l’appartement que je cherche
récurrence du thème de la pièce vide

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ou un autreTumulte au hasard  : artificiellement, bien entendu

Première version le 14 janvier 2006, au retour de quelques heures dans l'atelier de [Melik Ouzani->https://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article338]. Photo : Jérôme Schlomoff photographie la conserverie de Liverdun, avant démolition (voir [Paysage Fer->https://www.tierslivre.net/livres/paysfer.html]).
J'avance dans l'espace clos : je sais qu'il est clos puisqu'il y a au moins un toit, au moins des murs. Ce sont des enfilades de pièces vides. Je ne rêve pas. Je marche. Dans la tension du mouvement rassemblé, j'ai cet effort que mon corps se déplace sur le sol : j'ai suffisamment mal aux articulations pour le savoir que j'avance. Et surtout aux genoux et aux coudes, un peu aux poignets. Quelquefois je me dis : c'est l'âge. D'autres fois : le manque d'exercice physique. Ou bien : tu t'es trop usé, tu trimbales toujours avec toi ces cartables trop lourds avec la machine, les livres, ton habituel bazar. Ces salles ne sont pas linéaires, on peut passer d'une salle à la salle voisine, revenir par la gauche à celle qui est devant vous. C'est un lieu logique et simple, avec un étage, des bureaux adjacents. J'ai toujours aimé les usines vides, les lieux dits industriels. Mon rêve c'est d'avoir un jour un tel lieu à ma seule, entière et permanente disposition, et peu importe alors le froid ou l'inconfort. Ici, les guitares et enceintes, ici, la petite pièce pour la matinée hebdomadaire d'administration et comptabilité, ici, le matelas posé au sol et la lampe pour la nuit. Ici, dans cette suite de couloirs en angles, même si très haut jusqu'au plafond, la réserve des livres : et je les classerais enfin. Je ne souhaite pas de fenêtre. La pièce à écrire est la pièce principale, elle est grande, je la maintiens vide. On s'y déplace debout, mais on peut passer du temps au sol. Il y a une table très mince, avec seulement la machine. Et puis un pupitre, un lutrin même, avec le calepin noir. Quand je sors, je prends le calepin, ici, quand je reviens, il reste ouvert. J'y accumule des notes minuscules. J'avance. Il y a une grande réserve de pièces vides. On voit au sol l'empreinte d'anciennes machines. Cela ne me gêne pas. Tant d'autres visages sont venus ici avant moi, y ont passé des journées, des heures. Hier, dans la rue, ce type qui se traînait pieds nus sur le trottoir gelé, arrimant ses jambes comme il pouvait, se remorquant au sol avec les bras. Et cette fille engloutie sur l'escalier de métro : notre relation à la ville, à ses translations, la ville sur nous comme un toit et cette misère du corps. J'avance, mais c'est le mal aux genoux et aux coudes que je ressens : je ne me perçois pas comme corps articulé. Le corps qui écrit n'est pas un corps de mouvement. Il est un ensemble fixe et raidi, j'ai besoin d'être lourd. Les coups qu'on me porte je les ressens bien sûr, mais ils n'abîment pas : on est épais pour tenir à distance les coups. Reste qu'il faut bien avancer quand même. Dans cette salle, où je rentre moins souvent, je garde des objets. Dans un coin, des tableaux auraient été posés verticalement, et retournés contre le mur. Ils sont des âges de moi-même : j'ai aimé ces images, comme on aime charnellement, par le laisser-aller confiant, le si rare abandon où trouver le vertige. Je sais nommer ces images. Ailleurs, c'est juste un empilement. Des choses cassées, des choses mêlées. On pourrait les débrouiller, s'y reconnaître. Un ancien amplificateur de guitare, un meuble désossé, ce vieil ordinateur portable dont la carte d'alimentation a brûlé mais le disque dur doit encore contenir des archives. Ce n'est pas une salle forcément plus grande que les autres, juste elle prolonge - par les objets accumulés - le monde du dehors. J'y ai un fauteuil aussi. Quand j'y viens, j'y passe un peu de temps. Pas en ce moment, la saison est trop froide. J'aimerais dire plus précisément l'inventaire de ce qu'elle accumule, puisqu'il s'agit des objets qui m'encombrent, ma mémoire d'objets (quand bien même en vrai je les ai encore, ou que je ne les ai plus). J'ai si peu rapporté de mes voyages. Ou bien, ce que j'ai rapporté, je l'ai donné, et sans regrets. Les instruments de musique des voyages à Bombay. Les accordéons et violons des bricolos et débarras d'ici, rien gardé. Mon violoncelle, non plus. Quand a disparu mon violoncelle ? C'était un échange. Un jour j'aurai à nouveau un violoncelle, il pourra disposer d'une pièce propre. Je ne reste pas volontiers cependant dans la pièce aux choses. On s'y fixe trop facilement. Ici c'est le couloir aux livres. Je reconnais. J'ai de l'attachement pour les livres, pourtant non pas à ce qu'ils sont en tant qu'objet, mais comme état matériel de la mémoire que j'en ai. Projeter ainsi, hors soi-même, les mots qu'on retient au dedans, c'est s'assurer de pouvoir convoquer mentalement ce qu'est, d'image, de sensation, de format et musique, une histoire autrefois lue. Il y a ces pièces dont je me sers pas. J'ai cette chance qu'enfant, dans le garage, il y avait de telles pièces : je n'ai pas eu à en forger le rêve ni le concept, juste, elles étaient de ma vie. On n'y allait qu'à occasion particulière, il fallait des lampes, des clés, des enjambements. Des odeurs restent pour moi associées à ces pièces. Ici, je n'ai pas besoin d'odeur : je traverse la pièce noire. Tout au bout, il n'y a pas de porte. Je me retourne, m'adosse, les mains contre le mur. Tout au bout, la lumière faible de par où je suis arrivé, venu ici. Dans l'espace mis au noir, hors quelques minuscules raies là-haut, je ne vois rien. Je sais seulement que c'est vide, que ce vide est important. Qu'y résonne la vieille mémoire. J'entends vaguement se refaire, mais loin, quelques bruits de la ville. Peut-être, à venir ici (rarement) se recueillir un instant, les mains ainsi tenues au mur, et dans ce noir complet qui m'environne, avoir rapport aux anciennes voix. Elles sont là, se tiennent près. Les noms aussi sont proches : le nom Douteau, ici je le convoque, Jean-Claude Lesueur la Névourie la Loupe, je convoque. D'autres : pourtant, je n'aime pas les fantômes. Ensuite, parfois, revenir aux couloirs, aux petites pièces où j'habite. Avoir si grand pour soi seul, et en si peu faire. Cet hiver, j'utilise la petite pièce blanche. Autrefois ils devaient y mettre des archives. Une porte de bois brut, et puis rien. Pas de fenêtre. Le silence un peu plus épais. La trace des anciennes étagères : ils les avaient démontées, et laissées au sol, je n'ai eu qu'à les enlever. C'est au rez-de-chaussée, où j'ai déposé ce qui ne servait à rien. Je n'y vais pas. Dans cette pièce minuscule, cet hiver, j'ai mis une table, la machine et une chaise. Ce dimanche matin voilà, j'écris cela. {{{ }}}

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 27 mai 2006
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