Dylan trapéziste, comment la bio et pourquoi

premières réactions à la biographie de Bob Dylan chez Albin-Michel


Trois semaines de présence du livre sur les librairies, et déjà des traces virtuelles, depuis l’accueil à Culture Matin. Voir par exemple le podcast de la librairie Mollat à Bordeaux.

De nombreuses discussions avec des journalistes, parfois passionnantes et pointues. Je n’intègrerai pas ici de dossier de presse complet, ce n’est pas ma conception du rôle du site par rapport au livre. Plutôt juste un accompagnement.

Mais s’exprimer quand même : par exemple, très fier j’étais d’avoir ma photo en pleine page dans Rock’n Folk, dont la lecture mensuelle était un tel événement dans l’adolescence, et notre lien principal avec le mythe, de l’autre côté des mers. Et voilà qu’ayant lu tout récemment la biographie de Jimi Hendrix par Charles Ross dans la traduction proposée par Camion Blanc, je fais part à mon interlocutrice de ma surprise à la taille de Jimi, qui y est trois fois mentionnée, avec caution de la toise de l’armée américaine... Et moi j’y crois... Sauf que la déliquescente traduction de Camion Blanc ne sait pas convertir : je viens de recevoir la bio originale, Room full of mirror, et Jimi faisait bien 5 pieds 10 pouce, soit 1 m 77. On peut faire des erreurs (voir mon forum, et merci à tous ceux qui m’ont aidé, le 2ème tirage qui se prépare aura intégré les corrections), mais là c’est du par dessous la jambe. Ça m’y reprendra à lire une traduction, plus jamais Camion Blanc : l’éditeur qui véhicule le rock véhicule aussi de grosses bêtises. Merci aux forums hendrixiens pour leur prompte réaction.

On trouvera donc ci-dessous :

 L’écriture comme improvisation, l’entretien par mail complet avec Philippe Le Boulanger, pour le magazine Nantais L’Art à l’ouest, la version papier étant plus courte ;
 Dylan trapéziste, une étude un peu synthétique, publiée dans le spécial Dylan des Inrocks (sous le titre J’ai toujours écouté Dylan, ce qui est vrai mais ce n’est pas le titre que j’aurais choisi... Les Inrocks organisent d’autre part, le 26 octobre, à Paris, un hommage Dylan, j’y interviendrai probablement sous la forme d’un hommage à Richard Farina, personnage dont le rôle dans l’itinéraire de Dylan a sans doute été sous-estimé ;
 article Daniel Rondeau dans le Figaro, 20 septembre ;
 Quand les écrivains connaissent la musique, scan de la double page signée Alain Léauthier dans Marianne du 15 septembre, j’ai vraiment apprécié cette approche.

Photo ci-dessus : portrait Fabrice Demessence pour Rock’n Folk, sous les toits de chez Albin-Michel.

 


l’écriture comme improvisation

entretien avec Philippe Le Boulanger pour L’Art à l’Ouest (Nantes)

 

« C’est soi-même qu’on recherche ». Peux-tu décrire le mouvement qui t’a amené à écrire sur les Rolling Stones puis sur Dylan ? (demain Led Zep ?) L’articulation entre la recherche/l’accumulation documentaire et la reconstruction du sens/la fiction ?
Dans le travail d’écriture, on n’a que soi-même comme point de départ. On se traverse pour rejoindre les zones d’éclaircissement. C’est Barthes qui dit ça le mieux : « On écrit toujours avec de soi. Je voulais comprendre qui nous étions, dans notre coin de province, dans les années qui ont précédé mai 68, qu’est-ce qu’on en avait compris ou manqué. Et je n’avais rien, aucune photographie, aucun objet, si peu d’événements. Et puis, un jour, à Marseille, sur le trottoir d’un bouquiniste, je suis tombé sur un album illustré, un des premiers à avoir été consacrés aux Stones, et c’est tout ça qui me sautait à la figure, les photos, les objets, les sons. J’avais un chantier de fouille, tout était datable. Plus mystérieusement, c’est un genre de tunnel à traverser le temps : la musique ou une page de livre ont cet effet-là pour moi. Dans un premier temps, j’ai essayé une prose un peu libre, j’intitulais ça Tombeau de Keith Richards et ça ne marchait pas. J’ai mis longtemps pour trouver le déclic : ce livre devait produire sa propre documentation. Ne pas supposer connue la vie des Rolling Stones, ni de Chuck Berry, ni ce qu’était, pour chacun de nous, le premier électrophone Teppaz. Je me suis engagé dans ce bouquin en me disant que je ferais ça une fois dans ma vie, et que pour cette période de crête des Rolling Stones, disons de 1965 à 1972 , j’avais légitimité à le faire. Mais, une fois le chantier ouvert, difficile de s’arrêter : pour les années 70, la même charge symbolique, c’est plutôt Led Zep qui en est le marqueur. Et j’avais aussi tout ce monde plus lointain, en amont, l’assassinat de Kennedy, la guerre froide et les abris anti-atomiques. Une interrogation aussi sur le texte et les paroles : pourquoi, chez les Stones ou Led Zep, des textes aussi pauvres ? Tout cela me ramenait à Dylan. Lui aussi, écouté constamment.

L’équilibre - ou la distance - entre le personnage (biographie) et l’auteur (autobiographie) ? Rolling Stones, puis Dylan, sont sous-titrés Une biographie. Pourquoi pas Roman, finalement ?
On est dans une période de diktat du mot roman, fin de comète d’un âge d’or inauguré par Balzac et Flaubert. La tradition littéraire de notre langue se moque de ces limites de genre : Saint-Simon, par exemple, est pour moi le modèle le plus constamment actif. D’autre part, ce qui compte, c’est comment on pousse l’écriture à affronter ce qu’on ne sait pas, pour en extorquer un peu de justesse. S’il n’y a pas de réponse au bout (et surtout avec Dylan), au moins radicaliser la façon dont on interroge le monde. Ce qu’on documente, ce qu’on apprend, devient chaque fois une contrainte supplémentaire pour l’écriture. Ce n’est que dans la rigueur qu’elle a une chance d’être juste. D’autre part,les vies (les vies de saint au troisième siècle, la Vie de Rancé de Chateabriand, les Vies minuscules de Pierre Michon), c’est un genre majeur de l’histoire littéraire. Un réservoir très fort de formes.

François Bon, musicologue ? Musicien ? Groupie ? Documentariste ? Un peu de tous ces qualificatifs ? Et à quelle hauteur ? La question est pertinente parce que François Bon ne disparaît jamais derrière Bob Dylan. Bref, "Monsieur Dylan, c’est moi" ?
Non, Dylan c’est Dylan, un portrait d’artiste complexe, glissant et dur, mais tout entier travaillé par des figures d’écriture. Donc nous renvoyant à nous-mêmes, autrement que ce que nous savons d’avance. C’est ce qui justifie l’approche. L’écriture c’est une sorte de vertige, de trou. C’est là où on ne maîtrise pas. Alors oui, quand ma vieille maman me dit : « Je ne sais pas où tu vas chercher tout ça », ça me fait sourire, mais la documentation, vraiment, c’est avant le trou. Il y a un plaisir vrai à l’enquête, remonter vers les lieux, les gens, affiner le détail. Mais c’est la préparation de la page, ça ne lui donne aucune garantie. Musicologue encore moins : je parle guitare à travers mes rêves d’ados, je sais ce que c’est qu’un accord ouvert, et, pour Dylan par exemple, l’histoire de ses instruments c’est très important. Mais la voie de passage, l’endroit funambule où le travail commence, c’est ce portrait d’artiste. Peu importe qu’il tienne à la musique, à l’architecture. Et là aussi, Dylan abat un drôle de jeu de cartes, dans les périodes où la peinture compte plus pour lui que la musique, par exemple. Mais, pour avancer, c’est l’écriture elle-même qu’on questionne : qui je suis, d’où je parle, quelle garantie j’ai que mon discours soit juste. Alors oui, la démarche d’écriture reste un des paramètres à la surface du texte. Corollaire : ce qui compte, c’est la fabrication, l’invention. Parce qu’on s’interroge sur l’invention, il faut en examiner de près les conditions concrètes. On a la chance, pour Dylan ou les Stones, que des témoignages très précis abondent sur les séances d’enregistrement. Les registres du studio 1 de Columbia, ou des studios Columbia de Nashville, pour Dylan : l’invention est quantifiée, contrainte de se matérialiser à date fixe. Grande question à rebours pour l’écriture.

Le temps, les dates, les générations... Rolling Stones, et maintenant Bob Dylan, peuvent apparaître à certains comme des livres pour baby-boomers. Et pourtant ne sont-ils pas avant tout des livres qui affirment que cette musique est un art, ces chanteurs des artistes, dans un univers culturel français où c’est loin d’être évident à affirmer, a priori ?
On n’écrit pas de la littérature dans un dispositif d’adresse. On creuse dans ce qui est déjà donné. Je suis né en 1953, si je décortique mon adolescence c’est ces bonshommes-là que je trouve. Après, on peut trouver d’autres justifications. Nous étions enseignés à une perception du monde où les forces productives, le capital, étaient censés expliquer l’histoire. Et la petite surface des mœurs, au-dessus, relever seulement de l’idéologie. On s’est aperçu tardivement que quelques-unes des plus importantes mutations, l’appropriation spatiale, le commerce mondialisé, le rapport langue française et langue anglaise, le statut des images, tout cela au contraire se jouait dans cette surface faussement miroitante. Le monde anglo-saxon a compris avant nous qu’il fallait faite l’histoire de ces processus. A nous aussi d’utiliser notre place spécifique dans la réception (quelle curiosité, le jeu de validation réciproque Angleterre Amérique dans l’histoire des Beatles, des Stones, de Dylan), pour examiner de près ces mutations de notre propre temps. Je parle depuis mon âge : je m’explique avec ce qui est déjà du passé, mais dont l’interférence avec le présent est constante. Comment faire récit du présent, c’est plutôt là, l’enjeu.

Avec emphase, trop sans doute, je dirais bien que ces livres marquent des "tournants" dans notre univers culturel, dans le mien en tous les cas. Une certaine culture, assumée. (NB : magnifique phrase de Pierre Michon, dans l’émission Zazie : "François Bon, quand il roule la nuit dans le brouillard en écoutant les Rolling Stones, la métaphysique lui tombe dessus".
C’est un fait empirique. Dans une mutation très rapide du monde de l’après-guerre, soumis à des cassures violentes de la représentation (les photos couleur, la télévision, la mixité, le service militaire en crise, la conceptualisation du mot jeune), nous avons érigé en nous, comme château de ce que nous ne comprenions pas, des rythmes électriques, une beauté inédite, celle des guitares amplifiées. On découvre aujourd’hui que c’est un trait commun, qu’on soit devenu intellectuel, universitaire, artiste peintre ou chauffeur routier ou gardien de musée, mais avec une petite boucle d’oreilles ou les cheveux un peu trop longs. C’est notre jardin de littérature, là où nous avons à nous expliquer, sans que nous en décidions, pour renduire la vieille interrogation de la langue. On s’est peut-être trompé un moment, en s’imaginant que seuls les genres populaires de l’écriture pouvaient appréhender une mutation qui s’est déployée par des pratiques populaires. Mais le terrain culturel de ce tournant, via Debord, Adorno et Marcuse, ou les Mythologies de Barthes, ou les réflexions sur histoire et récit, tout cela était prêt.

L’écriture, le rythme, l’anglais (l’américain). Je suis troublé par l’écriture de Bob Dylan. "Prendre le temps d’accumuler de la lourdeur". Il me semble qu’il y a là de l’invention, une formidable invention. "Pas de particularité obligatoire" ? Je n’en suis pas si sûr.
Dylan oblige à cela, parce que c’est un type incroyablement lucide, intelligent, et qu’il dû décider très tôt, pour survivre, d’une séparation radicale entre ce qui est public et ce qui doit rester privé. Il nous dit : « Pour me comprendre, il faut aimer les puzzles. » Alors bien savoir où est sa propre place, dans ce travail : ne pas vouloir régler la question, ne pas prendre position (Dylan a-t-il du bonheur aujourd’hui ?), mais accumuler, gonfler le texte en amont pour retrouver l’endroit du choix, l’endroit où lui-même doit se confier à l’arbitraire. Pour ce bouquin, je n’ai pas maîtrisé grand-chose. On passe des semaines à se préparer à dire tel événement, tel enregistrement, on marine dans la doc sans écrire une ligne. On peut bloquer des jours, des semaines, et puis déclencher dix pages dans une nuit, ou dans un bistrot de New York. J’étais complètement à l’aveugle. Dylan est quelqu’un qu’il faut prendre par ses transitions, ses apories, ses attentes. Il n’écrit pas quand il va bien. Alors on se met dans les mêmes apories, les mêmes peurs. Là, à deux mois de distance, j’ai l’impression que je ne sais plus ce qu’il y a dans ce bouquin. Sa vie à lui, ma doc, j’ai tout parfaitement en tête, mais ce qui s’est passé dans l’écriture, c’est hors de ma portée.

Le rythme, l’oral, la lecture. J’ai adoré la conférence de La Baule (et pourtant c’était la 3e, moins préparée que les 2 autres disais-tu, mais peut-être parce que c’était la 3e, et peut-être parce que tu y as lu principalement le dernier chapitre, remarquable).
Il faut se faire raconteur d’histoire. C’est un vieil art, plus ancien que l’écriture. J’ai besoin de cette tension. Après la publication du bouquin sur les Stones, j’en ai souvent présenté des lectures. Peu à peu, je gardais le bouquin à la main et je racontais les histoires, tout en faisant écouter les musiques. J’ai pris goût à ces moments : travailler la concentration, avoir la maîtrise de son matériau, mais accepter l’écart, la dérive, suivre plusieurs fils. Pour Dylan, j’ai eu la chance qu’on puisse tenter en binôme, à France Culture, avec Claude Guerre, un feuilleton en 15 fois 20 minutes : c’est très peu de mots par rapport à l’espace du livre, mais ça contraint à aller bien plus loin dans l’osmose entre les musiques et les éléments de récit. Ces trois heures successives, à la Baule, je commençais par une traduction de chanson dite sur la musique de Dylan lui-même, et c’était comme lever un couvercle sans savoir ce qu’il y avait dessous… Je crois que j’ai intégré un peu de cette composante de l’improvisation dans l’écriture même du livre.

Je me souviens d’une représentation de Daewoo au théâtre, on m’a parlé d’une autre de tes lectures (à Saint-Herblain) avec captation de tes propres phrases et leur répétition avec écho/déformation. Quel est ton rapport avec la langue orale ? Popular music ? Et y a-t-il un rapport avec ton travail sur les ateliers d’écriture ?
Le seul rapport éventuel avec les ateliers d’écriture, c’est ce moment de fin de séance où on dit les textes, où on les retravaille dans l’instant, à la voix. La lecture en public pour moi c’est un partage fondamental. Arriver, et parler d’un auteur. Que ce soit Rabelais, Balzac ou Michaux. Ou Koltès. Ou préparer ses propres textes, comme je l’ai fait avec Tumulte, pour des lectures qui ne se reproduiraient jamais deux fois de la même façon, selon qu’on est dans une école d’art, dans un patelin de la Nièvre ou une maison de la culture de grande ville. J’ai beaucoup travaillé, ces deux ans, avec un musicien d’exception, le violoniste Dominique Pifarély. C’est une autre relation aux mots, qui n’empêche pas de se risquer dans l’actualité immédiate. C’est un domaine ouvert, mais encore beaucoup trop en friche ici, si on compare aux Etats-Unis ou même à l’Allemagne. Il y a des réserves très grandes d’expérimentation. Le travail avec l’ordinateur en fait partie, via des logiciels comme le très savant Max/MSP ou son dérivé Live : tout en lisant, je peux stocker des bribes d’accompagnement, installer des boucles ou des basses, on a beaucoup trop peu encore l’occasion de développer cette dimension-là.

François Bon et l’Ouest. Le nôtre, d’Ouest, pas celui des cowboys, celui des Charentes de ta jeunesse – tu évoques ton village dans Rolling Stones et dans Dylan –, la Vendée, tes invitations ici, etc…
Pour ce travail sur les Stones et Dylan, les question liées à l’espace, la ville, les déplacements, la façon dont on habite et circule, c’était très important : à la fois dans leur propre itinéraire, à la fois pour comprendre le nôtre dans une mutation territoriale complètement inédite. Alors oui, je travaille avec mes propres données, donc une petite ville du Poitou, ou l’enfance en Vendée. D’autre part, c’est historiquement un pays d’exil, et historiquement un pays de tradition protestante, ce n’est pas neutre : le grand-père de Keith Richards s’appelait Dupré, Kerouac était littéralement hanté par son origine bretonne… Après, ça s’arrête là. Quel est mon territoire imaginaire ? J’ai peur qu’il s’arrête désormais aux livres que j’ai lus. Nous avons tant travaillé sur nous-mêmes pour nous ouvrir à un peu d’Asie, un peu d’Amérique. Et sans doute aussi, dans ce rapport aux lieux, que l’écran et la connexion ADSL changent la donne. L’ouest est dans la tête.

 


Dylan trapéziste : l’écriture

contribution aux Inrocks, spécial Dylan

 

On sait la réponse de Dylan, à la conférence de presse de San Francisco, décembre 1965 : « Etes-vous plutôt chanteur ou plutôt poète ? – Moi, juste je fais danser les gens… » I’m a danceman.
Il aura, mais Dylan est le spécialiste des masques (après tout, c’est cohérent avec sa déclaration : « Je suis Bob Dylan seulement quand j’ai besoin d’être Bob Dylan. – Et le reste du temps, vous êtes qui ? – Moi-même. »), et il oscillera, mais sans jamais séparer les métiers, finalement.
Longtemps qu’on a séparé l’adoption de son pseudonyme de la célébrité de Dylan Thomas pour les mômes de 1960 (ça ne se prononçait pas pareil, et Bobby Zimmerman avait pour nom de rocker Elston Gunn à l’époque où il lisait Dylan Thomas), voir plutôt du côté de l’acteur Matt Dillon pour l’emprunt. Quand il arrive à la fac de Minneapolis, des étudiants un peu plus âgés, Dave Morton puis Dave Whitaker, le basculent d’un coup dans ce qui est la révolution poétique : le mouvement beat, illustré d’abord par Ginsberg. Donc quatre ans avant que ces ceux-là se rencontrent, et que leur relation soit étonnamment stable, solide.
On a bien sûr des pistes. Les objets ont d’excellents marqueurs : quand il arrive à New York, dès février 1961 il utilise la grosse Remington d’Izzy Young, du Folklore Center, puis la machine d’un journaliste du Times, Robert Shelton, qui a l’avantage d’avoir chez lui un piano à queue, et laisse à Dylan son appartement l’après-midi. Lui-même achètera sa première machine à écrire dès qu’il emménage 4th West Street avec Suze, et c’est, avec l’électrophone, une télévision et un fauteuil en cuir d’occasion leurs premiers grands achats. Que ce soit un objet presque symboliquement égal à la guitare : au printemps 1964, quand on s’embarque à quatre pour l’équipée dans le break Ford où il composera Mister Tambourine Man, il a acheté une des premières petites Olivetti portables, un bijou de mécanique, et tape directement dans la voiture conduite par Victor Maymudes, sur la petite tablette du siège arrière.
J’ai plus de mal à faire la distinction entre les écrits. Parce que lui-même ne parle pas de textes, mais de ses « objets rythme », rythm things, qui est une question lancée jusqu’à nous. Par exemple, un des premiers textes imprimés en tant que texte, non pour être publié, mais distribué avec le programme de son premier concert solo, c’est le fabuleux My life in a stolen moment.
D’accord, c’est un texte long : mais les chansons de Dylan partent souvent d’un texte récurrent de longueur équivalente. Surtout, il se prétend à l’époque orphelin. Il dit partout avoir fait son apprentissage de saltimbanque adolescent en suivant un cirque au Nouveau-Mexique. Ce texte autobiographique, My life in a stolen moment, essaye de restaurer la place de Hibbing : il y a potentiellement plus de légende à dire qu’on vient d’une petite ville endormie du Minnesota, et des nouvelles couches moyennes qui ont produit tant de gandins à guitare, qu’à continuer la fausse histoire de l’orphelin sur la route. Surtout, ce qui permet à la nouvelle histoire de subvertir la première, c’est la référence à la fugue : Hibbing une bonne brave vieille ville / J’en suis parti quand j’ai eu 10 ans et 12 et 13 et 15 et 15 1/2, 17 et 18 / Ils m’ont rattrapé et m’ont ramené sauf une fois. Histoire évidemment fausse : c’est papa et maman qui ont payé la première moto à 15 ans et une vieille Ford à 16 (la même qu’il rachètera plus tard pour la suspendre au plafond de son palais californien). Mais qui est empruntée directement au fugueur international : Le bateau ivre de Rimbaud lu avec Suze, et Charleville transposé à Hibbing.
Et, si la France a glissé de façon très lisse sur la vie de Bob Dylan (à part un séjour de six semaines en Savoie au temps de son divorce avec Sara, avec équipée aux Saintes-Maries de la Mer), Rimbaud c’est un point d’accroche : même aujourd’hui, Rimbaud c’est le petit nom qu’il donne à sa Stratocaster. Avec My life in a stolen moment, se séparent les flux d’écriture, ces textes en vers libre (plutôt que dire poèmes), avec notations logographiques et sans majuscules, qu’il publie dans Broadside ou dans les pochettes de disque, les siens (les 11 epitaphs avec leurs référence à Villon et à Brecht) ou ceux de Joan Baez ou Peter, Paul & Mary.
Mais on a trop, aussi, du poète l’image de l’homme inspiré, comme celle qu’il prend plaisir à offrir à Marianne Faithfull et au Londres branché de 1965, insérant un rouleau de papier toilette dans sa machine à écrire et tapant le dos tourné à tous les fumeurs de hasch. Dylan est quelqu’un qui travaille. Il connaît son Dickens et son Balzac. Il intègrera Baudelaire. Il a une base solide de poésie anglaise, les Keats et les Yeats, Byron lu avec Suze aussi, et de la poésie américaine, dont Whitman évidemment. Ce basculement américain, il le revendique pour son écriture. On n’importe pas le surréalisme, mais les écrivains voyageurs que sont Ginsberg, Corso, Ferlinghetti contaminent par le surréalisme la nouvelle poésie américaine. Est-ce que tous ceux qui écrivent des poèmes vous les appelez poètes ? Il faut une certaine qualité de rythme, une certaine façon de rendre visible. On n’a pas forcément besoin d’écrire pour être poète. Il y a des types qui bossent dans une station-service et ce sont des poètes. Moi je ne m’intitule pas poète parce que je n’aime pas ce mot-là. Je suis un artiste, un trapéziste... » Dylan échappera à l’appellation poète, dans son étroitesse, parce qu’il est dès Minneapolis en contact avec ce court-circuit formel importé par Ginsberg.
On a un déficit à combler, et pas seulement en France : les livres sur Ginsberg et la beat generation ignorent Dylan, pour eux ce n’est que de la variété et des gros sous, ils font l’impasse. Et les livres sur Dylan zappent Ginsberg au-delà du folklore qu’il représente. Pourtant, c’est au plus fort de sa relation avec Dylan que Ginsberg écrit The fall of America, une référence encore aujourd’hui pour qui veut travailler sur les formes et les noms de la ville moderne, un des premiers grands textes cinétiques, au sens où – réciproquement – Dylan dira que pour écrire il vaut mieux être soi-même en mouvement, voiture, train, avion, un peu comme Baudelaire refusait d’avoir une table chez lui. De même, après le faux accident de moto (presque faux), Dylan reclus pour 6 semaines dans la clinique privée du docteur Ed Thaler, Ginsberg sera avec Robbie Robertson un des très rares à être admis, et il vient exprès de Californie lui porter un carton de livres : des poètes, bien sûr. Si on a tous vu Ginsberg et Dylan, en 1975, se faisant filmer ensemble sur la tombe de Kerouac, jamais de documents sur ces équipées en van Volkswagen, Dylan accompagnant Ginsberg et son compagnon Peter Orlovski dans le désert californien, bien avant la mode Castaneda (très secrètement évoquée dans les Chroniques, encore une petite énigme sur notre route).
Dans cette période de la première explosion de légende, quand Dylan s’héberge chez Joan Baez (confrontée à un succès délirant, la jeune chanteuse de 20 ans avait loué un cabanon dans les montagnes au-dessus de Monterey, à Carmel, et acheté une Jaguar pour ses aller-retours), il apporte sa machine à écrire. Cette année 1964, il est prêt à se réincarner dans la peau de l’écrivain, et laisser le costume du chanteur. En partie à cause d’une présence fragile et noire, Richard Fariña, ex compagnon de chambre de Thomas Pynchon et élève de Nabokov, qui a voulu trop vite faire l’écrivain et se reconvertit en musicien folk, partageant la vie de la jeune sœur de Baez, et qui mourra deux ans plus tard : lui ne ratera pas son accident de moto.
Et Dylan en avait la capacité : voir la qualité de phrase et de regard des Chroniques, ces zooms juxtaposés sans chronologie sur des instants autobiographiques. Mais cela peut tenir à des hasards : dans le petit monde beat, Ferlinghetti est le libraire éditeur. C’est lui qui propose à Dylan de publier ses textes. Dylan se lance dans les proses brèves qui deviendront Tarantula. Accueilli dans la collection avant-gardiste de Ferlinghetti, Dylan aurait disposé d’une première base, d’un territoire d’écriture. Son agent (qui est celui d’Odetta, de Peter, Paul & Mary, mais aussi du Butterfield Blues Band et de Janis Joplin), Albert Grossman, s’accapare la poésie comme il fait des 45 tours : Dylan vend son projet de livre à un éditeur à succès, moyennant gras à-valoir, sans savoir que par là il se condamne comme écrivain. Erreur de cible, ça tombe à plat.
Dans la suite, la littérature s’éloigne. Une pièce entière de la maison de Woodstock est réservée aux livres d’art. Sur le lutrin offert par Grossman, on a une Bible ouverte. La tentation du cinéma passe plus inaperçue, parce qu’elle ne conduit pas à des réussites (l’ambigu Renaldo & Clara), mais Dylan s’équipera de matériel de montage dernier cri. Et surtout, les phases peintures, à Woodstock, puis à New York, ou lorsqu’il s’achète cette ferme sous ciel natal, à Minneapolis, et transforme en atelier ultra-secret l’immense grange à céréales, murs clos, verrière exposée nord. Dylan peintre, l’écrivain qui se tait ?
C’est peut-être plus clair aujourd’hui, progressivement. Parce qu’on ne cherche pas Dylan écrivain dans les textes accessoires, mais bien dans la façon d’avancer de ses chansons. Nous avons longtemps été trompés par des traductions simplistes. La poésie de Dylan, elle est dans Subterranean homesick blues, dans Desolation row, évidemment dans Ballad of a thin man, expression aussi mystérieuse que son « mister Jones » (ses copains l’appelaient affectueusement « mister Dylan »), avec dedans du Dashiell Hammett, du Gertrude Stein, et beaucoup de Kafka.
C’est peut-être plus clair maintenant que Dylan nous a dit, dans ses Chroniques, comment un jour du printemps 1963, à New York, écoutant L’Opéra de Quat’Sous, il a compris que les chansons étaient d’abord une structure et une écriture.
En fait, c’est nous qui nous posons la question : il y a eu la crise des missiles, en 1963, la guerre froide et sa menace nucléaire, et parce qu’un jour Dylan aperçoit un beauf de banlieue en train de construire un abri atomique dans son jardin, il écrit là, sur un coin de table, à l’angle de Bleecker Street et de MacDougal, A hard rain’s a-gonna fall, décalque très simple d’une comptine pour enfants de l’Angleterre du 17ème siècle, et voilà que des mots incarnent littéralement tout ce danger, et influent à rebours sur l’état du monde. Ce rêve, il y a beau temps que la littérature n’en dispose plus : et c’est bien ce qui fascinait Ginsberg chez Dylan. Alors Dylan écrivain, oui : ici, dans cette contamination.

Et qu’on a, nous, à y réapprendre.

© FB - Les Inrocks, spécial Dylan, sept 2007.


Dis nous, dis nous Dylan, par Daniel Rondeau

 

François Bon est entré sans effraction dans la vie de Bob Dylan et raconte d’une plume ferme les souvenirs d’un autre. Choses vues, lues, entendues, devinées. Rapports croisés avec pudeur. Les images des films de Martin Scorsese (No Direction Home, The Last Waltz) ne sont jamais loin. Le biographe fait tourner les ombres et les lumières d’une vie sans oublier de les frotter aux paroles des chansons qui servirent de bande-son à une époque affamée de mouvement. Sous les mots, la prime vérité des choses continue de vivre sa vie insoucieuse de la glose. L’époque en question est révolue, mais les chansons nous parlent d’une fraîcheur qui dure encore. Elles nous rappellent que le chanteur est aussi un poète (Dylan n’aime pas le mot, et je peux le comprendre. Il préfère qu’on le dise artiste ou trapéziste). L’ensemble dessine le portrait d’une solitude. Il y a des rêves qui séparent.

Les débuts sont balbutiants. Toute vie est un pèlerinage. Les hommes avancent dans leur vie comme dans un mystère. L’unité intérieure n’est pas une évidence, mais une conquête. Il faut du temps. Bob Dylan s’appelle encore Robert Zimmerman. Il connaît le moment magique de la naissance du rock’n’roll, au début des années 1950, quand le rock n’est pas une histoire, seulement une aventure improvisée pour garçons des bas quartiers. Un ange vient de passer, qui s’appelle Presley. Les enfants se roulent par terre. La musique populaire n’est plus un ingrédient pour suspendre le temps. C’est un passeport pour une énergie neuve.

La fin de l’histoire Dylan n’est pas écrite. L’homme n’est pas sorti de la saison de sa force, des surprises sont possibles. Ce prince du silence possède ce talent particulier d’échapper à ce qui l’enferme, routines et habitudes. Entre ses débuts et ce qui n’est pas une fin, un homme a grandi à l’intérieur de ses métamorphoses.

Cette énigme est la matière de François Bon. Voici Dylan, étudiant timide, troubadour, star, clochard, mari honorable et banal piocheur de choristes, Dylan le vagabond, avec ses chutes et ses résurrections, ses trous d’air, ses pannes, ses disparitions, ses fulgurances, le chanteur, mais aussi l’écrivain de Chroniques, le peintre, le nobélisable, le reclus. Fermons les yeux, écoutons l’un de ses albums (Bringing It All Back Home) et entrons dans le sillage d’une vie. Elle nous met en relation avec le romanesque quotidien de l’Amérique, car Dylan c’est l’Amérique. Cela veut dire un passé, (immigrants, personnages de Jack London et de Woody Guthrie), un répertoire (le vieux folk sans cesse réinventé), des paysages, des autoroutes et des villes (Hitting, berceau et fantômes, Minneapolis, campus et vents glacés, Chicago, Madison, et naturellement New York). Le 24 janvier 1961, Dylan arrive au Village, commune libérée, avec ses bistrots, ses beatniks, ses ouvriers italiens. Plus tard, il connaît Carnegie et le Gramercy Park Hotel. New York, l’on y va et l’on en revient. Il faut bien un après. Pour lui, ce sera Monterey, Nashville et Woodstock. Sur son chemin, il y a des écrivains (Kerouac, Rimbaud, Ginsberg), des guitares (sa première Martin, au timbre si net), un harmonica Marine Band (« une plainte à distance de la chanson »), plusieurs hommes d’influence (Albert Grossman, son manager) et quelques femmes (Joan Baez, Sara, etc.). François Bon excelle dans le récit des moments où Dylan fait basculer sa vie. Il suffit d’un rien, d’un regard, d’une certaine précision de mots, « a simple twist of fate », juste un virage du destin. Ses battements de coeur sont aussi les nôtres.

© Daniel Rondeau, le Figaro littéraire — merci à lui

 



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1ère mise en ligne et dernière modification le 22 septembre 2007
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