variation sur l’homme axolotl
écran aquarium avec Cortazar devant

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ou un autreTumulte au hasard  : tumulte, une définition

Je lis l'essai de Giorgio Agamben sur l'homme et l'axolotl. Résumons (je ne résume pas le philosophe, mais les données qu'il explore) : l'axolotl est une variété de triton ou salamandre, principalement liée aux lacs d'altitude de la région de Mexico. Une de leurs caractéristiques c'est la dominante albinos, une peau transparente, avec des reflets violets ou dorés. C'est une espèce bien curieuse : par sa capacité par exemple, restée très mystérieuse malgré les nombreuses recherches actuelles, à régénérer un membre détruit, voire une partie de son cerveau. Parlons un peu plus de l'axolotl. Sa caractéristique essentielle, connue depuis longtemps, c'est de ne pas accomplir la mutation habituelle aux batraciens, animaux aquatiques dans leur état larvaire (têtards), équipés de branchie, à l'état adulte, respirant l'air par des poumons. L'axolotl se protège du froid des lacs d'altitude du Mexique en gardant toute sa vie ses branchies et sa vie uniquement aquatique. Mais qu'un été trop chaud entraîne une baisse du niveau des eaux, un trop grand réchauffement de leur température, alors la stimulation thyroïdienne qui en résulte permet que s'accomplisse la mutation, disparition des branchies et respiration pulmonaire, disparition de la transparence du corps. Ces axolotls mutants pourront se reproduire, leurs têtards seront des axolotls ordinaires (notons aussi que ces mutations ou cette vie branchique est aussi observée sur trois espèces de tritons alpestres, toutefois non albinos). Il y a un mot pour cela : {néoténique}. Ajoutons que l'axolotl s'élève en aquarium. J'ai passé hier plusieurs heures, non pas fasciné mais vraiment intéressé, sur les forums d'échange concernant les questions techniques de l'élevage de l'axolotl en aquarium : quelles variétés de poisson éviter dans leur bassin, puisque les poissons rouges auront par exemple le désagréable réflexe d'aller brouter leurs branchies. Et comment les nourrir, par exemple d'araignées vivantes recueillies dans votre jardin. Comment aussi régler le problème des déjections abondantes (l'axolotl est gros mangeur) alors qu'il aime les eaux calmes, voire stagnantes. Plusieurs éleveurs amateurs s'intéressent à la mutation thyroïdienne, et au passage des branchies aux poumons. On traite de leurs maladies, en particulier d'une bactérie rongeuse, qui noircit d'abord la peau, mange ensuite la chair en laissant juste les os de l'animal à vif, mais qu'on guérisse la bactérie (avec tel antibiotique humain qu'on laisse se dissoudre dans l'eau de l'aquarium), et on verra le membre se reconstituer. On parle aussi de la tendance de l'axolotl à ingurgiter le sable de son aquarium : certains éleveurs préfèrent utiliser comme fond d'aquarium des galets qui rendent cette ingestion impossible, d'autres pensent que cette ingestion permet à l'axolotl sa reptation au fond de l'aquarium, qu'elle lui sert donc de ballast dont il faut lui laisser la libre régulation. Giorgio Agamben est philosophe et ne s'intéresse pas à ces questions d'aquarium. Il réfléchit à cette non-mutation, qui fait que l'axolotl reste toute sa vie à l'état d'enfance. Les branchies, comme la transparence, sont des critères dont les voisins de son espèce se débarrassent pour passer à l'âge de la reproduction. L'axolotl est un animal spécifique qui a refusé sa mutation adulte. Giorgio Agamben examine ce qu'il en est de l'homme : variété qui devient adulte en ayant gardé les critères, peau glabre, fragilité corporelle, dont les espèces qui lui sont voisines se sont débarrassées avec la prime enfance. La position du trou occipital près de l'oreille, note Agamben, la structure des mains, correspond à ce qu'elle est de façon transitoire chez le fœtus des grands primates anthropoïdes. Agamben prolonge sa réflexion vers l'univers de la pensée : l'homme pense en enfant, et l'enfant pense mieux que l'homme parce que directement dans l'ahurissement d'être « jeté au monde », et ce qui s'en induit lorsqu'il apprend à le nommer, dans sa peur, sa stupeur, son « écoute de l'être ». Agamben y insiste : il y a un statut {néoténique} de notre nature humaine, avoir comme trait de notre état adulte une étape provisoire du foetus des grands primates. Ce qu'Agamben tire de l'exemple de l'axolotl, c'est que notre enfance devant le langage tient fondamentalement à cette mutation non faite, à notre état de fœtus axolotl. Dans quelques lignes effrayées sur le destin animal, il ouvre cette lucarne, qu'il nous laisse le soin d'examiner : dans les conditions qui mettent en péril sa survie, l'axolotl se dote des outils (poumons, carapace) qui sont ceux de la mutation arrêtée en lui. Nous-mêmes, immergés dans cette stupeur dangereuse du monde, capables d'y mettre en cause notre survie de par notre propre activité, disposons-nous parallèlement de la possibilité d'accomplir individuellement cette mutation de poil et de cuir, qui nous protègerait aux temps troubles par ce caractère animal dont nous avons refusé l'héritage par notre destin fœtus, notre destin axolotl ? Agamben laisse entendre que d'aucuns parmi nous ont accompli cette mutation : animaux politiques, dictateurs, décideurs des guerres, on pense à ces figures sombres et - non pas dépourvues de pensée - mais pensant comme hors ou à côté de notre condition commune, qui sont les ombres perpétuelles de notre destin. Giorgio Agamben ne cite pas l'exemplaire nouvelle de Julio Cortazar qui a pour titre, justement, {axolotl}. Il faut la relire. Ce texte très bref est même souvent considéré comme le plus bel accomplissement de Cortazar qu'on considère, nous tous, comme un frère aîné, un être de chaleur et d'amitié, un écrivain pris à l'engrenage d'une œuvre où forcément il devait au bout, lui, disparaître. Cortazar parle de l'axolotl en espagnol, mais ne parle pas de l'axolotl dans son habitat naturel. Il parle de l'axolotl en exil, des neuf axolotls élevés dans le bassin sombre et tiédasse de l'aquarium du Jardin des Plantes, à Paris. On a tous des souvenirs (j'ai des souvenirs) de cet aquarium, de la température qui y règne, des sauriens alanguis sur leur plan incliné de ciment et de leur odeur. Dans la magistrale nouvelle de Julio Cortazar, le moment important c'est l'avant-dernier paragraphe, qui n'a pas d'égal dans l'immensité de la littérature : à chaque écrivain d'obtenir, une fois dans sa vie, pour un seul paragraphe peut-être, cet endroit fragile où quelque chose s'ajoute à la littérature, et où Cortazar a dû immédiatement savoir que cette bascule n'était pas chez ses maîtres, ni chez Borges, ni chez Kafka. Vingt ans après la mort de Cortazar, je pense que son génie propre c'est d'avoir, lui écrivain sud-américain vivant à Paris, placé son narrateur devant ces animaux via l'écran de l'aquarium, à Paris aussi. Le poids de toute cette distance, et l'incongruité de la grande ville ajoutant tous ses exils, est ce qui permet, à l'avant-dernier paragraphe, cette bascule incroyablement étrange qui fait de son récit, instantanément, un classique de la littérature fantastique, autant que Wells, Poe ou tous les autres. Le narrateur a contemplé longuement, et la mise en scène du gardien de l'aquarium y contribue, le bassin des axolotls. Il a décrit leurs yeux. Il a décrit leur immobilité, puis ces soudains et très rapides déplacements. Il a considéré que ces yeux sans paupières, sur la transparence du corps, témoignaient de leur savoir d'une captivité artificielle, ici dans le mauvais éclairage du Jardin des Plantes. La pensée du narrateur, comme la pensée d'Agamben, a quitté le domaine humain pour se laisser porter par l'autonomie, la matérialité du langage (c'est l'immense leçon d'Agamben que cet apprentissage qu'il réitère pour nous à chaque prise de ses brefs essais). Et puis, cette pensée qui s'est déportée vers les axolotls transparents et immobiles, il lui fait décrire maintenant le visage de l'homme appuyé du dehors contre la vitre de l'aquarium. La pensée est devenue axolotl : la pensée séparée de celui qui l'énonce devient consciente que ce visage, de l'autre côté de la vitre, ne peut la concevoir, elle, complètement. Que sa nature homme l'en sépare, radicalement. La pensée dont nous développons l'usage, lorsque nous la poussons à l'extrême de son exercice, fait de nous non pas un être plus libre, mais un être conscient de ce dehors dont il est séparé radicalement. Cortazar ne conclut pas. Il produit cette fin ouverte si célèbre qu'elle suffirait elle seule à porter toute son œuvre : l'homme séparé de sa pensée va écrire l'histoire que nous sommes en train de lire. L'écriture par sa matérialité peut s'ancrer depuis cette pensée dont l'homme est séparé. Il ne sera pas plus libre, mais l'écriture, elle, peut s'énoncer depuis l'axolotl. L'homme ne sera pas axolotl, l'écriture si : Cortazar et Agamben écrivent au même point, et de la même chose, et par la même transparence de l'axolotl et ses branchies fragiles. L'écriture, contre la mutation qui se saisit de l'homme confronté à sa survie, oubliant son destin fœtus, est capable encore, elle, du destin axolotl, cette immobilité avec des yeux, cette transparence et cette pensée de l'exil, de la dépendance au gardien qui vous nourrira d'insectes morts, mais douée encore de la pensée de cela.
- récit [L'Axolotl->http://www.geocities.com/grenouille_qui_reve/litterature/axolotl.html] de Julio Cortazar, versions anglaise et espagnole. - [élevage de l'axolotl en aquarium->http://www.batraciens.net/axolotl.php] (nombreuses photos) - [l'axolotl->http://fr.wikipedia.org/wiki/Axolotl] chez wikipedia - [L'Idée de la prose->http://www.christianbourgois-editeur.fr/catalogue/collections.asp?ID=2] de Giorgio Agamben, éditions Christian Bourgois, traduction Gérard Macé

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 16 décembre 2006
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