vers un écrire/film #05 | le rideau de douche d’Alfred

Je veux saisir cet instant précis où Alfred entend le cri de Manon, cet instant précis où le rideau de la douche s’écarte, cet instant où elle la voit et hurle. Il travaille depuis six jours sur cette prise, il sent qu’il tient quelque chose. Il veut enregistrer la peur animale, l’effroi qui nous habite tous, le cri qu’on ne peut empêcher, le cri qui surprend celui qui crie, le cri qui effraie celui qui cri, comme si ce cri validait la raison de sa peur. Il veut qu’à ce cri, réponde d’autres cris, ceux des voyeurs, ceux qui à l’abri de la salle obscure, verront Manon enlever son peignoir, le poser sur le couvercle des toilettes, monter la marche de la cabine de douche, ouvrir l’eau, prendre le savon, se savonner les mains, puis le corps. Il veut qu’ils soient mal à l’aise, gênés et excités en même temps, que ces gestes de toilettes, ils les fantasment, ils en rajoutent, que là à l’abri du regard des autres, ils profitent de ces images, qu’ils les gravent sur leurs rétines, alors quand ils sauront pris dans leurs fantasmes devant ce beau corps de femme, que ces hommes et ces femmes seront là, dans cette zone inconfortable et interdite, cet endroit qu’ils se cachent à eux même, alors il sait qu’ils sauront fragiles, disponibles, sensibles, alors viendra le temps de la peur et du sang et ils se souviendront de ses images très longtemps.

Je veux saisir cet instant précis où Alfred entend le cri de Manon, cet instant précis où le rideau de la douche s’écarte, cet instant où elle la voit et hurle. Elle essaie, elle convoque ces pires souvenirs, les rats, les araignées, le feu, mais cela ne fonctionne pas, elle le sent, il manque la surprise, ce lâcher prise, cet incontrôle. Les expressions du visage, les gestes, elle a eu l’occasion de les travailler depuis son plus jeune âge. Elle passait des week-ends devant sa glace, à avoir l’air, à faire semblant d’être, toutes les émotions y passaient. Mais le cri de la peur, la peur totale, la peur de mourir, la peur de souffrir, non cela, elle ne l’avait jamais simulé, pourtant dans sa vie de femme elle avait eu l’occasion de simuler des cris. Mais pas celui-ci, pas ce hurlement, cette bestialité, cette part elle l’avait oublié, cachée comme nous tous, pour faire sortir ce cri, il fallait qu’elle occulte pendant quelques instants ce qu’elle était, c’est-à-dire une femme, il fallait qu’elle devienne ou redevienne un simple mammifère. Alors elle y retourne, prêt à échouer de nouveau, elle enlève son peignoir, le pose, monte dans la douche, ouvre le robinet, se met sous l’eau, elle commence à se savonner et elle hurle, son cœur bondit hors de sa cage thoracique, l’eau est glacée.

Je veux saisir cet instant précis où Alfred entend le cri de Manon, cet instant précis où le rideau de la douche s’écarte, cet instant où elle la voit et hurle. Ce film, il ne l’a jamais vu entièrement, il y a toujours ces moments où il s’éclipse, ces moments de gêne, cette peur qui l’attend, il sait ce qui va advenir, il se prépare, mais cela ne change rien, il bondit de son siège avant que le rideau bouge, avant que la silhouette de vieille femme apparaisse. Il est parti, il s’est déplacé, quelque chose l’a déplacé, l’a animé contre sa volonté, ou plutôt sans sa volonté. Il ne peut s’empêcher de revenir vers l’écran, il est aimanté, il veut voir sa frayeur, les coups de couteau, le sang qui se mélange à l’eau, son corps nu sur le sol, il s’assoit, il est soulagé, il aimerait fumer une cigarette, mais cela fait bien longtemps qu’il a arrêté, il ne comprend pas pourquoi il a cette envie maintenant. Le film continu, il le regarde de loin.

Je veux saisir cet instant précis où Alfred entend le cri de Manon, cet instant précis où le rideau de la douche s’écarte, cet instant où elle la voit et hurle. Le film a eu un succès considérable, pourtant, les acteurs ne sont pas extraordinaires, l’histoire non plus. Le scénario est étrange, l’héroïne du film est assassinée au milieu du film, le spectateur qui s’est attaché à cette jolie femme assiste à son assassinat. Après cette scène le spectateur regarde sa montre et se demande, mais que va-t-il se passer maintenant ? La réussite de ce film est double : technique, par les effets créer avec la caméra (la connaissance du cinéma muet d’Alfred est immense), par le montage, par l’utilisation de la musique, et c’est aussi une réussite « psychologique » le cinéaste entre dans notre tête, il nous oblige à imaginer le hors champ, un hors champ sexuel dans certaines scènes et un hors champ horrifique dans d’autres scènes. Le cinéma, après ce film ne sera plus le même, les spectateurs qui auront goûté à cette immersion, ne pourrons plus rester au sec. Par la construction et la façon de raconter cette histoire, Alfred a changé l’histoire du cinéma, l’alphabet du cinéma s’est enrichi de plusieurs lettres, Psychose est le premier film en noir et blanc que le spectateur verra en couleurs dans ses souvenirs et il entendra longtemps ce cri et ces coups de couteau appuyé par cette musique.

A propos de Laurent Stratos

J'écris. Voir en ligne histoire du tas de sable.

5 commentaires à propos de “vers un écrire/film #05 | le rideau de douche d’Alfred”

  1. Revenir sur cette scène en particulier, 45 secondes tant travaillée par Alfred sur storyboard, plus d’une semaine de tournage, les cordes de Herrmann, ce gros plan inimaginable sur cette œil vide; oui « le cinéma, après (ce film) ne sera plus le même ». Merci Laurent.

  2. Si bien choisi cet instant précis et si bien développé. Un grand moment de lecture. Merci, Laurent Stratos.