la face vierge du monument aux Morts

Algérie 1961


Ce texte a été écrit à l’initiative de Mohamed Rouabhi, pour une lecture, le samedi 20 octobre 2001, à Épernay de 61 textes d’auteurs contemporains ayant pour point de départ ou d’arrivée le 17 octobre 61. Il a été repris en janvier 2003 dans L’Algérie des deux rives, coordination Raymond Bozier, aux éditions 1001 Nuits.

 

Tu as huit ans, tu es enfant, bien sûr enfant.

La guerre tu la sais – tu la sais par ton grand-père, tu la sais par ton père : le jeune instituteur balancé à Verdun dans la mort et la boue, devenu là-bas brancardier, mais revenu, et le jeune garagiste filant au maquis et transbahutant des armes ou racontant la libération, la fois qu’il a vu de Gaulle et sa médaille.

La guerre c’est des paroles, d’une génération à l’autre génération, et celles d’avant pareil : on ne le sait plus, mais c’était la continuité, c’était une face négative et sans cesse présente.

Depuis Verdun il y a sur la place du village le poilu, et la cérémonie qu’avec les gosses de l’école, main dans la main, deux par deux, on y avait – le maire lisait les noms, longue litanie de noms, et puis litanie plus brève, pour ce qui fut la guerre du père.

À la maison, des objets : un sabre, un tambour, un uniforme, un masque à gaz, et cette épingle rouillée derrière l’insigne FFI.

On n’avait pas d’images : dans l’armoire du grand-père, de Verdun, le journal L’Illustration, avec sa couverture dessinée, voilà ce qu’il gardait – on avait photographié, mais après, et autre chose.

On avait photographié le chemin des Dames et Douaumont, mais bien plus tard, lorsqu’on y était retourné.

Tu as huit ans, et peu d’images : en cherchant à convoquer les images, viennent des noms – Petit-Clamart : la première irruption d’un poste de télévision en noir et blanc à hublot rond dans le village, tu l’associes encore à De Gaulle, à l’attentat, à ces mots Petit-Clamart.

Et puis il y a la famille B... – le village était petit, et il y en eut certainement d’autres : toi tu te souviens du fils B... – parti à la guerre, parti pour la guerre – les mots de ce qui est à la fois en continuité pleine, comme pour le grand-père et le père, et en même temps silence absurde : où, la guerre ? à qui, la guerre ? plus loin que le village, il y avait la mer, autour du village, les champs, les voitures.

Il est revenu, le fils B..., après son temps – j’ai été vérifier : sur la face vierge du monument aux morts, dans le village, on n’a pas rajouté de noms.

Mais qu’on regarde un peu partout les monuments aux morts, ils y sont les noms, un, deux par village : guerre il y a eu, et nous n’avions pas d’images, à l’école on n’en parlait pas – la logique héritée suffisait à justifier : parti pour la guerre, le fils B...

J’ai eu dix-huit ans, puis vingt-huit – un jour j’étais à Bombay, je travaillais depuis quatre mois dans un centre nucléaire, j’avais perdu depuis longtemps le français, j’habitais sur place. Un soir, dans la chambre, j’ai entendu le mot MERDE, un énorme MERDE franchement lancé, et forcément je suis allé frapper à la porte. C’étaient deux jeunes scientifiques algériens : jeune, parce que je l’étais aussi, ou je l’étais encore, et on avait tous trois le même âge. On avait huit ans, l’année 1961. L’un alors vivait en France, l’autre en Algérie. C’est celui qui avait eu son enfance en France qui avait crié, sans cela on ne se serait peut-être pas croisé. Avec son ami, on a appris à se connaître, lentement, avec réserve. Cette année-là, son frère était exposé sur la place du village. Le corps mutilé de son frère, et l’interdiction d’aller jusqu’au corps jeté par terre, tué par balles et mutilé, de son frère aîné. C’est lui aussi qui m’a parlé du bombardement de Sétif, le 8 mai 1945, et des 45 000 morts. Dans sa tête, à lui, c’était ce mot comme poussé d’un seul bloc : « Les Français. » Tout un mois on a beaucoup parlé. On avait eu, en 1961, nos huit ans ensemble, moi dans ces images absentes, le fils Talmont parti à la guerre, lui dans ce seul souvenir, la terreur et le sang. Je porte depuis lors ce frère aîné de nous deux, mutilé et exposé, et à la famille même interdiction, les armes y veillaient, de lui rendre dernier devoir.

Je ne sais pas si pour ceux-là on a élevé monument, avec comme chez nous les noms. On a su tellement peu : avions-nous le droit d’être enfant ? Les noms d’amis algériens s’amassent et se mêlent, Chérif, Kader, Hamid, Hocine, Malek, Rachid et les autres, tant d’autres : il reste au milieu, le corps mutilé du frère dont jamais je n’aurai su le nom, ni qu’il puisse y avoir pardon.


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1ère mise en ligne 3 février 2006 et dernière modification le 6 novembre 2011
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