# 40 Jours # 23 | Le Spectre

C’est de leur faute, je veux juste qu’on me respecte. La première fois c’était la semaine dernière, je venais de traverser les appartements au rez-de-chaussée des immeubles neufs près de l’hôpital, les gens me saluent, mais pas toujours. Le dernier appartement était inoccupé depuis plusieurs mois. Ce matin-là, il y avait une petite vieille, qui venait d’aménager. Elle était de dos en train de boire un bol de café. Je me suis dit : elle aussi elle va s’habituer, alors, frappe un grand coup, j’ai plongé dans le sol, j’ai bien bien calculé, je suis ressorti pile dans son bol, la tête en premier, j’ai fait la pire grimace que je sais faire et j’ai hurlé. Elle s’est mise à hurler, elle aussi, ça faisait plaisir à entendre. Je suis entré en elle, j’ai vu son cœur faire un bond. Après elle a commencé à changer de couleur, je n’ai pas traîné. Je suis le « Spectre  ».  Ne m’enviez pas, cela n’a pas que des avantages. Les gens autour de vous s’habituent, vos pouvoirs ne les étonnent pas longtemps. Tous les jours je vais au port. Je monte sur les bateaux, j’aime les jours de brume, les nuits noires, les aubes pâles. Ce matin, je saute dans l’appartement du dessous, quelquefois j’y crois le jeune étudiant qui loge là, il est souvent à sa table tout seul, il mange des céréales. Je n’ai pas le temps de discuter, alors je lui lance un » bonjour » rapide, il me répond d’un « salut », et je plonge dans l’appartement du rez-de-chaussée, souvent madame est sortie, il ne reste que monsieur, qui regarde la télé, je le salue, lui il me répond par un « PFFF » méprisant. Je voudrais le voir traverser des murs, ce crétin. Je traverse le mur derrière lui et je file tout droit. Bien sûr je vais tomber sur des passants , c’est assez déplaisant de traverser des corps, à chaque fois j’ai une impression poisseuse, ils pourraient s’écarter, ils me voient avancer, ils ne bougent pas. Le respect, ils ne connaissent pas. Si je traverse le corps d’une jeune étudiante, bien sûr, elle va lancer des petits cris aigus, et me traiter de dégénéré, la tolérance ils ne la connaissent pas non plus. Tous les matins je passe, par là, ils me voient, ce n’est pas une surprise. Moi je ne fais pas de détour, j’ai un pouvoir, cela m’oblige, j’ai un droit de passage. Si je tourne comme tout le monde, à quoi ils me servent mes pouvoirs. J’ai envie d’inspirer le respect, que les autres me craignent, c’est pour ça, que j’ai dérapé. Il y a des périodes de ma vie où je suis dans un état solide, comme tout le monde, j’évite les murs, je monte des escaliers, j’ouvre des portes et je marche, c’est épuisant la vie des gens ordinaires, plus personne ne me craint, j’ai l’impression d’être invisible.

A propos de Laurent Stratos

J'écris. Voir en ligne histoire du tas de sable.