#40jours #38 | méandres

La rentrée dans Vienne se fait comme dans n’importe quelle ville européenne cyclable. Piste séparée de la route, longeant un canal, verdure. Celui-ci se glisse ensuite discrètement dans la ville, les berges sont des travées couvertes de graffitis, avec des arbrisseaux écarquillant les crépis et les dalles. Depuis les quais engoncés dans le béton, la ville ne se laisse apercevoir que par bribes, des immeubles plus ou moins modernes, des grues, des piliers, des barrières métalliques, des rampes, des personnes assises sur des bancs, des escaliers. Il fait chaud, je choisis de rester à l’abri, profitant souvent de l‘ombre des ponts ou des murs, je traverse ainsi la ville en regardant défiler les graffitis comme dans le métro; sans trop m’y attarder, en appréciant la sensation de mouvement. Après des tours, des espaces de plaisance, une plage naturiste, un port pétrolier, j’arrive un peu à ma surprise dans une réserve naturelle, riche en oiseaux: la piste court tout droit sur une digue surplombant des prairies et des forêts alluviales. Je croise un marcassin esseulé, au poil mouillé et ébouriffé. Le Danube est au loin à droite, l’environnement est marqué par la présence du fleuve sans qu’il soit directement visible. Je file ainsi jusqu’à rejoindre des cultures, puis une route traversant la frontière, matérialisée géographiquement par une modeste rivière, la Morava. On pourrait la traverser aujourd’hui de quelques brasses nonobstant la vase. Autrefois elle faisait partie du rideau de fer. Jusqu’en 2007 elle fut une frontière de l’espace Schengen. Le poste-frontière est maintenant vide, les herbes folles entourent les guérites. Enfant, les histoires de rideau de fer constituaient un mystère souvent questionné, jusqu’à l’émotion de 1989, qui au-delà des écrans de télévision traversa le visage de nos professeurs et des adultes autour de nous. Aussi rouler simplement à vélo à cet endroit, sans histoire, c’est un plaisir simple, une chance égoïste dans l’histoire. Vienne et Bratislava ne sont distantes que de 60 kilomètres.

Je longe la seconde capitale danubienne sur la berge qui lui fait face. Une rencontre me conseille de continuer côté hongrois vers la plaine alluviale du vieux Danube et ses méandres, plutôt que le long du canal de dérivation d’un barrage. Ces tresses d’eaux en apparence abandonnées auraient aussi pu disparaître sous un projet bien plus important d’inspiration soviétique. Il a été finalement abandonné côté hongrois à la suite de la chute de l’URSS, non sans tension depuis entre les deux pays voisins, alors que des travaux avaient été commencés. Une petite partie de la rive sud est slovaque, héritage des traités signés à Versailles après la Première Guerre mondiale. Juste après le barrage, construit finalement dans une version restreinte et modifiée pour tenir à l’intérieur de ce territoire, la frontière vient prendre place sur le lit central du Danube.

Je passe sur la rive droite cette ligne frontalière qui se matérialise cette fois par une simple barrière, un panonceau, et surtout le passage de l’asphalte à un chemin. Un passage en sentier permet pour les piétons et les vélo de contourner la barre. J’ai ensuite rapidement la sensation de me perdre. La piste a été rechargée en gravier et cailloux, sans être tassée ; elle devient vite éreintante. Elle longe sur une digue des boucles d’eau, des bras morts, des étangs ; à droite parfois de petits campings familiaux avec cannes à pêche et barbecue de friture. J’explore des chemins boueux, rapidement en partie inondé, des eaux stagnantes, desquelles s’élèvent des peupleraies, des saules, des arbres tordus les troncs dans la vase. Une plume de duvet blanche flotte à la surface, une barque est à moitié enseveli par le marécage. Plus loin, je traverse prudemment un long gué bordé de roseaux, sans me mouiller les pieds grâce au vélo couché auquel je rends grâce de cet avantage auquel je n’avais pas pensé. Je retrouve un chemin qui longe le chenal principal domestiqué (un amas de sacs poubelles déchirés et de canettes en témoigne contre un monument en hommage au Pilote du Danube adapté en film), puis des routes goudronnées. Je traverse le fleuve entre les deux pays. Avant le pont, après une barrière de passage à niveau pointant depuis longtemps le ciel, il reste un bâtiment abandonné, en ruine, décrépi. La peinture du plafond s’écaille, des filtrations d’humidité dessinent des auréoles, les vitres ne sont plus là, reste une armature en fer rouillé, des inscriptions inspirées sans doute de la crise économique de 2008.

Codicille : on retrouve cette zone parcourue à vélo dans l’autre sens dans le livre Sur la route du Danube de Daniel Ruben, avec plus de détails historiques, géopolitiques, et toponymiques (Dunakiliti : la serrure du Danube).

A propos de Laurent V.

J'avais participé avec plaisir et découvertes à des ateliers d'écriture "papier-table-stylo" au tout début des années 2000, j'en avais animé aussi alors étudiant shs, ensuite j'ai surtout fait du vélo dans la ville comme travail, et en dehors en vacances, tout en continuant un peu à lire, notamment grâce au numérique ! Présence web : un compte insta renvilo , et un site pour rendre disponibles des vieux textes des premiers cyclotouristes : velotextes .

3 commentaires à propos de “#40jours #38 | méandres”

  1. Oui un beau parcours. Les descriptions sont très belles, visuelles, précises (cela me fait penser un peu à Jean Rolin). Grand plaisir à lire ce texte

    • Merci ! La photo de poste frontière abandonné en réponse à la proposition a guidé le point d’arrivée du texte, le fleuve frontière caché derrière ses marécages et ses boucles aurait pu donner quelque chose aussi.