ce qui s’était passé pour les livres
crépuscule très sûr

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ou un autreTumulte au hasard  : format

Dans cette ville, il fallait être reconnaissable : on l'était. C'était façons de vêtement, de s'accorder sur la manière de porter un sac, de se raser parfaitement ou pas, d'acheter un journal ou d'avoir tel genre de chaussures plutôt que tel autre. Autrefois oui, il y avait des codes. D'ailleurs, la liberté apparente dont on se revendiquait fort venait du refus des codes plus anciens : qui porterait aujourd'hui une cravate, un costume comme seuls le continuaient obstinément ces gens qui avaient vieilli dans la politique et qu'on n'écoutait plus ? Dans le train, on finissait par se moquer d'eux. Les codes étaient neufs, et on acceptait qu'ils ne commandent pas à tout. On pouvait travailler dans la même pièce, à un même projet, et disposer de codes opposés radicalement. Une façon d'afficher la couleur d'un pull-over, de se dégager de l'obligatoire blue-jean, et on vous donnait votre âge à cinq ans près. Est-ce qu'on aurait pu complètement en finir de ces réflexes ? Quand étaient revenus brutalement les beaux jours, qu'on réapprenait à marcher pour rien, à s'accorder dix minutes de marche sur un boulevard plutôt que s'engouffrer tout de suite aux souterrains, ceux qui se distinguaient par un écart trop prononcé vous faisaient sourire : des chaussures roses pas de votre âge, une tenue strict qui sentait son catéchisme, on aurait tapé gentiment sur l'épaule du type pour le lui dire, que ça n'allait pas. Mais toi, tu te fringuais comment, même dans l'idée que tu n'y accorderais jamais d'attention, que ces trucs-là ça t'avait toujours énervé, qu'acheter une fois l'an un nouveau pantalon était une corvée majeure et ainsi de suite (au point de préférer t'arrêter rapidement dans cette boutique étroite au rez-de-chaussée de la gare, au moins ça allait vite et ça ne te sortait pas de ton chemin : à côté de ça, tu perdais trois heures pour aller dans les magasins de guitare ou amplis d'occasion). Est-ce que ça valait pour les têtes ? Qu'est-ce qu'on voulait en fait de nos têtes ? Est-ce qu'il y avait un modèle de l'année, une idée périssable, et quel rapport avec le monde infini et plastique qu'en recelait le petit monde organique dans le milieu de la boîte d'os ? Dans cette ville, on vous proposait désormais de changer de tête. Il paraît que ce genre d'information, une fois intériorisé par la masse organique où les dispositions de neurones nous permettaient de repérer qu'ici était la reconnaissance et la fonction de telle couleur (toutes les couleurs que nous connaissions, nous savions repérer la disposition spatiale des neurones à elle affectée : mais de semblables et voisines dispositions très particulières des neurones à gestion de couleur les entouraient, pour reconnaître quelle couleur à nous parfaitement inconnue ?), et que semblablement, les modifications qu'on tentait progressivement d'induire pour les visages et cheveux, la façon de tenir les épaules ou de se vêtir, et les chaussures que vous mettiez au pied, tout cela rebondissait mystérieusement sur la façon même d'appréhender le monde et s'y mouvoir. J'essayais. Je me sentais dans une autre peau. Je me percevais déguisé. Et puis on me reconnaissait quand même. Je n'y croyais pas, à leurs théories. Pourtant, à mesure qu'elles prenaient de l'ampleur, sur les trottoirs, à la sortie des établissements scolaires, le matin en croisant ceux qui allaient au bureau, on voyait bien qu'il se passait quelque chose. Si cela allait dans le bon sens ou pas, il était bien trop tôt pour le savoir. Par contre, nous qui en restions à nos fringues informes, on nous le faisait sentir : oui, l'écart grandissait. Parlez-leur, parlez-leur toujours, désormais on vous regardait, on passait son chemin. Il commençait de se passer la même chose que pour les livres.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 6 mai 2006
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