ça les amusait tellement
du thème récurrent d'être perdu dans la ville

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ou un autreTumulte au hasard  : le monde est idiot, ou soi-même ?

Plusieurs fois, en particulier avec Pifarély qui va sans cesse croiser les récits de mon livre comme le peintre errant de Hoffmann dans ses {Contes de Saint-Sérapion}, j'ai lu ce texte en public. Et j'ai chaque fois raconté, avant de lire, la conjonction des deux sources qui en ont provoqué l'écriture: c'était en septembre 1978, j'étais à Moscou depuis deux mois, j'avais dîné chez un ami français qui m'avait invité dans cette {datcha}, oh juste un petit chalet d'été, dans les franges écartées de la ville. Je lui avais assuré que je retrouverais tout seul mon chemin pour rentrer, et puis je m'étais perdu. Des rues toutes pareilles, des chalets semblables, la forêt partout, et la petite gare en bois où est-ce qu'elle se cachait? Je ne savais pas dire le mot {gare} en russe, et comment les gens m'auraient répondu, si je demandais chaque fois où était Moscou, alors qu'on y était, à Moscou ? L'autre source, c'est une petite histoire de Kafka, je la mets à la fin de l'histoire. Première mise en ligne le 20 août 2005.
---- J'étais perdu. La rue donnait sur une autre plus large, mais je ne parlais pas la langue. J'espérais m'orienter, mais le plan que j'avais ne m'y aidait pas. Sans doute que je prononçais mal, puisque chaque fois que je demandais on me regardait en souriant, voire en s'amusant. Des gens pourtant de bonne volonté, même si aujourd'hui j'ai du mal à me souvenir des visages, plutôt de silhouettes pressées, répondant avec gentillesse mais pressées de repartir et d'ailleurs disparaissant aussitôt dans les petites rues transversales, ou s'éloignant d'un pas un peu courbé (il y avait d'ailleurs du vent, et c'était le soir) d'un côté ou de l'autre de la grande avenue, et moi je ne savais toujours pas quel côté prendre. J'ai fini par arrêter un taxi, donner le nom de mon hôtel. On a roulé longtemps, j'ai payé, j'ai passé la soirée seul, avec mes cahiers et des livres : même pas sorti pour aller dîner. Le lendemain, je racontais, et comment je prononçais ce mot, là où je voulais me rendre et où l'on m'attendait, eux aussi ça les amusait. Je n'y suis jamais allé. Mais pourquoi donc ils en riaient de cette façon ? Il me reste ce ciel gris blanc qui n'indiquait ni sud ni nord à la grande ville, et cette avenue à quatre voies, au carrefour de l'autre rue elle aussi en ligne droite, et ce monument vaguement aperçu trop loin, mais dont le plan ne me disait pas l'identité certaine : comment j'aurais su s'il fallait prendre à droite où à gauche, monter ou descendre ? Et qu'y avait-il de si drôle à ce nom qu'obstinément je répétais, puisque c'était le seul que j'avais à ma disposition pour m'orienter ?
{{Franz Kafka, Abandonne}}
C'était de très bonne heure le matin, les rues étaient propres et vides, je m'en allais à la gare. En comparant une pendule avec ma montre, je vis qu'il était déjà beaucoup plus tard que je n'avais cru ; il fallait me dépêcher ; l'effroi que me causa cette découverte me fit hésiter sur mon chemin, je ne m'y connaissais pas encore bien dans cette ville ; il y avait heureusement un agent de police à proximité, je courus vers lui et lui demandai hors d'haleine mon chemin. Il se mit à me sourire et me dit : « C'est de moi que tu veux apprendre ton chemin ? -- Oui, lui dis-je, puisque je ne peux pas le trouver tout seul. -- Abandonne, abandonne ! » dit-il en se détournant de moi d'un geste large, comme font les gens qui ont envie de rire en toute liberté.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 14 mai 2006
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