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les pages personnelles de François Bon

écrire, lire, et la ville et la mer

les 30 septembre et 1er octobre 2004, stage d'écriture à Cherbourg

J'aurai passé deux jours dans la ville, et toutes les heures du jour dans le sous-sol de la bibliothèque Jacques Prévert. Pourtant, aucun regret ni manque: toujours cette impression, au Japon ou à Foljuif, que partager un stage d'écriture c'est découvrir des intérieurs singuliers, des portraits de monde, une charge d'affects, d'émotions, de formes qui vous laisse bien usé le soir, mais si riche.
Ils étaient 16, 8 hommes et 8 femmes, que Brigitte Poulain, l'initiatrice des Mercurielles, avait rassemblés. Ils sont éducateurs auprès d'ados en difficulté ou gens de la rue, infirmière en centre médico psychiatrique, instituteur en maison d'arrêt, animateur en maison de jeunes, assistante sociale dans une structure d'illettrisme, tous travailleurs sociaux et utilisant dans leur métier les ateliers d'écriture auprès de leur public.
Pour moi, une tâche pas facile: ce qu'ils mettent en oeuvre, dès le premier exercice, c'est une complexité de lecture de l'autre, une compréhension de la terrible difficulté à être homme... Comme je suis venu en voiture, j'ai rempli ma valise à roulettes de livres, et je choisis en fin de chaque séance celui qui nous permettra la séance suivante. Inventer le parcours à mesure qu'on avance. Ne rien avoir à leur apprendre qui concernerait les mots tels qu'ils les convoquent dans leur métier (et je ne suis pas le premier auteur à venir travailler avec eux), mais peut-être plutôt s'appuyer sur cette complexité et chercher à savoir comment elle organise les structures narratives de Duras, l'oralité de Sarraute.
Finalement, de ces deux jours, j'ai l'impression d'un double miroir: ce que leurs textes portent de charge humaine, ce que je parle et parle qui va de Proust à Balzac, de Perec à Barthes.


Au-dessus de nous, la bibliothèque continue d'être une ruche tranquille. Ingrate architecture pensée un peu trop rationnellement dans les années 80, avec portes coupe-feu et béton au carré. Etrangement, la maison d'arrêt est juste voisine du bâtiment, même format, on se tendrait la main d'une fenêtre à l'autre: en tout cas, c'est ce qu'on voit, de l'autre côté des fenêtres. Mais André et Patrick, qui animent les ateliers d'écriture à maison d'arrêt, sont ici, en train de bosser dans le stage...


Côté pile et côté face. Quand ils écrivent, je traverse la rue pour aller boir un café Au Petit Parapluie: on n'est pas à Cherbourg pour rien. C'est là aussi qu'on mange (la patronne s'appelle Paulette), plat du jour pour 6 euros 90, pas gênée qu'on débarque à presque vingt pour monopoliser tout le fond de sa salle. Et le théâtre (scène nationale Le Trident) c'est l'arrière de la bibliothèque, cela communique par l'intérieur. Mais la façade, comme la salle à l'italienne, sont du 19ème: dans la grande tradition de nos salles de province, à la décoration un peu chargée, au lustre se souvenant de festivités balzaciennes. C'est dans la salle à l'italienne que je lirai Rabelais : on met les 80 chaises sur le plateau, et moi je lis le dos à la salle, qui servira de décor. Antonio, le chef technique, construit un éclairage sur les parois brutes jardin et cour du plateau, et sonorisera la salle aussi: des enceintes pour les fauteuils vides, comme on a des enceintes pour le public assis sur le plateau, c'est à ce genre de détails qu'on retrouve la tradition de ce métier.

Dans la ville, la mer ("Une ville qui tire la mer à l'intérieur d'elle jusqu'aux colllines", me dit Serge Renaudie, l'urbaniste, retrouvé par hasard le soir à l'hôtel). Le grand bassinqui traverse toute la ville est fermé par cette figure abstraite de noir et de jaune. L'eau est opaque, et à vingt mètres de là mon groupe s'échine sur un texte de Charles Juliet.


Le pont tournant, qui soumet le centre ville au rythme des bateaux, il paraît qu'Eric Larrayadieu y travaille. Cette liaison de l'industrie des hommes et de la mer qui nous dépasse moi aussi me fascine, même si je suis plus ancré (immatriculé?) à La Rochelle. L'activité des ferries s'effondre, la ville souffre (sinon, je n'aurais pas tant d'éducateurs à mon stage?), alors, comme à Douarnenez ou ailleurs on restaure les vieux gréements: ça ne remplace pas l'activité disparue. Ce soir, les vieux gréements accueilleront l'émission Thalassa filmée en direct: dure concurrence pour ma lecture Rabelais, alors que nous serons à touche touche. Mais moi, je promets le toit! Perspective du soir: trois types, avec un canoë et une planche à voile, le tout barré d'une inscription "Non au nucléaire", appareillent pour aller à la rencontre du cargo qui amène le plutonium américain. Disproportion terrible. Et bien ridicule la mobilisation policière , sur terre et sur mer, qui aussitôt les "intercepte", comme si c'était cette planche à voile qui mettait en danger la sécurité du pays - ou pire encore: qu'ils parviennent à se faire filmer par Thalassa, vous imaginez le scandale? Douce France... Et si je les vois de ma fenêtre, au 4ème étage du petit hôtel sur le quai, c'est que je suis précisément en train de mettre en ligne le premier atelier "écrire la mer", on se doit d'être synchrone avec la BNF. C'était bien le moindre que venir à Cherbourg, pour mettre en ligne ces fichiers juste là, face à la mer.


Derniers essais de micro sur le plateau, pour les cherbourgeoises de stuc, sous le grand lustre. Et puis on me concède la "loge rapide", juste dans l'arrière-scène, à côté de l'armoire au matériel son. A force de les fréquenter, je crois que j'aime les théâtres comme les vieux bateaux. Ce n'est pas si éloigné, parfois. Comme la cage de scène, avec ses échelles, ses rafistolages de la charpente en bois. Elles ne doivent plus être si nombreuses, les salles de ce type, maintenant que leur vaisseau amiral, la salle Richelieu de la Comédie Française, est elle-même en réfection. Et en route les deux heures de Rabelais : c'est de voyage sur mer aussi qu'il est question, en finissant par les paroles gelées et la tempête du Quart Livre!

FB, le 2 octobre 2004