gendarmes et militaires fouillant des étangs et des bois. Alors c’est ce qu’elle avait dit. Près de la ville il y a tant d’étangs.

Peut-être quand même qu’elle ne pensait pas qu’ils le retrouveraient si vite. C’est qu’elle n’était pas allée bien loin : elle y était allée à pied.

Les deux jours que ça avait pris, on l’avait vue dans les journaux, à la télé, mais elle y était préparée. On a le visage de toute façon raviné, et les cernes et l’angoisse. Même son âge : on ne voyait pas son âge. Il n’y a à dire que les phrases qu’on a lues tant de fois. Mais les autres ils font leur métier. Leur métier n’est pas de croire que quelqu’un, comme ça, s’introduit chez vous dans la nuit. Bien sûr on parcourt les étages, on enquête dans le voisinage, on ressort les dossiers : c’est pour cela, qu’ils l’avaient huée, pour la culpabilité mise en partage, sans rien demander ?

Bien sûr que leur métier c’est de savoir où vous êtes allée, qui vous rencontrez, comment vous vivez et qui vous croisez, à qui vous téléphonez. Mais si tout cela, avec elle qui avait l’âge du lycée, on en fait le tour en trois heures de métier : les appels téléphoniques, rien, presque rien. Le courrier et les impayés, une comptabilité qui tiendrait sur une page de carnet. On ne tient pas longtemps, dans ce cadre-là, à cet âge-là. On n’a à dire que ce vide de la nuit, justement parce que soi-même, dans sa tête, on ne voit plus que ce vide, pour cette nuit, qu’on l’a gommée et effacée, celle qui s’en va à pied, chargée d’un sac. C’est un cauchemar qu’on a trop fait, c’est une figure qu’on a déjà dans ses rêves, avec des bois noirs et de l’eau, et une rue déserte parce qu’on a justement choisi une rue déserte pour y aller (elle se souvient d’un chien, se souvient de sa peur). Finalement ils l’avaient laissée rentrer : aussi bien, ils la voyaient toutes les heures ou presque, et la nuit est-ce qu’elle s’en doutait qu’un type en service restait discrètement dans la voiture au coin, pendant ce temps ils cherchaient, on se rapprochait des étangs.

Le père c’était réglé : dans les journaux aussi, c’était réglé. Le père était parti. Et même jusqu’en Allemagne. Ce n’est pas difficile, de trouver du travail en Allemagne. Il y a les kilomètres, la langue, les administrations séparées. Il n’envoyait pas d’argent : juste, il ne voulait rien savoir. Et même aujourd’hui : lui il avait tout lâché, il y a plus de dix-huit mois, avant la naissance, même, alors qu’on ne l’embête pas merci, au courant de rien. Les polices s’entraident : là-bas à Francfort ils avaient vérifié, le type ne s’était pas absenté de son boulot. Et puis même, elle, la mère, semblait s’y être tout de suite résignée : elle ne lui avait pas demandé de compte, pas intenté de poursuite, il n’y avait même pas eu de mariage ni quoi que ce soit. Voilà, il était parti. On ne s’occupait même pas de son âge, au père : puisqu’elle on disait « la mère », lui on lui trouvait l’âge qu’il fallait, sans doute. Ça lui faisait quand même pas loin de dix ans de plus qu’elle.

Les parents, on a su après. Une fois les huées, et le sac retrouvé, elle arrêtée. Les huées comme s’ils se vengeaient, comme s’ils mordaient : et la façon des parents de plier la tête, comme s’ils s’excusaient de n’être pas du camp de ceux qui criaient, qu’ils auraient dû, ou voulu. Pour le nom de la ville étalé dans toutes les télés, et la une du journal, avec la photo de la porte d’immeuble, le parking et les boîtes aux lettres : mais cette photo-là, entre rocade et arrêt de bus, bâtiment blanc trois étages, on ne pourrait pas la faire partout ? Les parents avaient dit qu’ils l’avaient aidée : un enfant à dix-sept ans c’est trop tôt, alors qu’elle s’en débrouille si c’est ça qu’elle avait voulu, avec un type qu’eux ils ne connaissaient même pas. Dans ces histoires-là on se méfie, et eux ils l’avaient prévenue : ils le laissaient entendre. Ils disaient : quand elle a eu cet appartement, son père est venu l’aider, il lui a tout refait. C’est des affaires de peinture et de papier peint, et sans doute aussi d’avoir une voiture pour convoyer un lit pour le gosse, le canapé de chez But ou Fly ou Conforama payé en trois fois qu’on a mis dans le salon où elle dort, parce que la chambre était pour le gosse.

Peut-être qu’elle aurait dû quand même reprendre le lycée : dans ces lycées ils sont des centaines et des milliers, après tout on lui aurait trouvé un foyer, on aurait pu l’aider. Des filles qui vivent ça il y en a dans chaque lycée. Elles disent que ce n’est pas facile avec les anciennes copines, qui ont passé dans la classe d’au-dessus quand, elles, il leur faut recommencer. Et aussi qu’elles ont l’impression d’avoir cinq ans de plus que leurs voisines, et des soucis qui n’ont tellement rien à voir : les fièvres et les otites, les salles d’attente et les papiers, l’arrangement avec une nourrice ou les papiers pour la famille d’accueil. Elle avait commencé les démarches, pour la famille d’accueil. On l’interrogeait sur le père : il fallait qu’il signe pour des démarches, elle lui avait écrit, là-bas à Francfort, lui il se méfiait et ne signait rien. En quoi ça le regardait, il pensait, familles d’accueil ou foyers et tout ça. Et puis elle le lui avait dit sur la lettre : maintenant elle avait un travail.

Elle avait un travail, elle faisait des heures. Pas beaucoup d’heures. Mais avec l’allocation pour le logement, un bout d’allocation aussi pour l’enfant, elle s’en tirait : bien sûr elle s’en tirait.

On n’avait pas manqué de le dire dans les journaux : combien comme elles, qui s’en tirent dignement ? On disait toujours « la mère », et jamais l’âge. C’est le silence, qui est dur. Les filles avec qui on bosse, est-ce qu’on va le leur raconter. Les parents, ils l’avaient aidée : elle-même elle le disait, pour refaire l’appartement et déménager ils l’avaient aidée.

On fait la liste, après, de tous ceux à qui on aurait pu parler : mais voilà, ce n’est pas forcément facile, de parler. On a préféré le grand rêve noir. On s’imagine que la logique du rêve est celle du réel : qu’il s’imposera avec la même évidence. On n’aura plus ce poids, on aura toujours le sweat-shirt bleu et la queue de cheval, on aura retrouvé son âge. On l’aura aimé ce bout de corps. C’était trop dur et pour lui aussi c’était tellement mieux comme ça, on s’imagine : que cesse simplement ce qui pèse.

Reste qu’on l’avait huée. Reste qu’on ne parlait jamais de son âge, et qu’on disait « la mère », « la jeune mère » juste ça, et qu’elle fut huée, par ceux-là même qui ne lui parlaient pas, à elle la silencieuse, elle qui filait vite.

C’est Noël à Redon, l’appartement a été repeint et réattribué. On a probablement oublié : qui lui parlait, de toute façon, à celle qui passait avec sa poussette ou pas de poussette, et que personne ne visitait ?

C’est elle qui sera jugée, et personne d’autre. Il y aura des jurés. Probablement que le père ne fera pas le voyage : il y est pour quoi, là-dedans ? La société est garante de tous ceux qui la composent, et du petit corps de dix-sept ou dix-neuf mois qu’on a étreint sous son poids.

On peut faire la liste de ce qui vous lie intérieurement à ces articles de journaux, lus il y a deux mois et qu’on n’a même pas recopiés : la liste ne justifie pas qu’on s’interpose, qu’on trouble la réparation en cours. Il y a ce qui brasse à l’intéreur de soi, et dont on ne parle pas. Des visages s’assemblent et s’ordonnent sur fond noir : qui ne sont pas ceux dont on a parlé, mais ceux qui vous appartiennent. Dans les murs que dressent les villes, il y a — pour ce qui régule le vivre ensemble — la tâche d’en exhausser la complexité : la langue est là pour ça, parce que c’est cela qui nous porte, fantômes compris, devant ce vivre ensemble. On serait plus calme à ne pas desserrer les brides de l’étau intérieur, mais c’est aussi l’étau qu’il faut dire, et dont il n’a jamais été fait mention.

Il y a des guirlandes en face de l’immeuble, à Redon, et sa propre ville : pareille.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 28 décembre 2006
merci aux 1433 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page