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Rouge Gueffier, La Roche-sur-Yon en flou

les 26 et 27 novembre, stage écriture théâtre à la maison Gueffier de La Roche sur Yon

 

Ces 3 jours à La Roche/Yon, toutes mes photos seront floues.

Il n'y a aucune raison pourtant, sauf que je préfère ne pas utiliser le flash, que je n'ai pas mon pied monopode, et que de toute façon, tout dans cette ville est si chargé pour moi de noms, de mémoire, d'images disparues, qu'il y a un écran, une protection à instaurer: je n'ai pas affaire au réel, mais à la trace matérielle impalpable de ma propre mémoire. Mes sensations d'enfance, quand il s'agit de La Roche/Yon, c'est les rues très longues se croisant à angle droit, comme si les maisons bases s'étalaient à l'infini, c'est les bâtiments administratifs comme si leur splendeur gardait un peu de l'idée de la ville garnison originelle, enfin Napoléon lui-même, qui veille aux carrefours, même de très loin (et je dormirai à l'hôtel Napoléon pour compléter...) Plus le garage Panhard tenu par l'ami de mon grand-père, Maxime Dervieux, et tandis que les adultes s'attardaient au repas, nous les gosses l'immense garage à étage nous servait de terrain de jeu, désert et silencieux, et chacune des voitures (Dyna, PL 17, Panhard 24) comme un havre ou un navire, on s'y enfermait, on y rêvait. Le garage des Dervieux était à un coin de rue, et comportait une rampe pour passer du rez-de-chaussée à l'étage. C'est un souvenir de La Roche/Yon, mais séparé de la Roche/Yon. Le reste des images, c'est la préfecture napoléonienne, ces carrefours à angle droit, ces longueurs, et que si on vient là c'est pour une corvée.


On n'y venait qu'à longs intervalles. La ville, pour les courses ou le plaisir, depuis Saint-Michel en l'Herm où il n'y avait rien entre le clocher et la mer, c'était plutôt Les Sables d'Olonne, mais surtout La Rochelle (pour les pêcheurs de l'Aiguilon-sur-Mer, on avait souvent à faire, dans la partie de La Rochelle démolie maintenant, qui s'appelait "la ville en bois", aux sombres ateliers du père Fumoleau qui était un double de mon grand-père, spéciallisé dans la réfection des treuils et des hélices, avant que son fils ne bazarde les machines pour faire de l'entreprise un entrepôt à bananes). Dans mes premiers souvenirs liés à la ville, il y a la première fois que j'ai porté des lunettes, je devais avoir 6 ans, j'étais myope mais dans le village difficile de s'en apercevoir, tout un coup le monde n'était plus "à peu près", comme dit Jean Rouaud. La première fois que le monde était net, c'était en sortant de chez l'opticien, des maisons à étage, des lumières et des visages sans nom: la ville. Peut-être qu'après, toute sa vie, c'est cela qu'on poursuit. Mais c'était à La Rochelle, aux Sables ou à Luçon (chez Van Enoo?), mais pas à La Roche/Yon. La Roche-sur-Yon, à part les formalités adminsitratives ou l'hôpital, c'était les Nouvelles Galeries, le rituel du passage. On en avait aussi à Luçon, mais plus petites. Je ne suis pas entré vérifier, mais aux Nouvelles Galeries de La Roche-sur-Yon, dans mes souvenirs d'enfance, c'est la première fois que j'ai pris un escalator, et l'escalator, donc, la seule chose dont je me souviens, mais merveilleuse quand même.

La lecture Rolling Stones a lieu dans un ancien cinéma, Le Concorde, qu'utilise le théâtre du Manège pendant la réfection de sa petite salle à l'italienne. Moi, les sièges cinéma, la salle incurvée et l'impression du temps qui cesse, ça me va très bien. Seulement, l'après-midi, on y a joué un spectacle pour enfants. Le démontage ne commence qu'à 17h, et ma lecture est à 19h... Simon Juin est un as du Mac, il me fera mon initiation à la gestion des deux écrans pour piloter le vidéo-projecteur en même temps que mes extraits iTunes, et lui qui me conforte dans l'idée de lire assis là, sur le bord de scène, les pieds sur l'escalier de bois et l'ordinateur posé à même le sol, à main droite. Devant moi, il place un AKG 535, micro statique, c'est à ça qu'on reconnaît les congnoisseurs... On vérifie, tout marche, dire que je n'ai pas la trouille serait mensonge.


Pendant les derniers réglages, je fais un tour dans la rue, un brouillard jaune inonde tout l'espace, tombé en dix minutes. Une entrée de parking, une grue arrêtée pour la nuit, deviennent des géométries fantastiques. De la petite loge où je fais ma respiration, dernier aperçu sur la ville à travers la pluie qui s'y est mis. Dans l'entrée, Guénaël Boutouillet et Cathie Barreau, les piliers de la Maison Gueffier, veillent à l'organisation.


Le brouillard, sur le trottoir, crée d'étranges effets avant l'entrée dans la salle. Un peu plus tôt, j'avais photographié la façade du café Havanna, le croyant abandonné: les lumières de la nuit me détrompent. Entre temps, j'ai parlé sans arrêt des Stones de 19h10 à 21h50 avec quelques extraits de musiques rares: l'ordinateur n'a pas planté, et je me suis à peu près repéré dans les menus DVD - pas facile, quand on le fait avec tous ces gens devant (et pas mal d'amis, Myriam Chevallier, Jacques Béchieau, plein d'autres).


La maison Gueffier, je suis leur trajet et leurs activités depuis le début. Ce serait exceptionnel même dans une ville de bien plus grande taille: un lieu voué uniquement à l'écriture et aux lectures, avec une petite chambre pour résidences d'écrivain. C'est grâce à Daniel Ramponi, qui dirige le théâtre du Manège, et à Cathie Barreau, la fondatrice du lieu. Une petite maison ancienne, accordée par la ville, en plein centre, et adjoignant le théâtre: un rez-de-chaussée où on peut exposer (en ce moment, c'est Laetitia Bianchi et Raphaël Meltz, les fondateurs de R de Réel, qui font sur les murs l'histoire et le parcours de leur belle aventure), ou accueillir une quarantaine de personnes le temps d'une lecture. On est dix-huit, venus de Nantes, Cholet, ou tout simplement familiers des stages de la Maison Gueffier, et nous on l'occupera en entier, deux jours durant, la petite maison. J'essaye que chaque stage soit une expérience pour moi aussi. Là, questionnement sur l'écriture de théâtre, le basculement vers l'appel de la représentation. J'ai amené des textes de Peter Handke, de Sarraute et Duras, des notes et dessins de Tadeusz Kantor, et bien sûr Koltès, Beckett, Novarina. N'empêche qu'on commencera avec Franz Kafka. Et puis, par surprise, le troisième pilier de la maison Gueffier, Florian Graton (sa spécialité en atelier: l'imaginaire du voyage, le récit et le carnet de voyage) nous emmène pour une heure de visite, de tout en haut à tout en bas, dans le théâtre du Manège. J'ai demandé à tous le silence. On ne commente pas. Juste, à la fin, alors que chacun est libre d'arpenter le plateau, on pourra essayer sa voix. On visite les loges, la réserve d'eau souterraine, les cintres, la salle de répétition, les régies techniques, le gril (Florian fera cinq voyages en ascenseur, quatre personnes par quatre personnes, pour nous faire accéder aux zones dangereuses, avec même le toit et vue sur la ville, devenue elle-même toile de théâtre)... Mon point de vue est qu'il n'y a pas une spécificité de l'écriture de "théâtre", mais plutôt que cette spécificité de théâtre c'est quand l'écriture s'ancre dans ce dispositif de représentation pour convoquer le réel. C'est sur ce thème que nous travaillerons. D'où l'importance de cette matérialité de l'imaginaire du lieu. On mesure concrètement tout ce qui entoure le lieu abstrait et symbolique de la profération elle-même. Dans la rémanence de cette visite, les textes seront forcément de théâtre, parce que prononcés mentalement ici, quoi que ce soit qu'ils disent du monde, quelque adresse ils tentent... Et que cela reste énigme.

Les murs de la salle d'expo sont peints d'une épaisse sanguine, et nous l'avons équipée de deux mandarines. Chacun lira avec son corps dans la lumière. On a l'appui de vrais théâtreux dans le stage pour franchir des marches supplémentaires. Prolongations à la brasserie Clémenceau, le serveur c'est presque un gars du stage lui aussi (en plus, je suis sûrt qu'il en aurait, des trucs à dire). à la brasserie Clémenceau, on est le midi, le soir, et même au milieu de la nuit, du coup je perds un peu la notion du jour et de la nuit, surtout que je repasse à la pause par l'hôtel Napoléon pour m'allonger une demi-heure: on prépare ces stages trois jours, on les vit comme un tunnel d'énergie, et c'est le lendemain, au retour, qu'on est tout surpris d'être rétamé, à zéro, pour encore tout un jour. Restent les textes. Restent les voix, si précises dans la tête. Les voix sont nettes, pour ça que les photos sont floues.

rédigé à la médiathèque de Pantin, le 2 décembre 2004