#04 Recto Verso# Le silence baroque

Memoire. Positionner un temps révolu, loin derrière les lignes de l’absence.
Raconter le quotidien des souvenirs oubliés. Il y a des trous par endroits.
L’oubli pour tout départ ?

Tu pars d’où, et où ?

Raconte moi ta vie, tes rencontres littéraires, artistiques, musicales ; tes émois, tes explosions, tes sidérations, tes indignations. Parle moi du mouvement des couleurs, du bouillonnement de la préciosité des tissus, de l’austérité du blanc bref, de tout ce qui forge, émeut, enracine ta vie.

Qu’est-ce que tu nommes “vie” ?

Vivre au bord des abimes, marcher sur des sentiers escarpés

Vivre avec ce désir qui se détourne, m’ignore ?.

Vivre avec des mots qui renferment un vide abyssal ?

Dis-moi pourquoi tu écris, si ce n’est pour raconter ?

Il me faut plus de temps, j’en ai peu.

Justement. Fais les comptes, lâche-toi.

Tu es toujours insatisfait et alors ?

Les autres ne te lisent pas et alors ?

Ils peuvent être des critiques acerbes et alors ?

La poussière est toujours là, elle époussette les mémoires enfuies des siècles perdus.

Un claquement de doigts.

Je connais ton désir, affronter l’instant où l’écriture est dans un total abandon où elle accepte les à-peu-près, caresse les phrases y met le ton, voire se pavane, joue avec toi à cache-cache et encore une fois, s’échappe. Devenir captif d’ une ébauche d’un son d’un signe d’une forme d’une couleur d’un cadre. L’heure n’est plus à la procrastination. L’heure est à l’acceptation, l’heure est au courage, l’heure est au renoncement des faux semblants, l’heure est à déposer tes armes à ses pieds, l’heure est de te dévoiler, l’heure est à aimer sans condition.

Essaie encore. Ici, tu n’as pas le choix.

Un décor lourd pesant de tous ses siècles. dans ma chambre aux murs de pierre, fenêtres hautes ornées de rideaux de velours vert au tombé parfait, brodés de fils d’argent. Noblesse des lieux, blason de famille. Épousseter, nettoyer les poussières inertes ou vivantes, les poussières de sable en flux continu depuis cinq siècles. Les hommes meurent, la poussière reste. Un crucifix de bronze au-dessus du lit austère. Un Christ exsangue, sang et larmes mêlés. Chair meurtrie par sa couronne d’épines, genoux légèrement pliés, pieds et mains cloués dans l’immobilité de la rédemption. Sa tête, délicatement posée sur son bras droit, se reflète dans l’immense miroir italien. Dans son abandon, une ébauche de la Vierge à l’Enfant. Je marche dans la ville sans but précis. J’enjambe le pont Isabel II, le plus vieux pont en fer d’Espagne, il a ete construit par deux ingénieurs français, Ferdinand Bernardet et Gustave Steinacher,
il mène à Triana. Je sais que je rentrerai aux aurores. Nuit brûlante, suffocante. Je marche encore. Toute la ville marche dans la chaleur saharienne de Séville, où la religion est partout. Elle dégouline, condamne, brûle, absout, baptise, s’immisce, oppresse, convertit, excommunie, persécute, met au ban, torture, exécute, accuse avec ou sans preuve, avec, sans jugement. Elle est l’absolu de la déraison. Elle impose, manipule, refuse, endoctrine, contrôle, domine, écrase, viole, interdit, surveille, moralise, espionne, tue, humilie, spolie, corrompt, soumet, exploite, condamnel. Elle instrumentalise, crucifie, immole, flagelle, lapide, martyrise, supplicie, bénit. Elle impose son dogme avec force dans cette ville sensuelle charnelle. Je m’accoude à des comptoirs de bars improbables aux parois enlacées d’azulejos antiques, entremêlées de Vierges extatiques, Vierge des Sept Douleurs, Vierge de la Charite, Vierge des Saintes Angoisses,Vierge du refge,Vierge de l’Esperance Macarena,Vierge de la Vallee, Vierge de l’Esperance de Triana et d’autres figures majeures de l’art baroque une vie religieuse teintée de paganisme, de jambons pendus sagement les uns à côté des autres.Retour sur image, ligne de blazers, cravates, chemises et pochettes blanches dans les arènes une fin d’après-midi ocre, odeurs des Puro, cigares roulés à la main, une tradition, un pur produit cubain aux senteurs de cèdre, chêne, santal, humus, cuir, tabac brut, senteurs masculines, enveloppantes et celles bestiales des taureaux profonds faits à maturité, frisant la perfection physique dans le type de sa race, le taureau épais mais pas gras, avec du cou, une nuque musclée, des cornes, un poitrail massif. Des taureaux courageux formés pour le combat, ils meurent debout, un seul coup d’épée, le torero fait le tour des arènes la foule l’acclame, lui jette des pains de village pour le remercier.La poussière enveloppe tout, partout, en toutes saisons, tout le temps, alors, brosser les robes sévillanes de madame en soie dentelle organza taffetas, leurs couleurs flamboyantes danseront en balayant les sols de terre battue, les costumes de monsieur, les chemises, les cravates, les différentes paires de chaussures y compris les chaussettes et la pochette tout est mis en ordre par de petites mains expertes, souvent des Philippines ou de Puerto Rico, dociles et sans papier. Il faut briller, luire, scintiller, étinceler, rayonner, resplendir et savoir choisir les bars, les connaitre, pour déguster les meilleures tapas, boire, reboire avec son cercle d’ami.es, avec des inconnu.es pris dans la solitude baroque de la ville pour accueillir l’obscurité percée par les voix rauques éraillées des chanteurs de Cante Jondo. Je m’enfonce avec jubilation dans l’ opacité d’un monde interlope, à part, construit pour les initiés.

Je passe ma journée à dessouler.

La nuit, toujours elle, reprend ses aises dans le silence baroque de ma chambre. Je feuillette mon carnet de notes, deux noms Zurbaran et Balenciaga, je prends mon stylo, mes papiers, une veste légère, mes Gitanes. En sortant mes yeux croisent le regard vide du Christ de bronze, astreint à sa souffrance éternelle pour la salvation des hommes. Je suis perplexe.

A propos de Martine Lyne Clop

Ingenieure securite et risques industriels Experte en audits internes et externes Deux masters deux DU. IPRP. Aucun parcours litteraire, mais j'aime passionnément la littérature et l'histoire. J'ecris je lis je fais des collages et de très longues marches. Les ateliers et le travail titanesque de François Bon sont des sources des pistes des portes grandes ouvertes sur des mondes inconnus, un apprentissage quotidien. La lecture de vos publications est un plaisir. Mille mercis.

5 commentaires à propos de “#04 Recto Verso# Le silence baroque”

  1. interrogations fortes pour ce texte d’où il émane une certaine forme d’urgence
    « l’heure est de te dévoiler, l’heure est à aimer sans condition. »
    il faudrait que ce soit ainsi à chaque instant, oui bien sûr…
    ce voyage brûlant dans la ville saharienne nous prend à la gorge, question de poussière et de mort et de souffrance
    le dernier paragraphe nous ramène à la chambre, et retrouver le carnet nous apaise…
    merci Martine pour cette exploration vers le pays brûlant et la peinture de Zurbaran…

  2. « Dis-moi pourquoi tu écris, si ce n’est pour raconter ? » ce que tu écris ensuite  » raconte » magnifiquement ce que d’autres mettent sous le tapis, texte fort, brut, brutal donc sur certains sujets fondamental. merci pour ce coup de pied dans la poussière…

    • Merci beaucoup Eve.
      J’essaie de traduire l’exigence de l’écriture qui envahit peu a peu mon univers. Difficile injonction Raconte.
      Bonne journee

  3. Le premier mot qui me vient à la lecture ce texte , c est « richesse » , des images , des émotions , des couleurs , des arts , merci pour ce voyage en écriture …

  4. Merci beaucoup Carole d’apprécier le voyage de cet homme en recherche, de quoi, il ne sait pas trop un peu perdu dans sa vision baroque de Séville. Il y a une suite, je ne sais pas trop si la rajouter, elle est hors consigne.
    Encore merci.
    Bonne journée