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les pages personnelles de François Bon

Des rêves de musique
François Bon, le journal images

Je ne saurais pas dater depuis quand, combien d'années, j'ai dans mes rêves des instruments de musique à cordes, souvent étranges, et la plupart du temps dans le rêve je me mets à en jouer, les sons et morceaux qui en viennent sont d'une maîtrise technique qui m'impressionne moi-même, les musiques tellement précises qu'il me semble que je m'en souviendrai au réveil, pourrai à jamais les reprendre. Je peux seulement être sûr, pour quelques-uns plus précis dont je me souvienne, qu'en 1972 par exemple (à cause du banjo 5 cordes d'un camarade de l'école des Arts et Métiers de Bordeaux, et de l'annonce du décès de mon grand-père maternel, l'instituteur) ces rêves étaient déjà aussi fréquents, précis et détaillés qu'ils le sont aujourd'hui.
L'acquisition systématique d'instruments de musique, à toute époque de ma vie, et la fascination à les accumuler, est tout aussi anciennement enracinée: je me souviens de mon violoncelle en 1965, de ma première guitare en 1966, d'une cithare parfaitement inutile achetée chez le coiffeur Barré de Civray en 1969 (même pas l'autoharp que j'aurai plus tard en 1971), des violons achetés au marché aux puces d'Angers, puis les accordéons diatoniques (mon premier diatonique, acheté 800 F de Marc Perrone, à Bordeaux, en 1974, comme j'en ramènerai un de Moscou de 1978, un autre de Prague en 1979 avec basses dédoublées à l'octave, quelle pitié de l'avoir revendu , 2 ans plus tard, dans une fin de mois difficile)...
A Paris, j'ai longtemps fait crochet par la rue de Rome, du temps où le conservatoire de musique y drainait toute une population musicienne, pour les vitrines des luthiers, les courbes forcément fascinantes des instruments du quatuor – et dans ce que j'écoute, prédilection aussi pour les instruments seuls (sonates d'Yzaïe, Kodaly, Britten) et les quatuors pour aujourd'hui (Scelsi, Feldman). D'où sans doute aussi la fascination, à avoir eu la chance de croiser quelques grands ou très grands (le même Scelsi, et Arvo Pärt dont j'étais le voisin à Berlin, mais entendant chaque note qu'il jouait et réciproquement, le violoncelle remisé sans regret dans sa housse). Je me vois une nuit de 1977 marcher de Montparnasse à la rue Lafayette, Paris sous une neige glissante, dérapant sans lâcher le violoncelle dans sa housse brune, le violoncelle que m'avait vendu Patrick Robin. Puis l'étui noir brillant dont je l'enveloppai. Ou la rue de Douai, à Pigalle, la rue des guitares électriques.
L'intérieur des ateliers de luthier, avec les odeurs de vernis, les instruments éclatés, ceux qui attendent sans cordes, font partie de cette fascination, créant des amitiés solides et de long compagnonnages, comme avec Ricardo Perlwitz à Angers, ou à Tours mes visites régulières à Alain Pignoux.
Mais, dans les rêves, les instruments prennent des formes inventées, inconnues, et c'est cela peut-être le mystère principal, que cette invention toujours renouvelée, qui m'impressionne même dans le temps du rêve: un pareil instrument, nul ne saurait s'en servir...
A Paris, aujourd'hui, deux magasins sont des cavernes où débordent, comme par miracle, ces instruments que mes rêves réinventent, agrandissent: archiluths, épinettes, théorbes, mandoles. Tous deux dans le Marais, l'un est tout proche des éditions du Cercle d'Art, où souvent l'amitié et la parution prochaine du livre Billancourt me ramènent.
Alors je descends une station de métro plus tôt, et je photographie discrètement, quelle que soit la lumière du jour, présence du propriétaire ou pas...



Je ne sais pas, dans cette érotique de l'instrument à cordes, si un quelconque instrument peut rivaliser avec le violoncelle. Mais pourquoi la guitare prend une figure plus accessible, plus familière? Pour ce qu'elle symbolise par l'électricité, feulement et rythmes? Ou pour la convivialité de sa pratique, le franchissement moindre qu'elle suppose au départ pour partir à l'aventure des cordes?
Je n'ai jamais cessé, toutes ces années, de regarder les vitrines des magasins de guitare. L 'an dernier, je me suis offert une Gibson acoustique à son de violoncelle, qu'on sculpte sous le doigt, et quand on joue un accord on entend toutes les cordes à la fois. Comme un cadeau de gamin, ou bien qu'il était nécessaire, si cet argent me venait d'avoir disserté sur les accords ouverts de Keith Richards dans mon livre sur les Stones, que j'en rende une partie en offrande sur l'autel même des noms fétiches. Avec la même fascination à la sortir de l'étui noir, pour les 45 minutes quotidiennes (en DADGAD le plus souvent) que pour ma première, la toute modeste, dans son carton, l'année de Sergeant Pepper...
Je l'ai achetée à Guitar and Co: là je peux donner l'adresse, 64, boulevard Beaumarchais, à deux pas de la Bastille. On en trouve à tous les prix, mais rien que des excellentes. La liste est longue des musiciens professionnels qui s'y fournissent en raretés, et cette confiance qui s'instaure m'a sans doute incité: j'avais presque remords, jouant si peu, à m'approprier une Gibson acoustique véritable. Mais, depuis 5 mois, c'est redevenu une pratique quotidienne, et j'y trouve intérieurement mon compte de concentration, discipline, et l'infinie quête du rythme, si profitable à l'écriture.
Dans la vitrine de Guitar and Co, les vintage Gibson ou Fender des annes 50 et 60 restent au-delà de mon budget. Mais c'est bien parce qu'elles sont inaccessibles que le rêve se remet en marche. Et peut-être encore plus photographiées de l'autre côté de la vitrine, comme si elles mangeaient et se fondaient aux reflets de la ville.


C'est celle-là, l'inaccessible la Gibson demi caisse (Birdland, 1961), les formes parfaites et ce qu'on y sait de son, et de l'histoire de notre musique, amplifiée et rapide. C'est un monde de cuivres et d'orgue qu'il y a, sous ce chevalet. A preuve, Keith Richards, et sa Gibson noire, à l'Olympia, ce 11 juillet 2003: mais si c'était ce même symbole qui nous prenait, rien qu'à faire, chaque fois qu'on peut, le petit crochet qui fait passer devant la vitrine des instruments de musique... Même à Clermont-Ferrand, récemment, débusquant dans un magasin d'accordéons et batteries, plus quelques guitares mais qui n'étaient pas des Gibson, un "rack voix" d'occase dont je me régale depuis (ça va être bien, dans les lectures, un tout petit peu de compresseur et pre-reverb qui vous fait soit la voix de Jim Morrison, soit les récitatifs de Léo Ferré)...

FB - 28 novembre 2003

PS : à propos, je viens d'acheter le livre Corti qui vient de paraître : Maria Zambrano, Les rêves et le temps...


"Keith Richards on guitar", Olympia, 11 juillet 2003