Tiers Livre, le journal
journées de lecture: le pont
(Damvix, feuilleton)


Damvix, pont sur la conche, photo © Jacques Bon

Quand je lis Rabelais en public, il y a une phrase qui toujours, en bouche, est une sorte de rendez-vous: A quoy ie congneu que ainsi comme nous avons les contrées de deça & de delà les monts, aussi ont ilz deça & delà les dentz, parce qu'à ce moment-là toute la fiction du narrateur dans la bouche de Pantagruel est assise sur le monde réel, et que s'est toujours jouée pour moi, énigmatiquement, cette liaison de la littérature et du monde où pour s'opposer ils se superposent, et que les livres sont les purs points de contact de cette opposition communicante.

D'avoir passé cette semaine en grande partie allongé, ou bien d'avoir relu plusieurs Balzac où la province est le cadre (La Rabouilleuse, Ursule Mirouët), c'est Damvix qui m'obsède, la maison des grands-parents maternels, et il n'y a pas d'explication ou de justification. On arpente toujours un territoire imaginaire très restreint, mais quelquefois - ou parce que l'opération chirurgicale elle-même me met en quête de zouvenirs d'enfance encore inaccessibles? - il faut revenir à ce minuscule ancrage pour un pas de plus dans l'intérieur le plus secret qui vous pousse à écrire? Dans les deux ans qui ont précédé Mécanique, cette obsession portait surtout sur la maison des grands-parents côté de mon père, assemblage en fait de deux maisons soudées par le garage Citroën: et puis il y a eu le décès de mon père, l'écriture s'est catalysée très vite, mais cela sans doute ne se serait pas produit si depuis deux ans je n'étais pas obstiné à refaire le dessin mental de ces couloirs à l'équerre, et des quatre escaliers.

Hier mon frère Jacques Bon m'envoie cette photo: pourtant, pour lui qui a dix anhs de moins que moi, Damvix ne compte pas de même façon. Au bout du jardin, il y a le pont sur la conche. Avant c'est le "petit jardin", où mon grand-père l'ancien instituteur passe le plus clair de ses heures, au-delà c'est "la motte", l'emprise du marais, où sous un noyer il cultive une autre parcelle, et au-delà l'infini des canaux et des chemins, plus une autre parcelle qui nous appartenait et laissée en friche: "la forêt", même si les arbres n'y ont jamais vraiment poussé. Et qu'il suffit de cela pour structurer tout le pays imaginaire où, quelque ville que vous arpentiez dans tous les bouts du monde, elle n'est jamais que de l'autre côté du pont. Quand je regarde la photo du pont, c'est la Jangada de Jules Verne ou sa descente de l'Orénoque.

Je dois beaucoup à la bibliothèque de mon grand-père. Elle était dans une armoire vitrée, elle comptait même quelques manuels de sorcellerie, les classiques genre Petit Albert, mais d'autres plus liés à nos spécificités vendéennes. Je les lisais en cachette, et en prenant tout au sérieux: ça marque. Il y avait le Balzac dont j'ai parlé la dernière fois, et des Ernest Pérochon où l'émerveillement c'est qu'à l'intérieur d'un livre je découvrais mon propre réel: la ville de Luçon et d'autres. Grande révélation. Dans cette armoire, aussi, un minuscule livre relié façon avant-guerre: Le scarabée d'or, je le lirai et relirai, et c'est grâce à cela que je dois d'avoir su demander qu'on m'offre Edgar Poe, les autres histoires, dès 65 ou 66. Mais le Scarabée d'or, je l'aurai lu ici, dans la petite chambre minuscule, aux heures calmes d'après-midi, vers mes dix ans, et comme quelque chose d'interdit: le grand-père m'impressionnait trop pour que je me risque à oser demander une permission. On me l'accordait pour Pérochon, mais moi je savais où étaient, dans cette armoire, les livres plus dangereux, Poe en fit partie.

Mais, avant 1964 et l'incendie, il y avait au-dessus de son atelier une pièce, qu'on disait "le grenier", à laquelle on accédait par une trappe, et un escalier qu'il fallait tirer avec une perche, replié sous la trappe. Une pièce donc inaccessible sauf s'il nous accompagnait. Là-haut, dans mes souvenirs de gosse, beaucoup de désordre, mais un désordre rangé. Des collections d'insectes et papillons (on en a sauvé quelques-unes), des vieilles nippes. Là-haut, les livres qui étaient réservés à mon grand-père: une petite quinzaine échapperont à l'incendie, ils sont toujours dans le garage reconstruit, désormais propriété de mon cousin Jean-Claude, avec les traces du feu sur leurs couvertures.

Dans le souvenir, ces livres sont des manuels, des encyclopédies. Contrairement à l'armoire vitrée, ce sont des livres de savoir. Il y avait une collection de flores (et un herbier). Il y avait des livres sur la pêche, et des livres sur l'agriculture. Il y avait des livres d'histoire, en tout cas, dans mon souvenir, je vois des livres avec des illustrations qui m'évoquent l'histoire du monde. Pour moi, la trappe, la pièce aux odeurs de pomme (c'est là qu'on gardait, dans la seconde pièce orientée nord, les pommes et poires pour l'hiver, sur des claies, à l'odeur entêtante), et la pièce aux livres et au malles, avec sa lumière donnant par une fenêtre entoilée de poussière et d'araignées, cela voulait dire endroit secret où les livres contenaient une explication du monde.

Tout cela ayant disparu en quelques heures l'hiver 1964 (je nous revois, arpentant les cendres, et la silhouette voûtée, abattue, du grand-père muet sous le coup), il n'y a que ces souvenirs pour faire le lien. Mon grand-père est décédé l'hiver 73-74 (je tourne dans ces années 70, Led Zeppelin est une horloge où soudain la silhouette rugueuse du vieil instituteur vient marcher), on n'aura jamais discuté de tout cela.

Ses livres, ses correspondances, les vieux albums de photographie, tout cela existe encore, une des soeurs de ma mère s'en est faite l'archiviste. J'ai demandé à garder, on me l'a concédé, un tout petit carnet de l'école normale d'instituteur de la Roche-sur-Yon: mon grand-père avait enchaîné de son service militaire directement la grande guerre, dont la Marne, avec dans son barda des tranchées ce carnet, où il avait recopié des poèmes. Au début, Hugo, Maeterlinck, et puis Verlaine. En pattes de mouche. Il ne connaissait pas Rimbaud, mais il a eu cette fascination pour Verlaine. De ce goût pour la poésie, et la fréquentation directe de la catastrophe, Verlaine dans la poche, nous n'avons jamais parlé: il aurait été bien trop tôt. Et pourtant il l'avait gardé, le carnet.

Je dois à cette armoire vitrée, et à cette pièce au-dessus de la trappe, sans doute la totalité de mon rapport au livre, que je retrouve dans les Journées de lecture de Marcel Proust, ou bien, à Gif-sur-Yvette, dans l'incroyable et labyrinthique bibliothèque par thème que s'est inventée mon autre frère, le frère extra familial, Pierre Bergounioux. Cela que je revis aussi si c'est les lettres de Gaston Chaissac que je lis, et particulièrement celles où il est question de Vix et de Damvix (mes grands-parents étaient surtout liés à madame Chaissac, et le fait qu'à Damvix le peintre fréquentait surtout le curé ne l'a pas rapproché de mon grand-père, instituteur forcément laïque et pas du tout clérical).

Quand on quittait la maison par l'arrière, il y avait le pont, et commençait le monde. Nous vivons dans une pièce murée de livres et puis nous en sortons éblouis, il y a le pont et commence l'aventure du monde. Je ne sais pas si je peux revenir à Damvix autrement que par l'imaginaire, ou bien ce genre de photographie toute simple, le pont lui-même dans son quasi abandon. Et combien d'heures y passions-nous, assis les jambes au-dessus de la conche, à n'y rien faire que rêver.

Et voilà qu'on pousse à nouveau, à 51 ans, la trappe. Nulle photo, et personne pour vous faire le récit de vos expériences d'enfant solitaire, ou pour vous l'ouvrir, la trappe. Reste le pont.

FB, le 18 décembre 2004, 5h12 - > 6h07